L’héritage maudit/Chapitre II

, o. f. m.
La Tempérance (p. 13-20).

II

Ambroise Larrivée — le père Braise comme on l’appelait — grand homme droit et sec, passant la soixantaine, était maire de la paroisse de St-Y… Laval.

Après avoir largement aidé ses sept premiers garçons à s’établir (deux autres étant morts jeunes l’année de la grosse picotte), il était resté très à l’aise, gardant près de lui son dixième fils, auquel il voulait donner son bien et près duquel il espérait finir ses jours. Ce dernier, Louis, mourut à l’âge de 18 ans, laissant son père seul, aussi embarrassé que peiné. Le père Braise qui se trouvait encore trop robuste et surtout trop attaché à sa terre pour aller vivre de ses rentes au village, résolut de garder son bien pour Céline, sa fille unique, alors du pensionnat. Elle reprendrait les rênes du gouvernement de la maison, abandonnées à Mérance depuis la mort de sa femme.

Pour se soulager un peu du poids des travaux les plus lourds, le vieillard avait pris un homme engagé. Et vraiment il avait eu la main heureuse. Toujours le premier au travail, plein de zèle pour les intérêts du bien, France professait encore un respect tout filial pour son maître. Aussi, le père Braise ne se gênait-il pas de répéter à qui voulait l’entendre, que France était un garçon dépareillé.

À la vérité, ce n’était pas un engagé ordinaire que François Milette. Troisième fils d’un meunier de la paroisse, plus riche d’enfants que d’écus ; petit, brun, les épaules larges, il aurait pu cependant reprocher à Dame Nature de ne s’être guère montré prodigue de ses dons à son égard. Il était « laid à jouer avec » comme disait Mérance. Il était d’ailleurs le premier à en rire, quoiqu’il éprouvât toujours une certaine timidité en présence du beau sexe. Comme il arrive d’ordinaire toutefois, cette absence d’attraits extérieurs était largement compensée par de grandes qualités du cœur et de l’âme.

France aurait pu suivre ses frères dans les bois du nord, et s’y tailler comme eux, un large domaine. Il pensa, au contraire, qu’il fallait quelqu’un pour remplacer dans la paroisse ceux qui délaissent la terre.

Pour se préparer à une acquisition de ce genre, il n’avait pas hésité à se rendre aux États-Unis avec l’intention bien ferme de revenir. À Lowell, par un travail continu de cinq années, et grâce à l’économie de sa vie rangée, il amassa une jolie somme qu’il sut prêter à de bons intérêts dans sa paroisse même, Précisément à l’époque de son retour, le père Braise cherchait un homme ; France était entré à son service, se proposant bien d’acquérir cette belle propriété.

France était en service depuis deux années, lorsque Céline sortit du pensionnat, apportant dans la maison de son père un peu de la joie et du soleil de ses 18 ans. Deux autres années s’écoulèrent au cours desquelles il n’y a rien de saillant à mentionner.

Au début de la cinquième année, un jour que, après avoir couru les érables avec le père Braise, il se disposait à le laisser à la cabane pour faire bouillir, France lui annonça brusquement sa volonté de partir.

Le père Braise, très surpris, le regarda avec de grands yeux et ne put tout d’abord répondre que par un : « Tu l’diras plus ! » Remis de son étonnement, il lui demanda la raison de ce départ ; mais il ne put obtenir d’autre réponse que la promesse de retarder sa fugue jusqu’après les semences.

Il ne faut pas se demander si, tout en faisant bouillir, cette nuit-là, le père Braise édifia et renversa des hypothèses sur cette décision intempestive. N’ayant pas trouvé dans toutes ses suppositions de prétextes plausibles à ce départ, le lendemain il consulta Mérance pour qu’elle l’aidât à orienter ses recherches. Celle-ci qui, comme elle le disait « remerciait chaque jour le Seigneur de lui avoir donné de bons yeux… et des lunettes, pour tout voir » fit part à son frère de ce qu’elle avait soupçonné depuis longtemps : France aimait Céline.

Il serait exagéré de dire que le bon vieux ne fut pas surpris ; mais il ne fut que surpris. Il pensa avec raison que France n’était pas un engagé dans le sens ordinaire du mot, puisqu’il était plutôt le serviteur d’une idée que celui d’un homme. Il reconnut que sa position sociale n’était pas inférieure à celle des autres prétendants possibles à la main de Céline, et que, partant, son amour n’avait rien d’offensant pour elle. Il ne pouvait cependant pas désigner France à sa fille. Il s’était promis qu’elle se marierait à l’homme de son choix ; libre à lui, cependant, de l’éclairer sur ce choix. Au fond de sa pensée, le père Braise qui n’était rien moins que romanesque, doutait que l’amour prétendu de France pour Céline, fut la véritable raison de ce départ. Il se promit d’ouvrir l’œil en attendant une occasion favorable de se mieux renseigner.

Les semences furent commencées et France y déploya son ardeur ordinaire. Elles se terminèrent et furent suivies de ces mille petites besognes que chaque saison ramène sur une ferme. Et France ne partait toujours pas.

Il n’était pas du tempérament du père Braise de se complaire aux situations équivoques et aux cas embrouillés. Aussi crut-il bon de brusquer les choses. Il résolut d’amener France, par une voie détournée, à lui faire son aveu, si aveu il y avait à faire.

On était au mois de juin. Un dimanche après les vêpres, ils partirent tous deux pour faire une visite à leurs champs où commençaient à pointer, d’un vert laiteux, les tiges fines des blés. Du haut de la butte où ils parvinrent bientôt, tout le bien leur apparaissait dans le silence émouvant, peuplé de lumière et des mille vibrations de la vie qui sourdait du sol et courait les champs.

Là-haut, collée sur le ciel pur comme des yeux de madone, la forêt — le bois comme on dit plus communément — avec les rangs serrés de ses érables grises, aux branches desquelles craquaient des bourgeons roses. Puis les enclos des pâturages, où les chaumes usés se rapiéçaient de vert tendre. Plus bas, traversant les pièces ensemencées, les lignes de chemin de fer, où les wagons apparaissaient de loin comme des jouets puérils traînés par des ficelles invisibles. Puis, la maison, les bâtiments, avec le jardin et les prairies, jusqu’aux coteaux baignant leurs pieds dans la rivière aux méandres capricieux.

Accoudés sur le bras d’un petit pont, le père Braise et France supputaient la belle venue de tel morceau, le bon rendement de telle autre pièce. Ils faisaient des comparaisons avec les années passées, des projets pour les années suivantes. Le vieillard parlait avec des mots graves, des gestes sobres, accompagnés de hochements de tête suivis de longs silences. Quant à France, d’ordinaire peu communicatif, il était devenu presque éloquent. Il y mettait une sorte de grandeur, parce que son amour et son enthousiasme s’en mêlaient.

Le père Braise l’écoutait. Une joie intense envahit peu à peu son âme. France aimait donc toujours la terre ! Et ce n’était pas le dégoût de cette vocation patriarcale qui le poussait à déserter son poste d’honneur ? Rajeuni par la ferveur communicative que cette pensée réconfortante mettait en lui, le père Braise se prit à raconter, comme s’il se parlait à lui-même, les phases de son grand amour d’un demi-siècle pour son bien. Il dit les joies pures dont la terre avait fleuri son existence, en échange de ses soins mercenaires. Devant elle, il ne voyait ni maître ni serviteur, car après tout, la terre n’appartient qu’à Dieu, il se reconnaissait le gérant de cette infime portion confiée à ses soins pour ce peu de temps qu’est la vie. Comme il avait reçu cette terre de ses ancêtres, de même il devait la rendre à ses enfants. Si, pour remplir ses devoirs envers elle, il avait besoin d’aides, il ne voyait pour tous qu’un même devoir dans un même intérêt et un même amour. Et d’un geste large, embrassant tout le bien : Voilà, après Dieu, dit-il, celui que nous servons !

Puis après un long silence, se tournant vers France :

— Puisque tu aimes toujours la terre, dis-moi donc pourquoi tu veux partir ?

Pris au dépourvu, France balbutia quelques paroles inintelligibles et demeura court.

— Je vais te le dire, moi, reprit le père Braise en plongeant son regard dans le sien ; tu aimes Céline ?

— Qui vous a dit cela ?

— Hé ! mon pauvre France, on ne vit pas 70 ans à regarder les étoiles. J’ai eu ton âge moi aussi, et à cet âge-là, il est des silences qui en disent plus que de longs discours.

France resta d’abord confondu, écrasé. Après un moment d’hésitation et de dernière lutte, le jeune homme dit d’une voix sourde, comme s’il eût craint de s’entendre lui-même, qu’il avait commencé à aimer Céline, comme cela, sans savoir. C’était venu tout seul. Il avait d’abord cherché à éteindre en lui ce nouveau feu, si étrange ; mais il lui semblait qu’au contraire, il renaissait plus fort chaque jour. Aux heures d’exaltation, des dialogues animés pétillaient en lui comme des étincelles. Il ajoutait, en souriant tristement, qu’il y avait le double rôle de faire les demandes et les réponses. Il avoua même qu’il pleurait quelquefois, à la pensée qu’il ne saurait jamais se faire aimer. Il avait cru un jour pouvoir tout dire spontanément au père Braise ; mais ce fut une résolution comme celles que prennent les malades aux heures de crises, et qu’ils abandonnent dans le cabinet du chirurgien. Il avait alors voulu partir, bien qu’il en souffrirait, et précisément parce qu’il souffrirait davantage encore de rester… Il disait tout cela avec une humble ingénuité qui rendait touchantes ses moindres paroles, ses hésitations même.

Il est difficile de douter de la sincérité des yeux qui pleurent et des cœurs qui saignent. Le père Braise écoutait, sans l’interrompre, pendant que la mélancolie indulgente du crépuscule sortait du bois et s’approchait d’eux pour les envelopper. À un moment du récit, le vieillard passa même la manche de sa chemise sur sa joue en regardant le ciel ; et cependant il ne pleuvait pas… Il s’apercevait alors, le père Braise, que la laideur typique de France, lui avait peut-être valu de garder son âme candide, préservée jusque là des ordinaires écarts de son âge, et de ses déceptions hâtives. Les peines de cœur viennent toujours trop vite ; elles sont comme la première gelée qui gâte en une nuit les fleurs délicates. Sans doute, la plante n’est pas morte ; elle poussera d’autres rejetons ; mais le rameau flétri ne reverdira plus…

— Quel âge as-tu ? demanda brusquement le vieillard.

— Vingt-sept ans à la Saint-Michel.

— Je voudrais bien pouvoir en dire autant, murmura-t-il en se redressant. Puis, reprenant le chemin de la descente, tout en marchant, et avec un doux sourire sur son visage fripé et distendu, le père Braise permit à France d’attirer l’attention de Céline, de se faire aimer, s’il le pouvait. Il y mettait une condition expresse pourtant ; celle de ne pas souffler mot à sa fille de cet entretien.

— Recommande-toi à tous les saints, lui dit-il en terminant, et à sainte Céline si tu veux. Mais pas à la mienne ; c’est entendu.

Les deux hommes arrivaient à la porte de la maison. France ne sachant comment exprimer toute sa reconnaissance trouva ces paroles qui disaient tout :

— Bien, vous savez, père Braise, des maîtres comme vous, il y en a pas des tas.

Le soir tombait. Un peu de rose effleurait encore les lucarnes et les cheminées de la maison, dont la silhouette toute noire était percée par la lumière jaune de la lampe, En bas, dans la petite route, l’ombre était déjà toute violette : c’était presque la nuit,

Ils entrèrent.