L’esclavage en Afrique/Chapitre IX

CHAPITRE IX

Décret Beylical du 9 Chaoual 1307 (28 mai 1890)


Louanges à Dieu.

Nous, Ali Pacha Bey, possesseur du royaume de Tunis,

Vu le Décret de Notre Glorieux Prédécesseur, Sidi Ahmed Bey, du 25 Moharrem 1262 (23 janvier 1846) portant que, par les plus hautes considérations de religion, d’humanité et de politique, l’esclavage ne sera plus reconnu dans la Régence ;

Considérant que, depuis lors, d’expresses recommandations de nos prédécesseurs ont supprimé les marchés d’esclaves, ordonné que tous ceux qui étaient venus dans la Régence en cette qualité, y seraient affranchis et décidé que les Caïds devraient, sous les peines les plus sévères, signaler au Gouvernement les actes d’esclavage qui arriveraient à leur connaissance ;

Vu, notamment, la circulaire de Notre Premier Ministre, du 5 Redjeh 1304 (29 juin 1887), adressée aux Cdids par Notre ordre et renouvelant ces prescriptions ;

Considérant que Nous tenons à honneur de Nous associer aux nobles pensées qui ont inspiré le Décret du 25 Moharrem 1262 (23 janvier 1846) et qu’il ne peut être que profitable de réunir en une seule, les diverses réglementations existantes qui interdisent et punissent l’esclavage dans Nos Etats,

Avons décrété ce qui suit :

Art. 1er. — L’esclavage n’existe pas et est interdit dans la Régence ; toutes créatures humaines, sans distinction de nationalités ou de couleurs, y sont libres et peuvent également recourir, si elles se croient lésées, aux lois et aux magistrats.

Art. 2. — Dans un délai de trois mois à partir de la promulgation du présent décret, tous ceux qui emploieront en domesticité dans Nos Etats des nègres ou des négresses, devront, s’ils ne l’ont déjà fait, remettre à chacun d’eux un acte notarié visé par le Cadi ou, à son défaut, par le Caïd ou son représentant, établi aux frais du maître et attestant que le serviteur ou la servante est en état de liberté.

Art. 3. — Les contraventions à l’article précédent seront punies par les tribunaux français ou indigènes, selon la nationalité du délinquant, d une amende de 200 piastres à 2,000 piastres.

Art. 4. — Ceux qui seront convaincus d’avoir acheté, vendu ou retenu comme esclave une créature humaine seront punis d’un emprisonnement de trois mois à trois ans.

Art. 5. — L’article 463 du Code pénal français sera applicable aux délits et contraventions prévus par le présent décret. L’art. 58 du même code sera applicable en cas de récidive.

Vu pour promulgation et mise à exécution,
Tunis, le 29 mai 1890.
Le ministre plénipotentiaire, résident général de la République Française.
J. Massicault.

Pour toute personne un peu au fait des choses africaines, en général, et musulmanes en particulier, les peines portées aux articles 3 et 4 sont absolument dérisoires et prouvent que le législateur tunisien, si rigide pour d’autres crimes ou délits, de bien moindre importance, se montre vraiment d’une indulgence singulière lorsqu’il s’agit d’esclaves.

Que les marchands et détenteurs de marchandises humaines se rassurent bien vite, il y aura encore de beaux, de bien beaux jours pour eux et leur commerce clandestin en Tunisie !

Renvoyer les coupables devant les Tribunaux indigènes, dont le curieux fonctionnement et la corruption sans égale ne sont un mystère pour personne de l’autre côté de la Méditerranée, équivaut à classer purement et simplement les rares affaires qui se produiront.

Nous disons rares parce que nous avons la conviction inébranlable que jamais Cadi ou Caïd ne trahira un seul de ses coreligionnaires. *

Et l’amende de 200 à 2,000 piastres ! Certes voilà des chiffres bien ronflants pour tous ceux qui ne savent pas que la piastre tunisienne est une monnaie de compte valant : 0 franc, 62 centimes, 6 millièmes !

Trois mois à trois ans de prison ! Voilà tout ce que le législateur tunisien a pu découvrir pour châtier les vendeurs et les acheteurs d’esclaves. Trois mois à trois ans de prison alors que le bagne eût à peine suffi, puisqu’après tout les coupables méconnaissent depuis quarante-trois an le décret de 1846 !

L’article 5 du décret de 1890 porte :

L’article 463 du code pénal français sera applicable aux délits et contraventions prévus parle présent décret. L’article 58 du même code sera applicable en cas de récidive.

Voici le texte du code français :

Art. 463 § 4 et 5. — Dans le cas où le code prononce le maximum d’une peine afflictive, s’il existe des circonstances atténuantes, la cour appliquera le minimum de la peine ou même la peine inférieure. — Dans tous les cas où la peine de l’emprisonnement et celle de l’amende sont prononcées par le Code pénal, si les circonstances paraissent atténuantes, les tribunaux correctionnels sont autorisés, même en cas de récidive, à réduire l’emprisonnement même au-dessous de six jours et l’amende même au-dessous de seize francs ; ils pourront aussi prononcer séparément l’une ou l’autre de ces peines, et même substituer l’amende à l’emprisonnement sans qu’en aucun cas elle puisse être au-dessous des peines de simple police. Dans le cas où l’amende est substituée à l’emprisonnement, si la peine de l’emprisonnement est seule prononcée par l’article dont il est fait application, le maximum de cette amende sera de trois mille francs.

Art. 58. — Les coupables condamnés correctionnellement à un emprisonnement de plus d’une année seront aussi, en cas de nouveau délit ou de crime qui devra n’être puni que de peines correctionnelles, condamnés au maximum de la peine portée par la loi, et cette peine pourra être élevée jusqu’au double : ils seront de plus mis sous la surveillance spéciale du gouvernement pendant au moins cinq années et dix ans au plus.

Ainsi d’un côté le décret beylical de 1890 admet les circonstances atténuantes et de l’autre a souci des récidivistes !

Le texte de l’article 3 nous paraît trop amphibologique :

« Les contraventions à l’article précédent seront punies par les Tribunaux Français ou indigènes, selon la nationalité du délinquant, etc.

Ne tendra-t-il peut-être pas à faire supposer plus tard, qu’en 1890, des Français ou des individus se réclamant de la qualité de Français, furent assez vils pour rivaliser avec les indigènes Tunisiens, vendre ou posséder comme eux des esclaves !

(Il nous a été donné une seule fois de rencontrer un ancien négrier français, devenu, après la chute du Gouvernement du Maréchal de Mac-Mahon, adjoint, puis maire d’une commune de Bretagne, par le fait de ses idées écarlates. Il répondait au nom d’un poisson d’eau douce, carnassier comme lui et aussi nuisible que lui pour les êtres de son espèce.)

Si le législateur Tunisien avait, en toute sincérité, tenu à combler la lacune qui existe naturellement dans le « Qanoun el jemaïat ou el jeraïm ». il eût assimilé de semblables crimes à ceux qui sont visés et punis, comme ils le méritent, par les articles 300, 302, 303, 304, 309, 310, 311, 316, 317, 330 à 335, 341 à 344 numéro 2, 345, 354 à 358 du code pénal français auquel il faisait déjà deux emprunts.

L’application rigoureuse de ces articles eût été la meilleure des répressions et eût fait, une fois de plus, briller la supériorité de nos lois, aux yeux des populations musulmanes placées sous notre Protectorat.

Passons rapidement en revue ces articles :

Art. 300. — Est qualifié infanticide le meurtre d’un enfant nouveau-né.

Art. 302. — Tout coupable d’assassinat, de parricide, d’infanticide et d’empoisonnement, sera puni de mort, etc.

Art. 303. — Seront punis comme coupables d’assassinat, tous malfaiteurs, quelle que soit leur dénomination, qui, pour l’exécution de leurs crimes, emploient des tortures ou commettent des actes de barbarie.

Art. 304. — Le meurtre emportera la peine de mort, lorsqu’il aura précédé, accompagné ou suivi un autre crime.

Art. 309. : — Tout individu qui, volontairement, aura fait des blessures, ou porté des coups, ou commis toute autre violence ou voie de fait, s’il est résulté de ces sortes de violences une maladie ou incapacité de travail personnel pendant plus de vingt jours, sera puni d’un emprisonnement de deux ans à cinq ans et d’une amende de seize francs à deux mille francs, etc. — Quand les violences ci-dessus exprimées auront été suivies de mutilation, amputation ou privation de l’usage d’un membre, cécité, perte d’un œil, ou autres infirmités permanentes, le coupable sera puni de la réclusion. — Si les coups portés ou les blessures faites volontairement, mais sans intention de donner la mort, l’ont pourtant occasionnée, le coupable sera puni de la peine des travaux forcés à temps.

Art. 310. — Lorsqu’il y aura eu préméditation ou guet-apens, la peine sera, si la mort s’en est suivie, celle des travaux forcés à perpétuité ; si les violences ont été suivies de mutilation, amputation ou privation de l’usage d’un membre, cécité, perte d’un œil ou autres infirmités permanentes, la peine sera celle des travaux forcés à temps ; dans le cas prévu par le premier paragraphe de l’article 309, la peine sera celle de la réclusion.

Art. 311. — Lorsque les blessures ou les coups ou autres violences ou voies de faits n’auront occasionné aucune maladie ou incapacité de travail personnel de l’espèce mentionnée en l’article 309, le coupable sera puni d’un emprisonnement de six jours à deux ans et d’une amende de seize francs à 200 francs, ou de l’une de ces deux peines seulement. S’il y a eu préméditation ou guet-apens, l’emprisonnement sera de deux ans à cinq ans, et l’amende de cinquante francs à cinq cents francs.

Art. 316. — Toute personne coupable du crime de castration subira la peine des travaux forcés à perpétuité. — Si la mort en est résultée avant l’expiration des quarante jours qui auront suivi le crime, le coupable subira la peine de mort.

Art. 317. — Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, violences, ou par tout autre moyen, aura procuré l’avortement d’une femme enceinte, soit qu’elle y ait consenti ou non, sera puni de la réclusion, etc.

Art. 331. — Tout attentat à la pudeur consommé ou tenté sans violence sur la personne d’un enfant de l’un ou de l’autre sexe, âgé de moins de treize ans, sera puni de la réclusion. — Sera puni de la même peine l’attentat à la pudeur commis par tout ascendant sur la personne d’un mineur, même âgé de plus de treize ans, mais non émancipé par mariage.

Art, 332. — Quiconque aura commis le crime de viol sera puni des travaux forcés à temps. — Si le crime a été commis sur la personne d’un enfant au-dessous de l’âge de quinze ans accomplis, le coupable subira le maximum de la peine des travaux forcés à temps. — Quiconque aura commis un attentat à la pudeur consommé ou tenté avec violence contre des individus de l’un ou de l’autre sexe, sera puni de la réclusion. — Si le crime a été commis sur la personne d’un enfant au-dessous de l’âge de quinze ans accomplis, le coupable subira la peine des travaux forcés à temps.

Art. 333. — Si les coupables sont les ascendants de la personne sur laquelle a été commis l’attentat, s’ils sont de la classe de ceux qui ont autorité sur elle, s’ils sont ses instituteurs ou ses serviteurs à gages ou serviteurs à gages des personnes ci-dessus désignées, etc. ; ou si le coupable, quel qu’il soit, a été aidé dans son crime par une ou plusieurs personnes, la peine sera celle des travaux forcés à temps, dans le cas prévu par le paragraphe 1er de l’article 331, et des travaux forcés à perpétuité, dans les cas prévus par l’article précédent.

Art. 334. — Quiconque aura attenté aux mœurs, en excitant, favorisant ou facilitant habituellement la débauche ou la corruption de la jeunesse de l’un ou l’autre sexe au-dessous de l’âge de vingt-et-un ans, sera puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans, et d’une amende de cinquante francs à cinq cents francs. — Si la prostitution ou la corruption a été excitée, favorisée ou facilitée par leurs pères, mères, tuteurs ou autres personnes chargées de leur surveillance, la peine sera de deux ans à cinq ans d’emprisonnement et de trois cents francs à mille francs d’amende.

Art. 344. — Seront punis de la peine des travaux forcés à temps ceux qui, sans ordre des autorités constituées et hors les cas où la loi ordonne de saisir les prévenus, auront arrêté, détenu ou séquestré des personnes quelconques. — Quiconque aura prêté un lieu pour exécuter la détention ou séquestration, subira la môme peine.

Art. 342. — Si la détention ou séquestration a duré plus d’un mois, la peine sera celle des travaux forcés à perpétuité.

Art. 343. — La peine sera réduite à l’emprisonnement de deux ans à cinq ans, si les coupables des délits mentionnés en l’article 341, non encore poursuivis de fait, ont rendu la liberté à la personne arrêtée, séquestrée ou détenue, avant le dixième jour accompli depuis celui de l’arrestation, détention ou séquestration. Ils pourront néanmoins être renvoyés sous la surveillance de la haute police, depuis cinq ans jusqu’à dix ans.

Art. 344. —… 2° Si l’individu arrêté, détenu ou séquestré a été menacé de la mort, les coupables seront punis des travaux forcés à perpétuité. — Mais la peine sera celle de la mort, si les personnes arrêtées, détenues ou séquestrées, ont été soumises à des tortures corporelles.

Art. 345. — Les coupables d’enlèvement, de recel ou de suppression d’un enfant, de substitution d’un enfant à un autre, etc., seront punis de la réclusion, etc.

Art. 349. — Ceux qui auront exposé et délaissé en un lieu solitaire un enfant au-dessous de l’âge de sept ans accomplis, ceux qui auront donné l’ordre de l’exposer ainsi, si cet ordre a été exécuté, seront, pour ce seul fait, condamnés à un emprisonnement de six mois à deux ans et à une amende de seize francs à deux cents francs.

Art. 350. — La peine portée au précédent article sera de deux ans à cinq ans et l’amende de cinquante francs à quatre cents francs contre les tuteurs ou tutrices, etc.

Art. 351. — Si par suite de l’exposition et du délaissement prévus par les articles 349 et 350, l’enfant est demeuré mutilé ou estropié, l’action sera considérée comme blessures volontaires à lui faites par la personne qui l’a exposé et délaissé ; et, si la mort s’en est suivie, l’action sera considérée comme meurtre : au premier cas, les coupables subiront la peine applicable aux blessures volontaires, et au second cas, celle du meurtre.

Art. 352. — Ceux qui auront exposé et délaissé en un lieu non solitaire un enfant au-dessous de l’âge de sept ans accomplis, seront punis d’un emprisonnement de trois mois à un an et d’une amende de seize francs à cent francs.

Art. 353. — Le délit prévu par le précédent article sera puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans et d’une amende de vingt-cinq francs à deux cents francs s’il a été commis par les tuteurs ou tutrices, etc.

Art. 354. — Quiconque aura par fraude ou violence, enlevé ou fait enlever des mineurs ou les aura entraînés, détournés ou déplacés, etc., subira la peine de la réclusion.

Art. 355. — Si la personne ainsi enlevée ou détournée est une fille au-dessous de seize ans accomplis, la peine sera celle des travaux forcés à temps.

Art. 356. — Quand la fille au dessous de seize ans aurait consenti à son enlèvement ou suivi volontairement le ravisseur, si celui-ci était majeur de vingt-un ans ou au-dessus, il sera condamné aux travaux forcés à temps. Si le ravisseur n’avait pas encore vingt-un ans, il sera puni d’un emprisonnement de deux à cinq ans.

Art. 357. — Dans le cas où le ravisseur aurait épousé la fille qu’il a enlevée, il ne pourra être poursuivi que sur la plainte des personnes qui, d’après le Code civil, ont le droit de demander la nullité du mariage, ni, condamné qu’après que la nullité du mariage aura été prononcée.

Art. 359. — Quiconque aura recelé ou caché le cadavre d’une personne homicidée ou morte des suites de coups ou blessures, sera puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans et d’une amende de 50 francs à 400 francs sans préjudice de peines plus graves, s’il a participé au crime.

On voit par cet exposé quelles armes l’arsenal de nos lois fournissait au législateur Tunisien ; il était facile, très facile d’adapter, avec les variantes nécessitées par les mœurs musulmanes, ces articles et d’en faire un tout difficile à digérer pour les Aïcha-Baya, Mohammed Raouff, et tutti quanti !

Comment se fait-il que le décret de 1890, si élogieux pour celui de 1846, soit muet en ce qui concerne les dommages-intérêts, les réparations, que seraient en droit de réclamer les malheureux esclaves le jour de leur mise en liberté ? Les mettra-t-on à la porte, si jamais ils franchissent le domicile de leurs maîtres, avec leur pagne d’autrefois, ou quelques sordides vêtements ? Comment leur lendemain sera-t-il assuré ? Le décret de 1890 garde un silence prudent mais coupable selon nous, qui apprécions en homme civilisé.

Et si dans un délai de trois mois, conformément à l’article 2 dudit décret, ceux qui emploient en domesticité des nègres ou des négresses, leur remettent l’acte notarié et dûment visé, établi aux frais du maître, constatant, attestant que ces esclaves sont désormais en état de liberté, comment la question de salaire sera-t-elle réglée ?

Des sujets Tunisiens, au mépris du décret de 1846, auront bénéficié pendant près d’un demi-siècle, du travail gratuit de gens qu’ils détenaient en esclavage et ils n’auraient qu’à jeter ces gens au milieu de la rue ? Ce serait par trop commode ! Que le Bey donne le premier l’exemple. Qu’il se rappelle le texte du chapitre Ier du Pacte fondamental promulgué, le 20 Moharrem 1274 (1857), par le Bey Mohammed-Es-Saddock, son prédécesseur immédiat.

« Il est du devoir de tout législateur qui prescrit le bien et défend le mal de se soumettre lui-même à ce qu'il a ordonné et d’éviter ce qu’il a défendu, afin que ses prescriptions soient observées et qu’il ne soit jamais permis de lui désobéir y et cela conformément à l’axiome de morale admis par la religion et la philosophie : Désirer aux autres ce qu’on désire à soi-même, et ne pas faire aux autres ce qu’on ne veut pas qu’il soit fait à soi-même. »