L’esclavage en Afrique/Chapitre II

Texte établi par Letouzey et Ané, Letouzey et Ané (p. 172-200).

CHAPITRE II

sacrifices humains


Les sacrifices humains, conséquence rationnelle de l’avilissement et de la traite de l’homme, sont encore en permanence chez la plupart des peuplades fétichistes en Afrique !

Avant l’intervention de la Grande-Bretagne (1874), ils avaient lieu au royaume d’Achanti[1] ; ils existent encore chez les Akpotos et les Mitshis, dans le Bénué.

La ville d’Araba, sur la rive droite du Niger, a vingt mille habitants, point de roi, mais trois cents à quatre cents roitelets. La royauté est accessible à tout le monde. L’unique moyen est d’immoler un ou deux êtres humains. C’est le signe de la puissance et de la richesse. Et le nombre des roitelets va toujours en augmentant.

A l’occasion d’enterrements, anniversaires, fêtes de famille, fêtes religieuses, on immole des victimes achetées, pour la plupart, au marché d’esclaves qui se tient à vingt minutes d’Araba.

Bien que l’Assinie[2] soit liée à la France par d’anciennes traditions, remontant au siècle de Louis XIV, le culte public se concentre dans une fête annuelle semblable aux « Grandes Coutumes » des Achantis et des Dahoméens. Il est aussi d’étiquette que le souverain défunt de Bénin soit accompagné dans la tombe par un certain nombre de personnes des deux sexes, attirées par l’appât d’un bon repas. Pendant qu’elles savourent les mets les plus délicats, les jeunes filles, que l’on destine au sacrifice, sont étranglées ; les garçons, réunis comme pour un festin, ont la tête séparée du tronc car leur sang doit être versé sur la sépulture royale. Le corps du chef repose sur les corps de ces adolescents et son successeur est tenu, à son investiture, de faire un sacrifice humain.

Au Grand-Bassam[3] le sang humain est répandu dans les mêmes solennités. Chaque chef, afin de montrer sa force, son audace, sa résolution, décapite un prisonnier ou un esclave et tous les jeunes gens capables de porter les armes prennent la tête de Thomme et se la passent de main en main. On peut avoir ce baptême de sang en se faisant passer la tête d’un des esclaves sacrifiés aux mânes du chef défunt. Enfin, les musiciens se servent de trompes en dents d’éléphant auxquelles sont fixées les mâchoires humaines enlevées aux ennemis !

L’esclavage est perpétuel au Grand-Bassam. « Le tœdium vitæ dit l’amiral Fleuriot de Langle, s’empare quelquefois de ces malheureux, ils déclarent qu’ils sont las de la vie. Les Jacks accèdent à leurs vœux, leur donnent une bouteille de rhum qui les grise, et l’exécuteur des hautes-œuvres leur fait sauter la cervelle d’un coup de bâton appliqué derrière la nuque. Leur corps est abandonné, sans sépulture, aux oiseaux du ciel et aux bêtes de la forêt ! A la Grand’Bouba, les choses ne se passent pas aussi simplement, le maître de l’esclave le conduit au chef du village dont il dépend. Ce chef, après avoir fait toutes les remontrances possibles à l’esclave, prend jour pour procéder à son jugement. Les anciens forment l’aréopage, le patient est au milieu du cercle ; il est rare qu’il change d’idée, il met une sorte de point d’honneur à braver une société au dernier échelon de laquelle le sort l’a placé, et répond affirmativement à toutes les questions qui lui sont posées. Tous les arguments épuisés, le chef le fait lier à un arbre et l’assemblée tout entière se rue sur lui, avec la férocité des bêtes fauves ; il est déchiqueté en un instant ! Chacun des acteurs de cette horrible tragédie paye une petite redevance au maître de l’esclave qui est ainsi totalement indemnisé, et peut acheter un serviteur moins mélancolique[4]. »

Les sacrifices humains sont offerts à l’époque de la fête des Ignames, qui tombe ordinairement le jour de la lune d’octobre. Il y a aussi d’autres sacrifices accidentels. « A Badou, baie des Bourbourys, continue l’amiral, un de mes officiers fut témoin d’une de ces saturnales : les guerriers s’étaient barbouillé la figure et le corps de raies rouges et noires ; les coups de fusils pétillaient de toutes parts ; on en tirait entre les jambes de l’homme qui devait être sacrifié, autour de sa tête et au-dessous ; c’était une orgie effrénée de poudre. La victime était attachée à un arbre. L’interrogatoire et le jugement sont solennels. La mort doit être volontaire et donnée d’un seul coup par le chef. La chair déchirée en lambeaux est mangée séance tenante. C’est l’holocauste offert pour racheter les péchés de la nation et rendre les dieux propices. »

Les maris ont droit de vie et de mort sur leurs femmes. Lorsqu’elles ont cessé de plaire et ne peuvent plus avoir d’enfants, au lieu de les vendre comme esclaves ainsi que certains peuples le font, ils les tuent cyniquement et vont jusqu’à se raser la tête en signe de deuil, puis en épousent une autre !

Les grands chefs portent souvent un couteau à la jarretière, c’est le couteau du sang. Il ne rentre jamais dans sa gaine avant que le condamné ait cessé de vivre.

« C’est, conclut l’amiral, le superlatif du droit de vie et de mort. »

Il était encore, dernièrement, d’usage chez les Ngillems, d’enterrer tout vivants, à côté du chef mort et pour l’émoucher, un jeune garçon de douze à quatorze ans et une jeune fille à peine nubile[5].

Les peuples du Niger, comme les Ibos et les tribus d’Ogbekin, célèbrent aussi annuellement une fête d’expiation, qui donne lieu à deux sacrifices humains. L’un est accompli secrètement et doit laver les fautes du chef ; l’autre se fait publiquement et a pour but d’expier tous les crimes du peuple.

« D’ordinaire, dit Burdo, les victimes sont de jeunes vierges enlevées à des tribus voisines ou achetées à une peuplade voisine, des étrangères par conséquent. Quand s’offre le sacrifice public, les prêtres-féticheurs couvrent de fleurs, de feuilles, d’oripeaux de tous genres la tête de la pauvre enfant qui va être immolée, et la mènent, toute nue, hors de l’enceinte de la ville. Le peuple est là qui l’attend. Dès qu’elle apparaît, hommes, femmes, enfants la menacent du poing, en la chargeant d’imprécations, poussent des hurlements atroces, se livrent à de violentes contorsions et crient à tue-tête : Arroyé ! Arroyé ! s’imaginant de la sorte rejeter toutes leurs fautes sur l’infortunée et l’en rendre responsable[6]. La victime est alors mise à mort par les prêtres ! Chez les peuplades dont le Niger arrose le territoire, ils la conduisent en pirogue jusqu’au milieu du fleuve, et là, après lui avoir attaché une pierre ou un poids autour du col, ils la précipitent au fond des eaux tandis que sur la rive la foule continue à hurler : Arroyé ! Arroyé ! »

Cameron a étudié les coutumes des indigènes de l’Ouroua et leurs cérémonies funèbres qui sont d’une sauvagerie sans pareille[7].

« Une rivière est d’abord détournée de son cours, dans le lit desséché on creuse une immense fosse que l'on tapisse de femmes vivantes. A l'une des extrémités de la tombe une femme est posée sur ses mains et sur ses genoux ; elle sert de siège au royal défunt, qu’on a paré de tous ses ornements ; une des veuves soutient le cadavre ; une autre, la seconde épouse, est assise aux pieds du mort ; puis le trou est comblé. Toutes ces femmes sont enterrées vivantes, excepté la seconde épouse, que l'on tue avant de remplir la fosse ; c’est un privilège que la coutume lui accorde.

« Des esclaves mâles, plus ou moins, nombreux, quarante ou cinquante, sont ensuite égorgés sur la tombe qu’on arrose de leur sang ; et la rivière reprend son cours. J’ai entendu dire que plus de deux cents femmes ont été enterrées vives avec le père de Kassongo… L’enterrement d’un chef subalterne fait moins de victimes ; mais dans ces funérailles de seconde classe, il y a encore deux ou trois femmes ensevelies vivantes et plus d’un homme égorgé[8]. »

On se refuserait à croire que les atrocités dont nous allons parler étaient encore en usage à Porto-Novo, il y a quelques années. Nous en empruntons le lugubre récit à deux personnes dont le témoignage est hors de conteste.

« Porto-Novo, 19 décembre 1874.

« Le Roi Messi, plongé dans une ivresse presque continuelle, ne pouvait vivre longtemps. Son état d’abrutissement était tel que, devenu incapable de lever la tête, il rampait comme une brute dans son appartement.

« Un jour, il fut trouvé ivre-mort. D’après un usage du pays, on arrose l’homme ivre avec de l’eau froide pour « rafraîchir son cœur », disent les noirs. Le roi reçut, devant sa porte, cette humiliation. Mais ce traitement ne réussit point, et Messi, étendu sur sa natte, enfla d’une manière horrible.

« Aussitôt, le huégan (chef du palais), fait appeler un ouisegan, sorte de médecin qui mêle les féticheries aux remèdes naturels. Un prêtre d’Ifa (baba laouo) accourt en toute hâte. Il se recueille et interroge le fétiche sur le sort réservé au roi. L’oracle répond que le roi guérira si Ton immole un bœuf.

« Immédiatement, le sacrifice est offert. Le féticheur prend pour lui une cuisse et une partie des entrailles dont il offre l’autre à l’Elegba (esprit infernal) et que les vautours viennent dévorer. Ce qui reste du bœuf, après avoir été exposé devant Ifa et en avoir touché les lèvres, est cuit et mangé par les gens du palais. Un bouc est offert au fétiche particulier de Messi.

« L’immolation des victimes ne rendit point la santé au malade. L’ouisegan et le baba laouo connaissaient les véritables causes du mal ; mais ils se gardèrent bien de dire à Sa Majesté de s’abstenir de boissons enivrantes.

« Enfin, on appelle un marabout. Enveloppé dans un large burnous blanc, ayant, au côté, un long chapelet, et, à la main, un rouleau de papier où sont tracés quelques caractères arabes, il arrive gravement et se place en face du malade. Après avoir prononcé quelques mots inintelligibles, il dit que, en s’abstenant de boire de l’eau-de-vie. Sa Majesté guérirait, sinon elle était infailliblement perdue.

« Les fumées de l’ivresse passées, Messi, loin de suivre le sage conseil du marabout, s’empressa de s’administrer une forte dose de tafia. Le mal empira et la mort devint imminente.

« Le huégan fit alors renfermer, dans un lieu séparé, les femmes et les esclaves du roi, afin qu’ils ne fussent pas témoins de sa mort et n’éveillassent point, par leurs cris, les soupçons au dehors. Le baba laouo, appelé une seconde fois, déclara que son fétiche était muet. Le marabout, son papier à la main, et roulant entre ses doigts les grains de son chapelet, adressait au Ciel de ferventes prières :

« Qu’Allah te protège, qu’il éloigne le mauvais, esprit de ton chemin, qu’il te pardonne tes fautes, qu’il te conduise dans le lieu bon et détourne ton pied du chemin du feu ! »

« Ainsi mourut Messi, après deux années de règne. Prince sans énergie et énervé par la volupté, il ne gouvernait pas. Tout allait au caprice des cabacères et à la volonté des féticheurs. Le vol était à l’ordre du jour, le crime restait impuni, et, sous prétexte qu’il fallait aux dieux une victime humaine, les féticheurs pouvaient satisfaire sans aucun frein toutes leurs vengeances particulières.

« Les funérailles eurent lieu dans le plus grand secret, le jour même de la mort. A la nuit, les préparatifs commencèrent. Quelques vieux esclaves, versés dans les rites Jeji, sont initiés au secret, creusent, dans une case voisine de celle du monarque défunt, sous la conduite de Hunfuo, messager du roi, une fosse large mais peu profonde. Les cabacères arrivent en silence et pénètrent dans la chambre mortuaire éclairée par des torches de résine et par des lampes alimentées à l’huile de palme. Quelques nattes, des calebasses et d’autres vieux objets, destinés à servir plus tard aux funérailles publiques, sont jetés dans un coin. Le corps du roi est enveloppé d’un pagne blanc ; une calotte également blanche, et qu’il avait reçue le jour de son élection, orne sa. tète ; au bras, des bracelets d’argent ; aux doigts, des anneaux de même métal ; aux pieds, les souliers, insignes de la majesté royale. On dépose ensuite le cadavre dans un grossier cercueil de bois, où on a eu soin de placer quelques bouteilles d’eau-de-vie et de gin.

« Le moment solennel est arrivé. Au milieu de la nuit, alors que les gens du palais paraissent endormis, Apollogan, premier cabacère et chef des féticheurs, et le migan (bourreau), ayant tous les deux le pagne enroulé à la ceinture, une calotte blanche sur la tète, et, au col, une sorte d’étole blanche, insigne du cabacérat, descendent dans la fosse, tandis que le gogan (chef des bouteilles), reste sur le bord pour leur passer tout ce qui est nécessaire au sacrifice.

« Bâillonnées et à moitié ivres, les victimes, au nombre de six, sont amenées par les aides du migan. Ce sont le porte-clefs, la cuisinière ou première femme du roi et son petit esclave, la femme qui rafraîchit le roi au moyen d’un large éventail, celle qui étend la natte appelée ateni, et celle qui tient le parasol.

« Le gogan les présente au sacrificateur qui les reçoit dans la fosse, et ApoUogan les offre aux dieux en répandant sur la tète de chacune d’elles un peu d’huile de palme mêlée à de la farine de maïs. Puis on accorde aux victimes, comme consolation dernière, quelques gouttes de tafia ; les trois premières, garrottées et agenouillées, reçoivent le coup fatal, et leurs têtes tombent sous le sabre fétiche d’Ogun. Les trois autres, étendues dans la fosse et la tète fixée au sol par une fourche fétiche, sont frappées à l’occiput avec un bâton rond et poli appelé olugbongho. De ce sang chaud et fumant, sortant à flots par la bouche et par le nez des victimes, les deux bourreaux crépissent le fond et les parois de la fosse, et reçoivent, des mains du gogan, des nattes et des étoffes qu’ils étendent sur cette couche de sang.

« Aux premiers rayons du soleil, la bière royale est descendue dans la fosse. A côté d’elle, on place, enveloppés dans une natte, les cadavres de la cuisinière et du petit esclave et la fosse est recouverte de terre. Les autres cadavres sont jetés dans une fosse séparée, puis, cabacères et féticheurs se retirent en silence.

« Au dedans comme au dehors du palais, rien n’est encore connu. Quelques rumeurs circulent, mais la mort ne sera officielle qu’à l’avènement du nouveau roi.

« Trois mois après la scène que je viens de décrire, aura lieu une autre cérémonie, dont voici les détails :

« On creuse la fosse et on en retire la tête du roi. Nettoyée avec soin, elle est déposée dans un pot de terre neuf et portée à la case fétiche de Mézé, située à l’intérieur du palais et commune aux trois familles qui se partagent successivement le pouvoir. Placé sur une caisse garnie d’étoffes précieuses, le pot est recouvert d’un chapeau. Autour, sont suspendus le couteau, le collier et autres objets du défunt. De temps en temps on vient offrir à la tête du roi un peu de sauce à l’huile de palme, et, après en avoir fait toucher la partie inférieure du pot, on mange le reste en l’honneur du défunt.

« Dans cette case, il y a trois têtes de rois qui n’ont pas reçu encore les honneurs publics de la sépulture. Jusqu’ici les grandes dépenses que cette fête (!) entraîne n’ont pas permis de la célébrer. Elle s’accomplit dans un bosquet fétiche, illustré déjà par beaucoup de crimes. Les nattes et autres objets ayant appartenu aux défunts sont brûlés, et sur les cendres, trois enfants, pour chacun, doivent être immolés.

« Quelques jours après la mort de Messi, on a élu Dassi, qui a pris le nom de Toffa. Prince hautain et énergique jusqu’à la cruauté, il veut gouverner par lui-même. Il n’est pas encore entré au palais. Bientôt doit avoir lieu la cérémonie de son sacre. »

« Porto-Novo, 16 avril 1875.

« Porto-Novo vient d’être le théâtre d’horribles sacrifices humains qui se sont succédé pendant neuf jours avec une barbarie incroyable.

« Les habitants de Porto-Novo, comme ceux du Dahomey, croient à une vie future ; mais elle n’est, pour eux, que la reproduction, ou la continuation de la vie présente. L’homme y est assujetti aux mêmes besoins, y éprouve les mêmes tristesses et les mêmes joies ; et pour que les défunts ne soient pas, au delà du tombeau, réduits à l’indigence, leurs amis de la terre vont brûler, hors de la ville, dans un bosquet mystérieux, tous les objets leur ayant appartenu ici-bas. C’est ainsi qu’on leur expédie leurs nippes et leurs ustensiles de ménage. S’il s’agit d’un homme riche et puissant, on immole sur sa tombe ses femmes et ses esclaves.

« Les funérailles des rois se célèbrent deux fois. Dès que le souverain vient d’expirer, plusieurs de ses esclaves arrosent de leur sang le tombeau royal ; et ce premier sacrifice est toujours accompli, lorsque le peuple apprend que le roi n’est plus. Par ce silence plus ou moins prolongé, on prévient souvent les intrigues et les troubles.

« Les secondes funérailles sont publiques et solennelles : c’est l’apothéose du roi. On lui envoie un plus grand nombre de femmes et d’esclaves, qu’on immole en grande cérémonie. Pour rehausser l’éclat de sa cour dans son nouveau royaume, on lui choisit des cabacères ou ministres, mais ceux-ci, préférant aux honneurs d’outre-tombe ceux de la vie présente, obtiennent, à prix d’argent, d’être remplacés par des esclaves. Ces derniers sont à l’instant revêtus de la dignité des cabacères et misérablement sacrifiés.

« Ainsi l’esclave de l’acbasagan porte le nom et les insignes du cabacère qu’il remplace ; il est conduit au sacrifice tenant dans ses mains une peau de léopard et un plat. La victime du sogan arrive au bûcher funèbre, tirant un cheval par la bride. Enfin le ouatagan immole aussi un esclave. Tels sont les noms des trois cabacères qui, à ma connaissance, s’immolent sur les cendres du roi défunt, mais par procuration. Primitivement ces cabacères, comme leurs noms l’indiquent, n’étaient que des esclaves ou des hommes libres chargés des soins domestiques. Le roi devenant de jour en jour plus puissant, ils finirent par prendre part au gouvernement et devinrent eux-mêmes ministres principaux du souverain.

« Quatre rois décédés, Mei, Sungi, Mecpon et Messi, n’avaient pas encore reçu l’honneur des funérailles solennelles. Toffa, leur successeur, qui n’avait pas été sacré roi, voulut acquérir de l’influence en affectant un grand attachement aux anciens usages.

« Le gongon (clochette en fer) se fait entendre : défense aux noirs de cultiver la terre, quoique en pleine saison de semailles ; ordre à tous les négociants de payer les droits échus et ceux de six mois à l’avance. Les cabacères reçoivent aussi leurs instructions et font avertir le peuple que quiconque sortirait la nuit serait exposé à périr. Enfin, les agaunigans sont convoqués.

« Ces agaunigans (en langue jeji : idêpés) sont des hommes remarquables par leur force, leur courage et surtout par leur méchanceté. Le roi les choisit, et ils sont préconisés dans une assemblée générale. En temps de guerre, ils marchent les premiers ; en temps de paix, ils forment la garde secrète du roi, sont les exécuteurs de ses vengeances et les voleurs officiels de Sa Majesté et des cabacères. Revenons aux funérailles.

« Les dispositions sont prises, les ordres du roi connus de tout le peuple. Dès que le soir approche, nul n’ose sortir, pas même pour secourir un voisin. On tremble d’avoir à voyager le jour, personne ne s’étonne si un tel ou un tel a disparu. Les idêpés ont beau jeu ; la ville entière est livrée aux assassins.

« Les malheureux qu’on surprend sont aussitôt enchaînés, vendus ou réservés aux sacrifices. Si ce sont des personnages importants, qu’on ne puisse ni vendre, ni immoler le jour, ils deviennent les victimes des sacrifices nocturnes.

« Durant ces jours lamentables, il n’y a plus de loi ; chacun peut tuer ou voler. Ainsi le veut l’ancien usage. Cependant, la peur ayant dépeuplé les rues et les places publiques, les marchés n’étant plus alimentés, le roi fait publier que les campagnes peuvent envoyer leurs productions durant le jour. On ne répond pas à cet appel.

« Mais Toffa est pourvu de victimes et d’argent. Les funérailles solennelles des quatre rois défunts vont commencer. Elles doivent durer neuf jours. Le palais regorge d’eau-de-vie et de poudre ; les cabacères y déposent leurs présents, les princes des mattes (campagnes) y conduisent leurs esclaves voués aux sacrifices ; les princesses elles-mêmes offrent aux rois défunts une jeune et belle négresse pour chanter et danser devant eux, en s’accompagnant du chêchêchê (calebasse au long col entourée de cauris). L’acbasagan, le sogan et le ouatagan ont envoyé leurs mandataires. Le roi invite aux fêtes les principaux étrangers fixés à Porto-Novo, tels que Malais et Nagos. Tant que dureront les réjouissances, tous, même les Jejis, prendront à discrétion, dans le palais royal, eau-de-vie et poudre.

« Dès la veille de la neuvaine, sur le soir, une cabane de bambous recouverte de paille est disposée pour recevoir l’ago oba, c’est-à-dire la collecte d’objets que l’on veut envoyer aux défunts. Cette cabane est construite dans une cour située au milieu de l’enceinte fétiche, consacrée aux sépultures royales. On y compte neuf petites cases ; chacune d’elles contient un pot de terre cuite, et dans chaque pot sont renfermés deux crânes des majestés décédées. Près de ces pots, on voit des parasols et autres objets ayant appartenu aux défunts.

« Parmi les Jéjis, c’est l’usage d’enterrer les morts ; mais, quelque temps après, on retire les têtes qu’on nettoie bien et qu’on place dans un pot, et c’est devant ce pot soigneusement conservé qu’on offre les sacrifices.

« A minuit, commencent les tueries. L’exécuteur est le chef de Davi, ville du royaume de Porto-Novo ; il est assisté dans ses fonctions par ses fils et ses esclaves. Le premier sacrifice est un « sacrifice de vengeance » et la victime est un homme de la petite ville d’Adja (Dahomey).

« Téacbarin, disent les anciens, fut attaqué par les habitants d’Adja qui maltraitèrent son escorte. Or, pour perpétuer la vengeance que demandait cette injure, le peuple de Porto-Novo immole souvent des citoyens d’Adja. Dans cette dernière ville, on use des mêmes représailles.

« Le chef de Davi, qu’on appelle Obba-Idoniki, prend la victime et la conduit dans la cour fétiche, près de la cabane de bambous. Le malheureux, retenu entre les mains brutales de ses exécuteurs, comprend qu’on va l’immoler, et pousse des cris de détresse : « Au secours ! on veut me tuer ! Qu’ai-je donc fait ? Blancs, secourez-moi !… » Il exhale en vain son désespoir, car nul ne peut intervenir sous peine de mort, et les idêpés en armes occupent toutes les issues. On ne bâillonne pas cependant le moribond parce qu’on veut, avant qu’il expire, lui donner des commissions pour l’autre monde. La victime se renferme bientôt dans un morne silence, et, toutes les cruelles diableries finies, on lui fait sauter la tête.

« Le sang de la victime est recueilli dans une calebasse ; on coupe au cadavre une main que l’on suspend à la porte fétiche ; on détache habilement la peau des reins, que l’on prépare et fait dessécher : elle servira à confectionner un tambour que l’on entendra aux prochaines féticheries. Les caillots de sang, épars çà et là, sont mêlés à de la bouse de vache, et l’on en frotte le sol de la cabane. Quant aux derniers lambeaux de chairs, ils sont traînés et honteusement exposés, devant le palais, à la vue de tout le peuple.

Une nouvelle victime est amenée, c’est celle qui est fournie par le ouatagan. Afin que la vengeance soit plus complète, on a acheté autrefois un homme et une femme de la ville d’Adja, et c’est parmi leurs descendants qu’on choisit toujours la victime qui doit remplacer le ouatagan. C’est un jeune homme qui ignore complètement ce qui l’attend. On le conduit dans la cabane, et, pendant qu’on l’invite à jouer d’une trompette, les exécuteurs le saisissent, lui donnent les commissions d’usage et le renversent sous une grêle de coups de bâton. Son sang est recueilli pour achever de crépir la case, et son corps est exposé devant la porte fétiche, en regard de la place du marché.

« Dans la lagune, d’autres victimes sont sacrifiées. Les eaux ont porté les corps de quatre femmes devant Badagry ; un homme a été trouvé dans les herbes près de Porto-Novo. Le lendemain, les cadavres sont restés exposés sur la place du marché où je les ai vus ; cette place était remplie d’hommes armés de fusils, qui exécutaient des fantasias devant les cadavres en chantant et en tirant force coups de feu. Pendant la journée, les exécuteurs ont achevé de crépir la case avec le sang des victimes ; puis ils y ont placé les objets ayant appartenu aux quatre rois défunts : chaises, chapeaux, souliers, parasols, couteaux, pagnes, nattes, plats, en y ajoutant, pour l’usage des souverains, des caisses d’eau-de-vie et des sacs de cauris ; ils ont arrosé le tout du sang des victimes. On y mit encore les tètes que Ton avait décollées. Sur le haut de la case flottaient trois drapeaux, rouge, noir et blanc.

« Le roi, les princes, les cabacères qui avaient fait tuer la même nuit des bœufs et d’autres animaux, passent la journée à manger et à boire. Les débris de leur festin sont portés près de Tago (case). Dans différentes parties du palais sont disposés des bassins remplis d’eau-de-vie, où chaque Jeji va boire à volonté.

« La journée se passa en libations et en dé- charges de mousqueterie. La nuit mit fin aux bacchanales. On se reposa cette nuit-là et le jour suivant. Tous ces sacrifices avaient été faits en l’honneur de Mei.

« La nuit suivante, les sacrifices recommencent. Les cadavres des deux premières victimes, qui étaient restés exposés sur la place du marché, sont foulés aux pieds par les exécuteurs. Leur férocité et leur rage assouvies, ils traînent et jettent ces cadavres dans la lagune, puis immolent d’autres victimes en l’honneur de Sungi, père de Toffa. Deux nouveaux cadavres vont prendre la place occupés par les deux précédents. On les recouvre de paille afin, sans doute, qu’ils ne soient pas reconnus. Le sang arrose les objets de l’ago. Dans l’intérieur du palais et dans la lagune, d’autres victimes sont immolées. Toffa a voulu faire le magnifique.

« Cette nuit et le lendemain, orgies comme précédemment ; la nuit et le jour suivant repos, et ainsi de suite pour les deux autres rois, Mecpon et Messi.

« Le neuvième jour approche. La veille, le roi fait prévenir tous les blancs de ne sortir ni la nuit ni le jour suivant, car, a-t-il dit, s’il vous arrive malheur, je n’en réponds pas. Dès le matin, Jejis, Malais, Nagos, s’arment de leurs fusils et reçoivent de la poudre. Bientôt toute la ville retentit de cris, de chants, de hurlements, de bruits de mousqueterie ; les vieux canons de Toffa y mêlent leurs voix. La matinée se passe ainsi en fête ; on régale les victimes qui, la plupart, ne sachant pas les usages de Porto-Novo (ce sont des gens achetés ou des étrangers), ignorent le triste sort qui les attend.

« Vers deux heures de l’après-midi, on se pré pare à brûler l’ago et à expédier dés présents aux rois défunts. Tous les braves de Porto-Novo se rangent en bataillon devant la place, près de leurs chefs de guerre ou baloguns, armés de leurs parasols. Les drapeaux rouge, blanc et noir, sont enlevés de dessus l’ago et tous se niettent en marche. Chaque balogun suit un tambour, et le tambour, fabriqué avec la peau de la victime immolée le premier jour, fait entendre ses roulements funèbres et lugubres. Le roi et les cabacères restent au palais, excepté Agboton, le mauvais génie de Toffa. Ce vieux cabacère, armé du bâton du roi, ouvre la marche. Le cortège sort des remparts et s’avance très lentement à cause de la foule.

« … Nous pouvons voir tout ce qui va se pas ser. En face de nous, à cinquante pas, hors du rempart, près d’une porte de la ville, s’élève au milieu de la plaine, un petit bosquet fétiche de forme ronde, c’est un massif impénétrable. La veille, les noirs y ont ouvert, à coups de sabres, un large et tortueux chemin conduisant au pied d’un grand arbre, où l’on doit brûler l’ago et immoler les dernières victimes. La longue file d’hommes armés arrive enfin, bannières déployées ; ils viennent se ranger par bataillon, le balogun en tête, de chaque côté du bosquet. Nous découvrons la première victime : vêtue de blanc, elle conduit un cheval par la bride ; c’est le représentant du sogan, palefrenier des écuries du feu roi. Il marche d’un pas décidé et parait heureux : c’est un jeune homme d’une vingtaine d’années.

« La veille, le cabacère lui a dit : « Je désire faire présent d’un cheval pour les rois. Veux tu le conduire là-bas dans le buisson où l’on va s’amuser, offrir aux rois de l’eau-de-vie et brûler ce qui leur a appartenu ? »

« Le jeune homme accepte.

« — C’est bien, reprend le cabacère, va te laver et reviens ; mange bien et bois bien ; demain tu conduiras le cheval et tu feras près de l’ago les commissions qu’on te donnera pour les rois. »

« Je le vois s’avancer. Arrivé en face du chemin du bosquet, il s’arrête avec son cheval : il trouve à l’entrée le chef de Davi qui, de chaque côté, a planté deux banderolles. Dans l’intérieur sont les fils et les esclaves du grand exécuteur, armés de sabres et de bâtons.

« La seconde victime arrive vêtue comme un cabacère (elle représente l’acbasagan) ; on tient un parasol au-dessus de sa tête, tandis qu’elle porte un plat, et, sous son bras, une peau de léopard ; c’est ainsi que faisait l’acbasagan : il étendait la peau et servait sur elle le manger au roi. En dehors du bosquet, on place une chaise ; la victime s’y assied, entourée des baloguns et de leurs gens. Des noirs viennent tout à tour se coucher devant le faux acbasagan, le saluer et le complimenter. A le voir, lui, parler, gesticuler, se lever, s’asseoir, on pourrait penser qu’il se croit sérieusement un cabacère.

« Cependant les remparts se couvrent de curieux, les enfants sont enfermés pour qu’on ne les vole pas.

« Vers trois heures, passent des hommes et des femmes. Les hommes portent les bambous et la paille ; les femmes, les objets de l’ago. D’autres sont chargés de bois, de caisses d’eau-de-vie, de cauris, d’ossements d’animaux placés au palais, près de l’ago. Un individu apporte, enroulées dans des feuilles de palmier, les têtes des victimes tuées au palais. Pour les conserver, on les avait fait cuire. Tous ces objets sont déposés à l’entrée du bois fétiche. Deux hommes et quatre femmes doivent les porter dans l’intérieur. Les infortunés, ils ignorent qu’ils vont, préparer l’autel qui doit les dévorer !

« L’acbasagan et son compagnon d’infortune, le sogan, arrivent au lieu du sacrifice. Le feu est mis au bûcher ; les exécuteurs découvrent leurs armes et se précipitent sur les victimes. L’acbasagan jette son plat et sa peau de léopard, s’élance dans les broussailles et cherche à s’échapper. Une haie d’hommes lui interdit tout passage ; il reçoit un coup de feu et on le traîne au supplice. Dans la confusion produite par cet incident, la jeune négresse que les princesses envoyaient aux rois défunts avait pu s’échapper aussi dans les broussailles. La malheureuse, bientôt reprise, pousse des cris que le tumulte ne nous permet pas de saisir. Ceux qui étaient près d’elle l’ont entendue crier : « Au secours ! au secours ! » Beaucoup de curieux effrayés ont fui ; d’autres victimes ont poussé ce cri que j’ai entendu : « Ou pa mi ô ! — on me tue ! »

« Enfin, voyant toute résistance inutile, les malheureux se laissent conduire.

« Après avoir répondu aux questions et reçu les commissions pour les rois défunts, trois hommes et deux femmes s’agenouillent ; d’un coup de massue, appelée olugbongbo, les exécuteurs les abattent et on les jette encore palpitants sur le bûcher.

« Une immense décharge de coups de feu répond de toutes parts.

« Les exécuteurs alimentent le bûcher en y entassant des bambous, de la paille et des objets pour les défunts.

« Vient le tour du cheval ; il tomba près du feu.

« La jeune fille qui doit réjouir leurs majestés noires dans l’autre monde est exécutée malgré ses larmes et ses supplications, ainsi que le sogan, conducteur du cheval.

« On les pousse dans le brasier avec le pauvre acbasagan.

« L’horrible sacrifice est consommé. Les coups de feu continuent encore deux heures, et chacun reprend le chemin de sa case.

« Je ne sais si les Anglais laisseront ces cruautés impunies[9] ou demanderont réparation de la violation du traité qu’ils ont fait avec Sungi, père de Toffa, et que celui-ci n’a pas respecté. »

Le royaume de Porto-Novo est placé maintenant sous le protectorat de la France ; il faut espérer que les mœurs sont changées, autrement on serait en droit de se demander à quoi servirait de protéger de pareils monstres.

Il y a quelques années seulement, en 1882, la peste sévissait dans une tribu sauvage de ce royaume. Le roi demanda au féticheur s’il n’avait pas quelque moyen de dissiper le fléau :

« Les dieux ont soif de sang, lui répondit le féticheur ; choisis donc, dans cette tribu, la jeune fille la plus belle et la plus pure, puis fais-la écorcher toute vive. »

Et le conseil fut suivi !

Rien d’important n’a lieu sans qu’une divinité intervienne. Funérailles, déclaration de guerre, ne se font qu’après avoir consulté les féticheurs qui ordonnent d’abord de sacrifier cinquante, cent, deux cents victimes humaines.

Les fêtes publiques dans le Sultanat de Ségou se terminent toujours par le supplice de nombreux captifs ou esclaves ; Ahmadou venant de se soumettre au Protectorat Français, il y a lieu de supposer qu’elles ne seront plus souillées de sang humain.

  1. Entre l’Assinie et le Volta, capitale Couroassie, au nord de la Côte d’Ivoire et de la Côte d’Or, Afrique Occidentale.
  2. Ville maritime et région de la Côte d’Ivoire. Le chevalier d'Amon y fonda un établissement, sous le règne de Louis XIV.
  3. Ville et pays de la Côte d’Ivoire, Afrique Occidentale.
  4. Op. cit.
  5. Op. cit.
  6. Arroyé signifie maudite !
  7. Voyez les notes des pages 141 et 142.
  8. Op. cit.
  9. Les sacrifices humains n’avaient pas été abolis en 1882 ; il y en eut encore pour les Funérailles de la Mort, etc., et le dieu fétiche de la justice, Onsé, réclame de temps à autre les victimes que désignent les féticheurs pour assouvir leur vengeance ou celle de ceux qui les paient. (Voir au chapitre consacré à la Sorcellerie et aux Superstitions.)