CHAPITRE VIII


Le cardinal Logue



La visite d’un personnage considérable dans une ville qui a, comme Montréal, l’avantage de posséder plusieurs journaux quotidiens, dont « trois » sont des journaux français, — le « Devoir » n’était pas encore né à l’époque dont il est question, — l’arrivée de ce personnage, quel qu’il soit, est le signal d’une course à l’interview. Le journal qui lui aura le premier arraché quelques mots aura damé le pion à ses rivaux et croira s’être acquis la faveur du public auquel il aura le premier fait part des impressions de voyage du visiteur, — qui n’a encore rien vu.

La visite que le cardinal Logue, primat d’Irlande, fit à Montréal, il y a quelques années, causa un très vif émoi à la rédaction du journal de Martin.

Dorion étudia pendant plusieurs jours les moyens par lesquels il pourrait s’assurer cette primeur de la première entrevue, ce « scoop » dont seul un journaliste connaît et apprécie toute l’inestimable valeur.

Après avoir bien réfléchi à la chose, il confia son projet à Martin. « Je vais vous envoyer à la rencontre du Cardinal », lui dit-il, « pour que vous puissiez lui parler avant son arrivée à Montréal. De la sorte, aucun autre journal ne pourra prendre les devants sur nous. Vous allez aller au presbytère de X… — il lui nomma une paroisse irlandaise de la ville — et vous demanderez quand il arrive. On vous le dira et on vous facilitera probablement l’entrevue. »

C’était une mission de confiance, dont Martin comprenait toute l’importance, qu’on venait de lui confier.

Quittant immédiatement Dorion, tout satisfait de son idée, il se rendit au presbytère qu’il lui avait indiqué, croyant déjà l’affaire dans le sac.

Après avoir parlementé longtemps à la porte, ce qui le déconcerta quelque peu, il finit par obtenir que le curé vînt lui dire un mot. Chapeau bas, il expliqua ce qu’il voulait et demanda quand devait arriver le cardinal.

Le curé lui dit qu’il arriverait le lendemain matin, à bonne heure, et qu’il irait à sa rencontre, avec quelques prêtres.

« Ne pourrais-je vous accompagner, suggéra Martin ?

— C’est bien difficile, répondit son interlocuteur ; nous ne voudrions pas déranger le cardinal.

— Mais je ne le dérangerai pas, implora Martin, je ne lui dirai que quelques paroles. Je ne voudrais pas du tout prendre tout son temps ni le vôtre. Juste une minute, avant l’arrivée du train à Montréal.

— C’est bien difficile.

— Vous n’avez pas d’objection à ce que j’aille seul à sa rencontre, au moins.

— Vous comprenez que le cardinal sera occupé avec nous et qu’il n’aura pas le temps…

— Enfin, vous ne me le défendez pas ?

— Faites comme vous voudrez.

Martin prit congé.

Comme il s’en allait, l’autre lui dit : « ah ! les journaux anglais ne sont pas en peine comme cela. Ils réussirent toujours, eux. »

Martin savait que celui qui venait de lui refuser la petite faveur qu’il demandait était toute amabilité et toute complaisance pour les journalistes anglais, qu’il les introduisait dans sa sacristie et jusque dans sa cuisine. Il eut envie de dire qu’on ne les traitait pas comme il venait d’être traité et que ce n’était pas étonnant qu’ils eussent du succès, mais il se contint.

De retour au journal, il dit à Dorion que le cardinal arriverait le lendemain matin et passa le reste sous silence.

Il fut convenu que Martin prendrait immédiatement le train pour Vaudreuil, où il attendrait le train du matin venant de New-York, à bord duquel serait le cardinal.

Quand Martin arriva à Vaudreuil, il faisait nuit, une nuit d’automne, belle et étoilée.

Avant de s’en aller à l’hôtel pour dormir, il entra dans la gare et demanda à quelle heure le train de New York à destination de Montréal passerait, le lendemain. L’employé le lui dit, mais ajouta qu’il n’arrêtait pas à Vaudreuil.

Comment faire alors pour monter à bord et avoir une entrevue avec le cardinal ?

Martin était atterré.

Il eut la vision du retour après avoir échoué dans la mission que Dorion tenait tant à lui voir remplir avec succès. Il crut l’entendre lui dire, d’un ton railleur et mordant : « pourquoi ne vous étiez-vous pas informé des heures des trains et des endroits où ils devaient arrêter, avant de partir ? On ne part pas comme cela, sans savoir où on va. C’est bon. La prochaine fois, j’en enverrai un autre. »

Cet insuccès nuirait toujours à Martin. On le lui rappellerait sans cesse.

Pendant un moment, il fut vraiment découragé.

« Quelle est la gare la plus rapprochée à laquelle le train arrêtera », demanda-t-il tout à coup ?

— À Coteau Jonction, répondit l’employé.

— C’est loin d’ici ?

— Quinze milles.

— Je ne sais si je pourrais trouver une voiture pour m’y faire conduire ?

— Ce serait difficile.

— Pourquoi ? ce n’est pas si long.

— Oui, mais les chemins sont absolument gâtés par la pluie et le trajet est beaucoup plus long en voiture que par le chemin de fer.

— C’est plus que quinze milles ?

— Oh oui ; c’est quinze milles par le chemin de fer, mais vingt et plus par la route.

Le fonctionnaire demanda alors à Martin pourquoi il ne prenait pas un autre train pour Montréal, le lendemain, ajoutant qu’il y en avait plusieurs. Martin lui expliqua la raison pour laquelle il tenait à prendre ce train. « Je vais marcher, » dit-il résolument ; « c’est la seule chose qui me reste à faire ». Et sans plus tarder, après avoir dit bonsoir, il partit pour faire ses quinze milles sur les traverses du chemin de fer.

La voie ferrée s’étendait à perte de vue entre deux bandes de gazon fané que la lune éclairait faiblement et qui semblait grisâtre. L’air était chaud, mais n’avait pas la senteur des jours d’été. C’était une belle nuit, mais elle semblait maussade, avec son gazon défraîchi, avec son atmosphère où ne passait aucun souffle sympathique, avec sa lumière qui bannissait tout mystère, sans apporter la clarté. Les champs épuisés par la moisson n’avaient aucun parfum. La nature était morne et, quoiqu’il fût à peine dix heures du soir, rien de vivant ne s’entendait ni ne se voyait. Les gens étaient rentrés chez eux et les bêtes avaient déserté les pâturages devenus stériles.

Martin marchait, marchait, suivant le remblai, quand cela était possible, ou sautant de dormant en dormant, les enjambant deux par deux, trois par trois.

Il arriva bientôt à une gare, endormie le long du chemin de fer. L’ombre qu’elle projetait lui déplut et il se hâta d’en sortir pour rentrer dans la demi-clarté de la lune.

Une voiture traversa la voie devant lui. Ses occupants revenaient évidemment d’une « veillée » et riaient gaiement. Il les regarda disparaître entre les deux rangées d’arbres qui aboutissaient à la voie et il continua son chemin, tout ragaillardi d’avoir entendu les rires de ces inconnus.

Il était maintenant dans une montée et il se rappela que le télégraphiste lui avait dit que les trains ralentissaient leur marche à cet endroit et qu’il pourrait peut-être s’accrocher après un char et abréger ainsi le trajet.

Le bruit d’un train courant sur la voie s’approchait et Martin entendit haleter la locomotive, qui montait la côte.

Il se mit sur le remblai et attendit. Bientôt un pesant train de fret apparut, allant à une vitesse qui rendait très dangereux l’exploit que le télégraphiste avait conseillé à Martin. Celui-ci ne voulut pas risquer d’arriver en pièces pour arriver plus vite et il se remit à marcher entre les rails, qui vibraient encore du passage du train.

Il rencontra plusieurs gares. À chaque fois qu’il voyait que ce n’était pas encore Coteau Jonction, il accélérait le pas pour fuir le découragement.

À sa gauche, il apercevait les lumières du canal de Soulanges. Leur long défilé rendait la route encore plus monotone et interminable.

Enfin, il vit plusieurs trains qui stationnaient dans le lointain et se trouva rendu au milieu d’un enchevêtrement de voies d’évitement où il eut peine à se reconnaître.

C’était Coteau Jonction.

Une petite auberge se trouvait au bord du chemin, en face de la gare. Il s’y fit ouvrir. L’hôtelier lui promit de le réveiller ponctuellement pour six heures et il s’endormit, dans une chambre par les fenêtres ouvertes de laquelle entrait l’air de la nuit, devenu plus rafraîchissant.

À six heures, il montait dans le train venant de New-York, à la remorque duquel se trouvait le wagon particulier du cardinal Logue. Comme on peut le croire, il était heureux de toucher le but.

Il ne lui restait plus qu’à se faire introduire. Un nègre vint lui ouvrir la porte du char particulier et porta sa carte. Il revint dire à Martin d’attendre, que le cardinal allait le recevoir.

Le train s’ébranla. Rendu à la Pointe Claire, le curé irlandais à qui Martin était allé demander de lui faire obtenir une entrevue monta à bord. Le nègre vint alors chercher Martin et le conduisit dans la pièce où se trouvait le cardinal. Un ecclésiastique le fit asseoir à côté du prélat, qui le reçut fort aimablement.

L’entrevue dura cinq minutes.

Le soir, le journal avait un compte rendu de deux colonnes.

Quelques jours après, Martin rencontra, à une bénédiction de cloches dont on l’avait envoyé faire le compte rendu, celui qui avait tenté de l’empêcher d’interviewer le cardinal. Le coup d’œil qu’il reçut lui prouva qu’il s’était fait un ennemi. — Certaines gens en veulent toujours à ceux qui ont su surmonter les obstacles dressés par leur malveillance.