CHAPITRE IX


Sur le vif



Est-il beau, un peu ! est-il beau ! » C’est par cette grosse plaisanterie que Collin fut accueilli, comme il revenait de se faire faire la barbe, un samedi matin. Le cri, poussé par Dugas, fut repris par deux ou trois autres, qui s’exclamèrent ainsi jusqu’à ce que Collin eût atteint son pupitre. Il riposta par quelques paroles aigres-douces aux compliments douteux qu’on lui faisait et alluma ensuite, avec nonchalance, une cigarette, en se renversant dans sa chaise.

Martin, qui l’avait suivi de près et qui entrait lui aussi tout frais rasé, fut accueilli par les mêmes compliments railleurs.

Cette petite scène se répétait toutes les semaines — et elle doit se répéter encore, si les habitudes des reporters n’ont pas changé.

Il ne faudrait pas en conclure que les journalistes ne se font faire la barbe qu’une fois par semaine, le samedi matin : leur système pileux exige des soins aussi fréquents que celui des autres mortels. Mais le samedi matin, il y a relâche, comme on dit au théâtre. Les reporters, ayant fini, pour vingt-quatre heures, de s’occuper des faits et gestes des acteurs de la comédie humaine, prennent un peu plus soin de leurs personnes. Cette visite chez le barbier et la nonchalance satisfaite avec laquelle ils se rapprochent, au retour, pour causer et pour fumer, sont les marques extérieures d’un état d’esprit différent de celui qui a été le leur pendant toute la semaine. Ils cessent alors de discuter les faits divers pour discuter le journalisme lui-même.

Que d’axiomes intéressants ou abracadabrants, que d’opinions censées ou subversives, que de théories nouvelles et défiant la pratique ont vu le jour, dans ces conversations du samedi, entre l’heure matinale à laquelle on donne la dernière copie et l’heure de la paye. On en remplirait des volumes, qui amuseraient et épouvanteraient tour à tour les lecteurs.

Quand Martin entra, on en était à fonder un nouveau journal. — Rien que cela.

Caron et Roy étaient d’avis que les reporters n’ont pas assez de liberté et qu’ils jouent un rôle trop impersonnel, et ils exprimaient l’opinion qu’un journal où tous les reporters seraient en même temps rédacteurs — sans que tous les rédacteurs fussent pour cela reporters — devrait être créé.

« Je crois », dit Caron, en pinçant les lèvres et en assujettissant son lorgnon, « que c’est ridicule d’obliger les reporters à raconter sèchement ce dont ils sont témoins, sans aucun commentaire. Nous ne sommes pas des machines. Nous sommes aussi intelligents que ceux qui écrivent les éditoriaux. »

« Savoir ? » glissa Dupuis.

Caron prit pour une remarque approbative l’interruption de Dupuis et continua : « de la sorte, nous nous formerions, petit à petit, et nous monterions à la rédaction. »

« Nous ferais-tu des faveurs, si tu étais rédacteur, » interrompit Martin ?

« Je vous donnerais mes traductions à faire, quand je voudrais reproduire l’article d’un journal anglais, » répondit Caron, en riant.

— Bien obligé.

« L’avantage que je verrais à ce que nous eussions la liberté de faire des commentaires », fit Roy, « c’est, que les journaux rapportent un tas de choses atroces. Ainsi, par exemple, quand nous rendons compte d’un crime, d’un meurtre, il devrait nous être permis de flétrir les meurtriers. »

« Peut-être vaudrait-il mieux ne pas rapporter ces atrocités, » suggéra Leblanc.

— Du moment que ça devient public, il faut bien en parler.

— Oui, mais pas nécessairement avec tous les détails révoltants qu’on lit généralement.

— Il faudrait, pour cela, que tous les journaux s’entendissent. Si un journal donne tous les détails et si nous en omettons quelques-uns, nous sommes « scoopés. »

— C’est vrai.

— Aux États-Unis, c’est comme cela que ça se fait. Les reporters font les commentaires qu’ils veulent et arrangent les histoires à leur manière.

« Moi, » dit Dugas, qui avait un faible pour les tournures barbares et pour les fautes de français, et que la perspective de devenir rédacteur embarrassait quelque peu, « je ne vois pas pourquoi nous ferions tant de commentaires. Les nouvelles devraient être données en quelques lignes. De la sorte, nous n’aurions pas besoin de nous creuser la tête pour écrire. Du reste, il y a une autre réforme plus urgente à faire, c’est d’améliorer notre sort. »

« Oui ! » dirent en chœur ses auditeurs.

« Voilà quatorze ans que je suis au service du journal et je n’ai pas encore eu une seule augmentation », gémit-il. — C’était faux, mais il ne voulait pas compromettre ses augmentations futures, en faisant connaître celles qu’il avait eues. — « Nous ne sommes pas considérés non plus », poursuivit-il, « Pourtant, le journalisme est une profession et nous sommes censés appartenir à une classe supérieure. Ce n’est pas tout le monde qui pourrait écrire comme nous le faisons, » ajouta-t-il, avec une légère hésitation, qui s’échappa à personne.

« Je ne sais jusqu’à quel point tu as raison, avec ta profession, » dit Brunet ; « c’est plutôt un métier. »

« Ce n’est pas même cela, » rétorqua Collin. « Si nous avons les heures de travail et les gages des gens de métier qui ne gagnent pas cher, c’est tout ce que nous avons. Nous n’avons pas d’unions et eux en ont. »

« Ça c’est vrai, » dit Dugas. « C’est ce qui nous manque. Moi qui vous parle, j’ai vu former deux ou trois associations de journalistes et elles ont toutes échouées. »

« Pourquoi donc, » demanda Martin ?

— Je ne sais pas… Parce qu’il n’y avait pas de confiance mutuelle. C’est ça qui nous manque, la confiance. »

Dugas eut un gros soupir de regret à l’adresse de cette confiance qui manque ainsi entre journalistes.

Il ne dit pas qu’il avait une telle confiance aux petits moyens qu’il allait périodiquement rapporter au propriétaire du journal tout ce que faisaient et disaient ses camarades. Le propriétaire lui répétait, du reste, à chaque fois, de le laisser tranquille avec ces histoires.

Un sourire discret passa sur les lèvres des quelques journalistes qui connaissaient leur homme et qui savaient quelle foi donner à ses doléances.

Dugas avait cependant dit la vérité au sujet des associations de journalistes à Montréal. Aucune n’a réussi, pas même celle qui avait été créée comme cercle affilié à la puissante union des typographes. Les défections et l’insouciance ont eu raison de toutes les tentatives.

La discussion n’avait pas duré jusqu’à ce que la paye fût prête et on joua aux cartes, — sans enjeu, — en l’attendant.

La paye et la distribution des corvées pour le lendemain vinrent terminer la matinée. Il n’échut aucune bénédiction de cloches ni aucune assemblée à Martin, et il s’en tira avec une traduction, qu’on le pria de rapporter le lundi matin, à la première heure.