L’enfant mystérieux/Tome II/Où Antoine danse une gigue macabre et où la Démone meurt… de joie…

J. A. Langlais, éditeur (p. 282-288).

CHAPITRE XI.


où antoine danse une gigue macabre et où la démone meurt… de joie.


Ce n’était pas seulement des idées noires qu’avait Antoine Bouet.

Son esprit était hanté par toutes les harpies du remords et du désespoir…

Il se sentait entraîné sur la pente vertigineuse qui mène à un abîme quelconque, – meurtre ou suicide

Tant de crimes inutiles !…

Et, parmi tous ces crimes, le plus atroce de tous, un fratricide !

Ce frère unique, dont il avait causé la mort, il le revoyait en imagination, tendant vers son bourreau des mains suppliantes, tandis que lui, Antoine, achevait impitoyablement l’œuvre fatale !

Et cette autre victime, cette vieille femme presque centenaire qu’il avait étranglée de ses propres mains, mais qu’un miracle avait sauvée, ne surgirait-elle point du fond de la rivière où son maigre corps se balançait au gré des vagues, pour venir le menacer, pendant ses nuits sans sommeil, de ses yeux verdâtres, qui faisaient une si étrange impression !…

Antoine frissonnait à cette idée.

Puis, émergeant du sein de ce brouillard où flottait sa pensée, se dressait l’image de sa pupille, qu’il avait reléguée sur une île déserte, au pouvoir d’un sauvage brutal qu’aucun des freins de la civilisation ne retenait !…

Ces deux spectres et cette enfant dansaient sous son crâne une gigue macabre qui lui donnait le vertige.

Positivement, il se sentait devenir fou.

Voilà pourquoi il était sorti et pourquoi il ne cessait, en marchant, de se répéter : « Il faut en finir !… Je suis perdu ! »

Sa grange s’allongeait dans la pénombre, à un arpent en arrière de la maison, tout au plus.

Les deux ventaux de la grande porte qui fermait la batterie, largement ouverts, laissaient béante une ouverture noire, où miroitait, par intermittence, la paille éparse ou liée en gerbes.

C’est dans ce trou carré et sombre qu’Antoine Bouet s’engouffra.

Il marchait d’un pas de somnambule, marmottant d’étranges choses, et n’apportait aucune hésitation dans ses actes.

Après s’être orienté pendant quelques secondes, il alla décrocher à une cheville de bois, fichée dans un des pans de la batterie, un rouleau de cordes. Puis il se munit d’une échelle, qui servait à communiquer avec le fenil, et revint au milieu de l’aire.

Là, il parut réfléchir durant quelques secondes…

Peut-être allait-il renoncer à son projet ou l’ajourner…

Mais, le cas échéant, il eût été trop tard…

Car, d’un des coins de la grange, derrière un vieux crible hors d’usage, surgit une voix moqueuse, qui disait :

— Eh bien, maître Antoine, qu’est-ce que tu attends donc ?

— Allons, mon ami Antoine, un petit coup de cœur !… Ça ne sera pas long, va ! reprit une autre voix, tout aussi narquoise, mais cassée et vieillotte, celle-là.

Le beau parleur tressaillit…

Un instant, son cerveau surexcité lui conseilla d’aller voir de près si ces voix, qu’il reconnaissait bien, appartenaient à des personnes réelles, ou plutôt ne venaient pas de ce monde mystérieux où il allait bientôt pénétrer.

Mais, le silence s’étant fait de nouveau, il se crut le jouet d’une hallucination, bien excusable en un pareil moment, et il dressa son échelle contre une poutre, pressé d’en finir.

En un clin d’œil, il était à cheval sur cette potence improvisée, à laquelle il attacha l’une des extrémités de la corde.

Cela fait, il enroula cette dernière autour de la poutre, jusqu’à ce qu’il n’eut plus en mains que la longueur voulue pour ne pas toucher terre au moment de la suprême crise.

Un œil se trouvant tout fait au bout libre de la corde – qui était une longe – Antoine s’en servit pour former un nœud coulant, qu’il se passa aussitôt autour du cou.

Alors, d’un coup de pied, il jeta l’échelle par terre et, sans une seconde d’hésitation, il se laissa choir hors de la poutre, grâce à un brusque mouvement des reins…

Comme si elles eussent attendu cette minute prise pour entrer en scène, deux ombres surgirent d’un coin de la grange et s’approchèrent du supplicié, qui battait l’air de ses membres convulsés.

C’étaient Tamahou et la Démone.

Ils riaient tous deux d’un mauvais rire.

Et le dernier souvenir de ce monde que dut emporter l’âme du misérable Antoine Bouet fut l’image grimaçante de ses deux complices !

Quand enfin le pendu cessa de gigoter, Tamahou dit à la sorcière :

— À présent, détalons… Puisque notre homme s’est chargé lui-même de la besogne que nous venions faire, il n’y a plus qu’à retourner là-bas.

Puis il ajouta en aparté :

— Ce garçon-là avait du bon !

Mais cette brève oraison funèbre du sauvage fut perdue pour sa compagne, comme pour le reste du monde, car la sorcière venait de s’affaisser morte sur place, sans même avoir poussé un ouac !

La joie l’avait tuée !

Ce que voyant, Tamahou sortit en toute hâte et s’élança au pas de course vers la grève, où il avait laissé son canot.

On eût dit que tous les diables de l’enfer lui donnaient la chasse, tant il allait !

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Comme il s’éloignait du rivage, pagayant avec ardeur, une raie de feu sillonna l’obscurité qui embrumait le fleuve, et une forte détonation retentit.

Tamahou tressauta et, pesant davantage sur son aviron, il fit glisser le canot avec une vélocité silencieuse sur le fleuve qu’assombrissait de plus en plus l’écharpe de la nuit.

Cette détonation, venant du large, fut bientôt suivie d’un bruit de chaînes dans les écubiers et de ces trépidations que produit la vapeur en s’échappant avec force des conduits qui l’emprisonnent.

C’était le Desperate qui arrivait de Québec.

Il était alors près de minuit.

Une chaloupe se détacha aussitôt des flancs du petit navire, ayant à son bord, outre les rameurs et le capitaine, deux des plus illustres médecins de la capitale.

Ces deux hommes allaient disputer à la mort la femme de lord Walpole, la mère de l’Enfant mystérieux !…

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Quand ils reprirent le chemin de Québec, le lendemain soir, la Dame Blanche était hors de danger.

Mieux que cela, elle avait recouvré la raison.

Une crise terrible la lui avait fait perdre.

Une crise non moins terrible venait de la lui rendre !