L’enfant mystérieux/Tome II/Épilogue

J. A. Langlais, éditeur (p. 289-297).

ÉPILOGUE



Un an après les événements qui terminent cette véridique histoire, la baie de Fortune, qui se découpe profondément dans la côte méridionale de Terre-Neuve, était le théâtre d’une scène bien étrange.

Un joli bâtiment à vapeur venait de jeter l’ancre à quelques encablures du fond de cette baie, pendant que, sur le rivage, se déployaient en éventail les tentes coniques d’un campement de sauvages.

Chose singulière et rare, toutes ces tentes étaient faites de bonne toile à voile, et d’une blancheur qui tranchait vivement sur le fond vert-sombre de la forêt de sapins, servant d’arrière-plan.

L’explication de ce matériel luxueux, pour un village ambulant de pauvres Mic-macs, est facile à donner.

Les naufrages sont fréquents dans cette partie du golfe Saint-Laurent qui avoisine les côtes de Terre-Neuve, et il ne s’écoule guère de semaines sans que des épaves de toute nature – mâts et voiles, objets provenant de la cargaison de vaisseaux éventrés, ou jetés par-dessus bord – ne viennent atterrir sur la plage et ne soient aussitôt recueillis par les sauvages, qui s’y tiennent constamment aux aguets.

C’est donc de la mer que provenait la splendeur inusitée du campement terre-neuvien.

Cependant, aussitôt que le grand yacht noir – sur la poupe duquel se lisait ce nom fatidique : The Desperate – fut bien affourché sur ses deux ancres, que les voiles furent serrées, et pendant que la vapeur fusait en trépidant dans les tuyaux d’échappement, un canot se détacha du bord et se dirigea vers le groupe de tentes qui hérissaient la plage.

Les sauvages s’étaient tous assemblés sur le bord de la mer, qui se trouvait haute, et attendaient, singulièrement intrigués, la venue de cette embarcation toute blanche et manœuvrée avec un ensemble parfait par six marins, vêtus de bleu.

Leur chef, un grand jeune homme à peau cuivrée, costumé d’une façon absolument fantaisiste, mi-partie mic-maque, mi-partie européenne, se tenait en avant des siens, sans armes et les bras croisés, dans l’attitude de l’un de ces Incas péruviens qui reçurent Pizarre.

À peine le canot eut-il abordé, qu’une vieille femme à l’air doux et ému se fit transporter à terre dans les bras de celui qui commandait, et qui n’était autre que lord Walpole.

Elle se dirigea aussitôt vers le chef mic-mac et, entourant de ses deux bras le cou du sauvage, elle l’embrassa sur les deux joues, en s’écriant :

— Michel, mon frère ! mon bon frère !

Le jeune homme pâlit — si toutefois un Indien peut pâlir !… Il recula de deux pas, considéra pendant cinq secondes cette femme vêtue richement ; puis, levant ses deux bras vers le ciel :

— Ma sœur ! la Dame blanche ! articula-t-il d’une voix gutturale.

— Oui, mon bon Michel, c’est bien moi… répondit madame Walpole. Les méchants manitous qui hantaient mon cerveau sont partis… Le Grand-Esprit les a fait chasser par les hommes de la médecine. Qu’il soit loué !

Michel et les autres Mic-macs s’inclinèrent et murmurèrent :

— Que le Grand-Esprit soit loué !

Lord Walpole alors s’avança et, s’emparant de la main de Michel Agathe :

— Sachem des Mic-macs, dit-il, votre père, vous et votre peuple, vous avez été bons pour votre sœur au visage pâle, jetée sur ce rivage par la tempête… Vous l’avez secourue, vous l’avez adoptée comme une des vôtres, et elle a vécu heureuse dans votre tribu…

La séparation de son mari, la privation de son enfant et l’horreur d’un naufrage au milieu d’une terrible tempête… avaient jeté un voile sur son esprit : elle était folle !

Et, cependant, vous ne l’avez pas abandonnée !

Pendant bien des lunes, elle vous a suivis dans vos expéditions de chasse et de pêche, partageant vos fatigues, mangeant avec vous la sagamité et la chair fumée du poisson, couchant sous vos tentes.

Vous l’avez respectée et aimée comme une mère : mes frères indiens, soyez bénis !

Chef Michel, donnez-moi votre main et permettez à lord Walpole de vous embrasser.

Et le richissime Anglais se jeta tout pleurant dans les bras du pauvre Michel Agathe, complètement ahuri.

Après cette accolade, l’Anglais, élevant la voix, s’écria :

— Mes frères mic-macs, mettez vos canots à la mer et suivez-moi à bord de mon vaisseau. Je veux vous témoigner ma reconnaissance par autre chose que des paroles, et je désire que vous vous souveniez longtemps de la visite de lord Walpole, le mari de la Dame Blanche.

Ces paroles étaient à peine prononcées, qu’un grand cri s’échappa de toutes les poitrines, en l’honneur des nobles visiteurs. Hommes, femmes et enfants coururent aux canots qui, en un clin d’œil, se trouvèrent dans leur élément, chargés de sauvages, de sauvagesses et de… sauvagillons.

On poussa au large, le grand canot blanc de lord Walpole, avec l’Union Jack en poupe, tenant la tête de la flottille.

Il y avait une quinzaine d’embarcations et une soixantaine de personnes, en tout.

Dès que le pavillon du commandant parut dans les eaux du yacht, une salve de six coups de canons réveilla les échos de la baie et fit tressauter sur leurs bans sauvages et sauvagesses, qui tous poussèrent d’abord un grand cri, puis, rassurés, se prirent à rire comme des convulsionnaires.

On arriva à bord sans encombre, et le maître-coq du Desperate dut se souvenir longtemps de la bombance qu’il fit faire à ces pauvres « enfants de la nature », jusque-là habitués à ne vivre que de poisson et de viande d’animaux sauvages.

Quand ils retournèrent à leur campement, gorgés de nourriture, imbibés de bon vin et lestés de présents de toutes sortes, les bons Mic-macs se croyaient sur les plaines giboyeuses du Grand-Esprit…

Plus d’un fit le plongeon. Mais aucun accident sérieux n’arriva.

Dès que la petite flottille eut enfin atterri au fond de la baie, le Desperate leva l’ancre. Ses canons tonnèrent une dernière fois, en signe d’adieu, et sa sirène fit retentir les échos d’un long hurlement.

Puis l’hélice battit les flots, et le Desperate quitta la baie de Fortune, que lady Walpole contempla longuement, lui murmurant dans son cœur cet adieu mélancolique que l’on jette aux lieux où l’on a souffert et pleuré.

Quelques jours plus tard, on jetait l’ancre près de l’île à Deux-Têtes, en face des grottes où Anna avait passé de si longs jours au pouvoir de Tamahou.

Ce fut avec un recueillement religieux que l’on visita ces trous sombres, creusés dans la falaise, et qui avaient servi de prison à celle qui se croyait alors orpheline.

Et, pendant que le capitaine Hamelin, – devenu le mari d’Anna depuis six mois, – racontait à son beau-père les événements qui s’y étaient accomplis, les deux femmes s’étaient jetés dans les bras l’une de l’autre et pleuraient silencieusement.

Enfin, on aborda à Saint-François.

Lord Walpole, après avoir donné l’ordre d’aller chercher un notaire, fit mander dans la maison de Pierre Bouet, devenue la propriété de sa fille, Ti-Toine et sa sœur et leur dit de sa voix grave :

— Mes enfants, vous avez été bien méchants pour votre cousine d’adoption ; mais Dieu vous a punis suffisamment. Votre père s’est donné la mort, et votre mère, devenue folle, est actuellement dans un asile d’aliénés. Ils ont expié leurs torts envers ma fille, et je ne veux pas être plus sévère que notre maître à tous, le Roi du ciel et de la terre, qui pardonne au pécheur, lorsqu’il a fait pénitence.

Cet héritage de Pierre Bouet, qui a fait commettre tant de crimes au fratricide Antoine et mis au cœur de votre mère une haine si tenace, je vous le remets entre les mains, – ou plutôt ma fille vous en fait don. Le notaire va venir et rédiger de suite un acte à cet effet.

Puis, se tournant vers Anna et son mari, le capitaine Hamelin :

— Est-ce que ce sont bien là vos intentions, ma fille, et les vôtres aussi, capitaine ?

— Parfaitement, mon père, répondit Anna.

— Ce que ma femme fait est bien fait, appuya galamment le capitaine.

En attendant l’arrivée de l’homme de loi, les jeunes époux convièrent leurs amis et leur firent de nombreux présents.

Ambroise Campagna, surtout, quoi qu’il en dit, fut comblé.

Inutile d’ajouter qu’un fort respectable magot passa dans les mains du bon curé de la paroisse, pour être distribué à ses pauvres.

Enfin, quelques heures plus tard, le contrat étant signé, le noble lord, suivi de sa famille, regagnait son yacht.

La sirène cria un adieu strident à la petite paroisse de St François…

L’Enfant Mystérieux quittait pour toujours l’Île des Sorciers !

FIN

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