L’enfant mystérieux/Tome II/Mari et femme

J. A. Langlais, éditeur (p. 255-262).

CHAPITRE VII


mari et femme.


La Gaffe, avec force excuses, pénétra le premier dans la maison, suivi de près par Richard et son compagnon.

— Madame, dit-il à très haute voix, je vous amène deux lurons qui viennent de l’échapper belle. Puis s’apercevant de l’absence de la maîtresse du logis :

— Ah ça ! fit-il… mais qu’est donc devenue la patronne ?

— Elle prépare la chambre de ces messieurs, répondit timidement Anna.

En entendant cette voix, partie de la pénombre où se trouvait le canapé, Richard se retourna comme s’il eût reçu la décharge d’une pile électrique.

— Mademoiselle… balbutia-t-il, très pâle.

— Monsieur… articula la jeune fille, toute rougissante, puis devenant à son tour aussi blanche que ses manchettes.

— Nous sommes bien importuns, sans doute, mademoiselle… voulut reprendre l’Anglais, cherchant à raffermir sa voix.

— Pas du tout, messieurs, répondit avec cordialité madame Hamelin, qui revenait de l’étage supérieur. Je suis femme et mère de marins, et j’entends que les naufragés soient bien accueillis chez moi.

Le gentleman s’inclina et allait répondre à cette gracieuseté, lorsque le patron intervint sans plus de façons.

— Madame, dit-il, monsieur est lord Walpole, un Anglais riche à millions… Quant à moi, je m’appelle André Pâquet et je suis le patron de la chaloupe qui vient d’éprouver de l’avarie… mais ça ne tire pas à conséquence.

— Messieurs, vous êtes les bienvenus. Veuillez suivre encore le guide qui a eu le bon esprit de vous amener ici… Il va vous montrer la chambre de mon fils, où vous pourrez changer de vêtements. C’est le plus pressé.

— Vous êtes mille fois trop bonne, madame, répliqua le lord en excellent français. Nous allons faire comme vous le désirez.

Et il emboîta le pas derrière La Gaffe, tandis que le patron fermait la marche.

L’ex-matelot de L’Espérance conduisit les deux hommes à la chambre de son capitaine, où tout était disposé pour qu’ils pussent refaire leur toilette, et il revint aussitôt se mettre aux ordres de madame Hamelin.

La table était déjà dressée et des viandes appétissantes – entre autres un rosbif saignant – n’attendaient que des estomacs affamés pour les engloutir.

En l’absence de ses hôtes, madame Hamelin s’entretenait avec Anna et Ambroise, tandis que la Dame blanche, subitement tranquillisée, avait le regard fixe d’une personne préoccupée, ce regard intérieur, pour ainsi dire, qui ne laisse rien pénétrer, dans la pupille, des objets visés.

On eût dit vraiment qu’elle réfléchissait, qu’elle analysait ses sensations, comme une personne qui comprend et qui raisonne.

Quelques gouttes de sueur, perlant à la racine de ses cheveux blancs, ne laissaient aucun doute sur le travail considérable qui s’opérait dans ce pauvre cerveau dévoyé.

— Eh bien, patronne, voilà du nouveau, n’est-ce pas ? souffla La Gaffe à l’oreille de la veuve, dès qu’il fut près d’elle.

— En effet, répondit celle-ci, nous n’avons pas l’habitude d’héberger des grands seigneurs anglais.

— C’est bien vrai, ce que vous dites là. Mais ce n’est pas ça du tout que j’entends par du nouveau.

— Quoi donc, alors ?

— Il s’agit de mon capitaine…

— De Charles ?

Et la veuve se trouva debout, en prononçant ce nom chéri.

— Oui, madame.

— Qu’y a-t-il ?… Que sais-tu ?… Mais parle donc !

— Eh bien, patronne, il y a que le milord connaît mon capitaine.

— Dis-tu vrai ?

— À preuve qu’il l’attend d’un moment à l’autre dans un beau yacht à vapeur, dont il est le commandant.

Et La Gaffe se redressa, comme si une partie de l’honneur rejaillissait sur lui.

La veuve, les mains jointes, leva les yeux au ciel, comme en extase. Puis, retombant vite sur la terre :

— Tu radotes, mon pauvre ami… Comment ce monsieur anglais si riche aurait-il fait la connaissance de Charles, parti depuis deux ans pour les Indes et n’ayant jamais donné de ses nouvelles ?… Non, non, va, mon bon La Gaffe, une pareille joie ne m’est pas réservée… J’aurais eu des rêves, des pressentiments… Mais rien ne m’a averti de l’approche de mon fils : je n’y crois pas.

— Pourtant, madame, fit observer Anna, si milord l’a dit à La Gaffe, il n’y a pas à douter.

— Si c’était vrai, mon Dieu, si c’était vrai ! murmura la veuve Hamelin, joignant les mains dans un espoir encore craintif.

— Il a l’air si bon, ce monsieur anglais, que je croirais tout ce qu’il dirait, moi… continua la jeune fille, d’une voix où il y avait une tendresse extraordinaire.

— Au surplus, reprit La Gaffe, la chose va être vite débrouillée, car voilà ces messieurs qui reviennent.

Lord Walpole, revêtu d’un joli costume de drap gris appartenant au capitaine Hamelin, faisait effectivement son entrée dans la salle, suivi de près par le patron renippé, lui aussi, de la tête aux pieds.

Il renouvela ses remerciements à la maîtresse de la maison, ajoutant qu’il bénissait le hasard qui l’avait conduit chez la mère du capitaine Hamelin, pour lequel il avait une estime particulière.

La veuve se défendit contre cette gratitude qu’elle eût voulu avoir méritée. Puis – avec une délicatesse de femme bien élevée, retenant son impatiente curiosité – elle dit gaiement :

— À table, messieurs… Vous devez mourir de faim… Nous causerons après.

Les étrangers ne se firent pas prier, car effectivement ils avaient l’estomac dans le dos.

Le repas fut relativement silencieux, quoique égayé de temps à autre par quelque exclamation gourmande du patron, qui avait le ventre expansif.

Quand le couvert fut enlevé, la veuve n’y tint plus :

— Je vous prie de m’excuser, milord, dit-elle, mais j’ai une question à vous poser, une question qui me brûle les lèvres…

L’Anglais s’inclina.

— Je suis à vos ordres, madame, dit-il.

— Le commandant de votre yacht s’appelle bien Hamelin, n’est-ce pas ?

— Oui, madame.

— Charles, de son nom de baptême ?

— En effet, madame.

— Et vous l’attendez d’un jour à l’autre ?

— Certainement. Je suis même surpris de ne pas l’avoir croisé en route.

— Eh bien, milord, béni soit Dieu qui vous a guidé vers une pauvre mère bien affligée… Votre capitaine est mon fils.

— Votre matelot me l’a dit, madame, et c’est beaucoup à cause de cette circonstance heureuse que vous me voyez ici.

— Mille grâces vous soient rendues, milord, pour cette bonne inspiration. Elle m’a donné la paix, l’espoir et le bonheur.

L’Anglais s’inclina de nouveau, avec cette gravité souriante qui ne l’abandonnait jamais.

Puis on se leva de table.

Mais il arriva alors une étrange chose…

Comme lord Walpole allait passer devant la folle, assise sur le canapé, celle-ci se dressa sur ses pieds et, mettant ses deux mains sur les épaules du noble étranger, elle l’arrêta net, plongeant son noir regard, à elle, dans ses yeux bleus, à lui.

Puis elle poussa un cri aigu : Richard ! et s’affaissa comme une masse sur le parquet.

Lord Walpole se frappa le front, devint livide et se laissa tomber sur une chaise, en murmurant : Eugénie ! Ma femme !!