L’enfant mystérieux/Tome II/Les frères Pape

J. A. Langlais, éditeur (p. 121-143).

CHAPITRE IX

les frères pape.


Il y a une quinzaine d’années, on voyait encore, accrochée au versant septentrional de l’Argentenay, une petite maison d’une vingtaine de pieds carrés, construite en pièces rondes superposées, et dont le toit, fait de planches brutes, était traversé par un vieux tuyau, servant de cheminée.

On avait dû, pour placer cette mâsure rustique, creuser la côte en équerre à peu près vers son milieu, car, à droite et à gauche de cet emplacement artificiel, les plans de terre enchevêtrés de racines s’élevaient presqu’à pic. En face, une petite plate-forme, d’une dizaine de pieds sur à peu près vingt-cinq et formée par les débris de l’excavation, servait de terrasse. Puis, à droite de cette terrasse, commençait un sentier de pied qui, serpentant à travers les arbres, communiquait avec la grève. Enfin, sur la gauche, un autre sentier obliquait vers le sommet de la côte et conduisait aux maisons espacées le long du chemin royal.

Cette étrange habitation se trouvait entièrement cachée et ensevelie sous le feuillage environnant. Seul, un maigre filet de fumée, émergeant du rideau vert jeté partout sur le flanc de la côte, décelait ou plutôt faisait soupçonner sa présence.

En 1857, cette maison était habitée par deux vieux garçons, l’un âgé de trente-huit ans, l’autre de quarante. On les appelait les frères Pape, par abréviation du mot Papelin, qui était leur nom.

Les Pape vivaient là depuis une vingtaine d’années. Cette portion de la côte, où ils avaient trouvé moyen d’installer la maisonnette que nous venons de décrire, puis une étroite lisière de grève, en face, voilà tout ce qu’il restait d’un héritage fort embrouillé qui leur était échu à la mort de leurs parents.

Les frères Pape faisaient un peu de tout : chasse, pêche, commerce de poisson, colportage, navigation, et autre chose encore. Leur réputation n’était pas mauvaise, bien que la sauvagerie naturelle de leur caractère et le genre de vie à part qu’ils menaient les rendissent le sujet de bien des conversations à voix basse, quand les autres cancans de village ne donnaient pas suffisamment.

Ils passaient pour pauvres aux yeux de la majorité ; mais certaines gens, se prétendant mieux informés, ou simplement par esprit de contradiction, avaient des hochements de tête et des sourires discrets qui témoignaient hautement de leur incrédulité à cet égard. Hochements et sourires pouvaient se rendre par : « Hum ! hum ! les Pape gagnent de l’argent ; on ne leur en voit jamais : donc ils le cachent ! donc ils ont un magot ! »

Les incrédules avaient raison.

Les frères Pape possédaient un joli magot en bel argent sonnant et trébuchant, soigneusement mis à l’abri des regards curieux dans la cave de leur mâsure. On accédait à cette cachette par une toute petite trappe pratiquée sous le lit de Jean, l’aîné des deux vieux garçons, et qui ne pouvait livrer passage qu’au seul bras. Et encore, le bras une fois introduit, il ne faut pas croire qu’il n’y avait qu’à ouvrir la main pour s’emparer du trésor.... Oh ! que non. Pas si bêtes, les Pape !.... Les difficultés, au contraire, ne faisaient alors que commencer.... Un voleur qui, par impossible, eût réussi à découvrir cette trappe adroitement dissimulée, aurait en vain exploré le sol dans toute l’étendue de la circonférence décrite par son bras engagé jusqu’à l’épaule.... Il n’aurait rencontré partout que le sol nu et durci.

C’est que les Pape, en hommes soupçonneux et prudents, avaient établi sous le plancher un système de trous et de cordes fort ingénieux.

À quatre pieds environ de la trappe, une petite tranchée oblique descendait vers un puits profond situé à un mètre et demi plus loin dans la direction du nord ; puis une autre tranchée remontait jusqu’au niveau du sol du côté opposé, de manière à former, avec la première, une sorte de canal courbe ayant à son centre le puits, qui servait de cachette.

Mais comment diable faisaient les Pape pour arriver jusqu’à leur trésor ?

Ah ! dame ! C’est là qu’était la malice !

Disons d’abord que le magot des deux frères — en argent monnayé exclusivement — était contenu dans un fort sac de cuir, fermé au cadenas comme les malles royales. Ce sac avait à chacun de ses angles supérieurs un anneau où était attachée une solide cordelette.

Cela faisait, par conséquent, deux cordelettes pour retirer le sac des profondeurs du puits.

L’une était engagée dans la tranchée aboutissant à quelque distance de la trappe et s’attachait à un crampon de fer planté dans une solive, juste au niveau du plancher. On ne pouvait donc atteindre l’extrémité de cette corde qu’en s’engageant tout à fait le bras dans la petite trappe et en suivant la surface inférieure du plancher au lieu de chercher sur le sol.

Première garantie contre les voleurs.

L’autre corde suivait la seconde tranchée et passait dans un trou percé sous le lit du plus jeune des Pape, adossé, celui-là, à la façade de la maison, vers son angle nord-est. Un gros nœud retenait cette corde dans l’orifice évidé du trou.

Tel était le mécanisme.

Mais, pour le mettre en opération, c’est-à-dire pour retirer le magot ou le replacer, on comprend qu’il fallait que les deux cordes fonctionnassent à la fois. Jean introduisait son bras dans la trappe, et saisissait sa corde du bout des doigts ; Baptiste empoignait son nœud, et alors tous deux tiraient lentement. Ces forces contraires avaient pour résultante, cela se conçoit, l’émergement du sac au-dessus du puits, où il demeurait suspendu.

Ce premier temps de l’opération terminé, Baptiste laissait filer doucement sa corde, pendant que Jean tirait à lui.

Le sac arrivait sous la trappe… mais, trop volumineux pour cette étroite ouverture, on le vidait ou le remplissait à la main, après en avoir ouvert le cadenas au moyen d’une des clés que Jean et Baptiste portaient toujours sur eux.

Cette étroite ouverture et ce gros sac constituaient une seconde précaution contre les voleurs.

Quant au système des deux cordes, requérant la présence des deux propriétaires pour atteindre le magot, c’était là, il faut l’avouer, une invention fort ingénieuse, mais qui ne témoignait certes pas de la confiance absolue qu’avaient l’un pour l’autre les frères Pape. Mais, enfin, on n’est pas parfait.

Dans tous les cas, et quoiqu’il en fût, ce système, dans son ensemble, permettait à nos avares de vaquer à leurs occupations multiples sans trop redouter les voleurs, ni même l’incendie, car le feu ne manquerait pas, le cas échéant, de brûler les cordes, — ce qui amènerait la chute du sac au fond du puits, où il y avait de l’eau en abondance.

Donc, de ce côté-là encore, parfaite sécurité.

Tout était prévu, tout était coordonné, de façon à ne point laisser la moindre prise aux éventualités du hasard.

Les Pape auraient revendu des points à Harpagon, de sordide mémoire.

Dans l’après-midi du 20 août — jour où Pierre Bouet fut frappé d’apoplexie — deux personnes causaient avec animation dans une salle basse de la maison des Pape.

C’était précisément la salle où se trouvaient les deux lits, l’un au nord, l’autre au sud. Elle était séparée d’une première chambre à l’ouest, servant d’entrée, et où se trouvait entassé le matériel de pêche des propriétaires : filets, nattes, claies d’osier, harts, perches, ainsi que quelques outils de charpentier et diverses pièces de bois, travaillées ou non.

L’un des interlocuteurs mentionnés plus haut – grand gaillard efflanqué, aux cheveux noirs comme le jais et à la peau parcheminée — était Jean Pape.

L’autre, Antoine Bouet, notre vieille connaissance.

On sait qu’Antoine avait des amis à l’Argentenay, patrie de sa digne femme, la tendre Eulalie. Mais il était tellement notoire, à Saint-François, qu’il ne frayait pas avec les Pape, qu’on eût été diantrement surpris de le voir chez eux, sur le pied de l’intimité la plus parfaite.

C’était encore là une des faces cachées de la vie du beau parleur.

Au moment où nous tendons l’oreille, Jean Pape avait la parole.

— C’est comme je te le dis, mon garçon.

Il appelait tout le monde mon garçon ou ma fille, suivant le sexe. (Était-ce à cause de sa qualité de célibataire endurci ?)

— Impossible, mon cher, répondait Antoine, avec un geste énergique de dénégation.

— Impossible, si tu veux, mais réel, réaffirmait Jean, qui était têtu.

— Il faudrait l’avoir vue de tes yeux.

— Je ne l’ai pas vue, mais c’est tout comme. Rappelle-toi que la nuit du feu, nous avons fouillé les débris, sans avoir pu seulement retrouver un gigot de la vieille.

— La belle affaire ! ricana le beau parleur : elle avait fondu jusqu’à la dernière pièce de sa vilaine charpente.

Jean hocha la tête avec incrédulité.

— Un corps humain ne s’anéantit pas comme ça en quelques minutes, dit-il. Et tu sais, je suppose, que la cahute a brûlé en un rien de temps ?

— Je l’ai entendu dire. — J’étais déjà loin, ne voulant pas manquer mon alibi.

— J’en suis sûr, moi, car je suis arrivé un des premiers.

— C’est-à-dire le premier.

— Non pas. Quelqu’un m’avait devancé, qui se trouvait sur les lieux au moment même où les flammes commençaient à faire éclater les vitres.

— Tu deviens fou !… Je quittais à peine la masure… J’aurais donc été vu !

— C’est bien possible.

— Satané chien ! comme tu dis cela !

— Hé ! ce qui est fait est fait… Il vaut mieux supposer les choses au pire.

— Enfin, qui t’aurait précédé là, puisque tu ne guettais que le moment ?

— Un homme qui ne te veut pas de bien.

— Cet homme ?

— Ambroise Campagna.

— Ambroise Campagna !

— Lui-même, mon garçon.

— Tu l’as vu de tes yeux ?

— Pas tout à fait ; mais, en arrivant sur la butte à Morency, tout près de la masure en flammes, je distinguai confusément plusieurs ombres qui se retiraient précipitamment vers le bois.

— Et tu ne m’en as rien dit ?

— La chose ne m’a pas frappé sur le coup… Ce n’est que plus tard… Et puis, je voulais m’assurer, prendre des informations, sans que ça parût…

— Et tu as réussi ?

— À peu près. J’avais cru reconnaître Johnny Fiset, à sa façon de marcher les pieds en dehors : je lui ai tiré tout doucement les vers du nez, en buvant un coup.

— Ah ! ah ! Et qu’as-tu appris ?

— Oh ! peu de chose comme certitude ; mais assez cependant pour que je te répète : Antoine, prends garde : la vieille a disparu, la Démone n’a pas brûlé dans sa maison.

Le beau parleur était tout pâle… Son regard méchant se chargeait de fauves lueurs.

Après une minute de silence, il dit d’une voix farouche :

— Alors, elle a été enlevée ?

— Ça ne fait pas l’ombre d’un doute.

— Mais pourquoi ?… Que faire d’une morte ?

— Qui t’assure qu’elle était bien morte ?

Antoine eut un éclat de rire fiévreux, et levant la tête pour regarder son interlocuteur bien en face :

— Décidément, Jean Pape, dit-il, tu as trop bu aujourd’hui ; tu bats la campagne.

— Décidément, Antoine Bouet, répondit l’autre sur le même ton, tu finiras par danser au bout d’une corde, avec ta foi en ton étoile.

Le beau parleur fit une assez laide grimace, à cette métaphore de son ami.

— Mais, enfin, reprit-il en se levant tout droit et en faisant un geste significatif, puisque je l’ai étranglée, jusqu’à ce qu’elle ne fît plus le moindre mouvement, et que, non content de cela, je l’ai enfermée dans sa cahute en flammes !

— Les vieilles de cette espèce ont la vie dure, et les flammes sont capricieuses, répliqua froidement Jean Pape.

Antoine haussa les épaules avec colère et fit quelques tours dans la pièce. Puis, s’arrêtant de nouveau devant l’aîné des Pape :

— Ainsi, tu serais porté à croire, non seulement que la Démone a été sauvée des flammes, mais encore qu’elle est vivante.

— Oui.

— Et qu’on veut s’en faire une arme contre ceux qui ont participé à l’enlèvement de cette fille de l’enfer, à qui le diable torde le cou.

— Parfaitement.

— Et l’imprudent qui est venu ainsi fourrer son nez dans nos affaires serait…

— Ambroise Campagna.

— Je m’en doutais. Oh ! ce Campagna, je lui garde un chien de ma chienne !

— Nous nous occuperons de lui quand son tour sera venu. Pour le moment, ne songeons qu’à parer le coup qu’il nous a porté.

— Tu as raison. Ce qu’il importe, avant tout, c’est de savoir où il a caché cette sorcière de malheur, morte ou vivante.

— Je crois que nous n’aurons pas besoin de chercher longtemps : la vieille doit être chez lui, gardée à vue dans son grenier.

— Qui te fait croire ?…

— J’ai vu de la lumière aux lucarnes, pendant la nuit, — et cela chaque fois que le hasard m’a fait passer par là.

Antoine se frappa le front de sa main ouverte.

— Satané corbillard ! grosse bête que je suis ! Moi aussi, je l’ai vue souvent, cette lumière inusitée, et je n’ai pas su deviner qu’il y avait là quelque chose d’étrange…

— Tiens ! tiens ! ricana Jean Pape, est-ce que, par hasard, tu trouverais maintenant que je n’ai pas trop bu, que je ne bats point la campagne et que je gagne bien le peu d’argent que tu me donnes, hein ?

Antoine ne répondit pas d’abord. Il arpenta fiévreusement la pièce, paraissant en proie à une sourde colère, mêlée de terreur. À la fin, il vint de nouveau se camper devant son complice :

— Écoute, Jean Pape, dit-il : nous sommes rendus trop loin pour reculer…

— Hem ! toussa le vieux garçon, laissant venir, suivant son habitude.

Antoine continua :

— Il nous faut cette femme !

— Hem ! hem ! toussa de nouveau Jean Pape.

— Il faut qu’elle disparaisse et, cette fois-ci, pour tout de bon !

— Un meurtre ! dit Jean Pape, avec un tranquille sourire.

— Un meurtre, soit, répondit l’autre froidement.

— C’est grave !

— Je ne dis pas le contraire.

— Et ça coûte cher !

— On paiera.

— Comptant ?

— La moitié avant, la moitié après.

— Tu es donc en fonds ?

— Un peu. Tu dois bien t’en douter…

— Ah ! oui : l’affaire de la goélette !

— Chut !

— Sois tranquille… Nous sommes bien seuls… C’est égal, tu es un chançard, et j’aurais dû flairer celle-là.

Et Jean Pape poussa un soupir de regret.

Antoine changea vite la nature de ses pensées, en demandant :

— Ça te va-t-il ?

— L’affaire de la Démone ?

— La belle question !

— Cela dépend du prix.

— Dix piastres !

Jean Pape se mit à siffloter, ne daignant pas même répondre.

— Vingt piastres !

Le sifflement redoubla.

— Trente !

— Non, articula sèchement Jean Pape.

— Ah ça ! mais deviens-tu fou ! s’écria Antoine… Trente piastres, c’est un beau denier !

— Ma tête et celle de mon frère valent plus, je pense.

— Il n’y a pas de risques à courir.

— Vas-y toi-même, en ce cas.

— Moi, non : on se défierait.

— Alors, laisse-la vivre, et buvons à sa santé… Je paye la traite pour la circonstance.

Et Jean Pape, ouvrant un grand coffre, en tira une bouteille de whisky, qu’il déposa sur la table et qu’il flanqua de deux tasses de ferblanc.

— Sers-toi, dit-il à Antoine.

Celui-ci, quoique de mauvaise humeur, ne se fit pas prier et avala d’un trait.

Jean Pape se versa une bonne rasade et, élevant sa tasse à la hauteur de sa bouche, il dit d’un ton goguenard :

— À la santé de cette pauvre vieille Démone ! Que le diable lui accorde encore de longs jours, pour voir mourir sur la paille ce mesquin d’Antoine Bouet !

Et il but lentement, avec volupté.

— Satané feu d’enfer ! cinquante piastres ! hurla le beau parleur, bondissant sur ses pieds.

— C’est mieux, mais pas assez… Marche ! marche, mon garçon ! dit tranquillement Jean Pape, en bourrant sa pipe.

Antoine fit un effort sur lui-même… Il avait une folle envie de sauter à la gorge de son complice.

— Écoute, Jean, reprit-il, et sois raisonnable… Je t’offre soixante piastres, dont trente comptant et les trente autres quand je verrai la Démone ici, morte ou vivante.

L’aîné des Pape regarda bien en face le beau parleur et lui dit résolument :

— À ton tour, écoute, Antoine Bouet… Quand on est, comme toi, un vil assassin et qu’on n’a pas le cœur de faire sa besogne soi-même, on ne doit pas chicaner sur le prix du sang…

— Jean Pape !

— Oh ! ne roule pas des yeux furibonds : c’est inutile avec moi. On ne m’effraie pas, tu le sais. Je te répète donc que, si tu tiens à ce que la Démone soit arrachée des mains d’Ambroise Campagna, ton mortel ennemi, et qu’elle soit mise dans l’impossibilité de révéler tout ce qu’elle sait sur ton compte — et elle en sait long — il faut te résigner à te fendre d’une forte somme.

— Combien veux-tu donc, sangsue ?

— Je veux deux cents piastres, pas un sou de moins.

Antoine fit un violent soubresaut.

— Jamais ! hurla-t-il, jamais je ne paierai aussi cher une vieille carcasse aux trois-quarts morte, si elle ne l’est pas tout à fait !

— C’est bien, dit froidement Jean Pape. La Démone vivra ; la Démone parlera ; tu seras perdu comme un chien, et ta filleule mangera l’héritage de ton frère, sans jeter même une aumône à tes enfants !… Et ce sera bien fait, car tu n’es qu’un faiseur d’embarras, incapable de résolutions énergiques. Voilà mon dernier mot.

Antoine était effrayant à voir. Une pâleur livide blanchissait ses tempes osseuses. Des gouttelettes de sueur froide perlaient à la racine de ses cheveux. Il était manifeste qu’un violent combat se livrait entre son avarice et sa colère.

La colère l’emporta.

Sans dire un mot, mais en proie intérieurement à une froide rage, il tira sa bourse et la vida sur la table.

Il y avait des pièces d’or et de la monnaie d’argent, qui se mirent aussitôt à étinceler aux rayons du soleil couchant.

Jean Pape, l’œil rivé sur cet amas lumineux, ne respirait plus…

Quant à Antoine, calme dans sa fureur, il prit les pièces une à une et les déposa devant son complice, en les comptant soigneusement. Mais ce qu’il y eut de singulier dans cette opération, c’est qu’il l’assaisonna des plus sanglantes invectives à l’adresse de Jean Pape, sans pour cela élever la voix le moins du monde, exactement comme s’il eût récité une leçon.

Reproduisons.

— Cinq, dix, quinze, vingt… Tu sais, Jean Pape, que tu es une affreuse canaille, un voleur, un meurtrier !… Vingt-cinq, trente, trente-cinq… Un ignoble bandit, un sale hypocrite, un scélérat qui a mérité dix fois la potence !… Quarante, cinquante, soixante… Tu n’as ni cœur, ni honneur, ni religion, ni sentiment, ni rien !… Soixante-cinq, soixante-quinze, quatre-vingts… Tu boirais le sang de ton père, si tu en avais un ; tu égorgerais ta mère, si un monstre comme toi était né d’une femme ; pour un peu d’or, enfin, tu te mutilerais toi-même, membre par membre, lambeau par lambeau !… Quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-dix… Et, avec tout ça, vil animal, tu es plus bête que cinq cent mille oies !… Quatre-vingt-quinze, cent !

Voilà ton compte, Jean Pape !

Celui-ci — qui n’avait pas sourcillé le moins du monde — allongea aussitôt la main pour s’emparer des pièces étalées devant lui ; mais Antoine lui tapa énergiquement sur les doigts.

— Minute ! fit-il… Tu es bien pressé de me dépouiller ! Faisons nos conditions.

— Elles sont toutes faites : cent piastres de suite et cent piastres quand la vieille aura rendu ses comptes.

— Fort bien. Mais je veux deux choses…

— Parle.

— D’abord, que l’affaire se fasse sans retard, cette nuit même…

— Hem ! Au fait, pourquoi pas ?

— Puis, qu’avant d’expédier la Démone, vous l’ameniez ici et la cachiez jusqu’à ce que je sois venu la voir. J’ai à lui parler.

— C’est facile : nous la logerons au grenier.

— Bien. Tu mets ton frère dans la confidence, je suppose ?

— Sans doute. À moi seul, je n’arriverais pas.

— Arrangez-vous à votre guise et réussissez, car autrement il vaudrait mieux ne pas éveiller l’attention de nos adversaires.

— Nous réussirons, j’en suis sûr.

— À demain, donc ! je viendrai de nuit.

— À demain, mon garçon ! La vieille sera ici pour te recevoir.

Antoine allait s’éloigner, quand un sifflement prolongé se fit entendre, paraissant descendre des hauteurs qui dominaient la maison.

Jean Pape mit sa main sur l’épaule d’Antoine.

— Un moment, dit-il. Voici Baptiste : il a peut-être du nouveau.

Une minute s’écoula, puis la porte s’ouvrit et Baptiste Pape entra.

C’était un petit homme trapu, à la physionomie joyeuse et rusée, aux allures vives, à la parole facile et narquoise.

Il pénétra dans la salle en battant une succession d’entrechats. Apercevant Antoine, il s’écria :

— Victoire ! victoire ! grande nouvelle, vénérable huissier et non moins vénérable frère !

— Qu’y a-t-il ? demanda le beau parleur.

— Il y a que Baptiste Papelin alias Pape n’est pas un imbécile…

— C’est en effet une nouvelle surprenante, grommela Jean.

— Au fait, au fait, interrompit Antoine, et en deux mots, bavard !

— Eh bien ! ton frère est mort.

— Mort ! fit Antoine, en bondissant sur ses pieds.

— Oui, mort, ou peu s’en faut.

— Quand cela ? comment ?… Mais parle donc !

— Quand ?… Il y a quelques heures à peine. Comment ?… Voici la chose. Suivant tes instructions, maître Antoine, je suis allé cette après-midi chez Pierre Bouet, pendant sa digestion, et je l’ai mis adroitement sur la piste de son histoire de sauvages… Une fois que l’eau fut sur le moulin, fallait voir comme ça marchait !… Le bonhomme en avait par-dessus la tête, et, moi, je poussais tranquillement à la roue par mes gestes et mes exclamations… Ah ! que c’était donc drôle !

— Finiras-tu ? gronda Antoine, presque menaçant.

— Ça y est ! — Tu as donc bien hâte d’hériter ! — Je voyais bien que le vieux avait la figure toute rouge, mais je ne croyais pas que les choses marcheraient si vite, — lorsque, crac ! boum ! le voilà tout de son long sur le plancher, comme un bœuf assommé.

— L’apoplexie ! murmura Antoine.

— Oui, l’apoplexie : le Dr Demers l’a dit tout à l’heure.

— Le médecin pense-t-il qu’il en reviendra ?

— Il n’en sait encore rien. Une bonne saignée a été pratiquée, et l’on s’attendait à du mieux quand je suis parti.

Antoine s’élança au dehors, criant à ses amis :

— À demain !… N’oubliez pas !… Nos affaires prennent bonne tournure !

Et il disparut dans le sentier qui conduisait à la grève.