L’enfant mystérieux/Tome I/Le Trésor de Fournier

J. A. Langlais, éditeur (1p. 145-153).

CHAPITRE IV

le trésor de fournier


Antoine frappa de son pic le sommet de cet angle et s’écria :

— Le trésor est ici !

Tamahou avait assisté à ce singulier travail sans y prendre part. Debout contre un arbre voisin et majestueusement drapé dans sa couverte crasseuse, il n’avait laissé lire sur sa figure impassible aucun étonnement, bien que son esprit fût agité d’une étrange façon.

Pour lui, en effet, toutes les simagrées d’Antoine paraissaient des invocations à quelque divinité inconnue, veillant comme l’antique dragon des Hespérides sur le trésor de l’île à Deux-Têtes. Les lignes cabalistiques tirées sur le gazon, les mesures prises avec soin, et même jusqu’au geste solennel de son compagnon frappant de son pic un point déterminé du sol, tout cela était dans l’ordre aux yeux du Sauvage. Il s’agissait de se rendre la gardienne favorable : les jongleries ne devaient pas être épargnées.

Tout en étant donc sous le coup d’un respect superstitieux, Tamahou ne s’était pas autrement ému et avait attendu avec un flegme de sagamo la fin des préparatifs.

Dès qu’Antoine se fut écrié : « Le trésor est ici ! » il quitta lentement son poste et s’avança.

— À l’œuvre, compère ! lui dit le beau parleur, dont l’œil brillait de fièvre. Pendant que je ferai jouer le pic, vous vous escrimerez avec la pelle et rejetterez hors du trou la terre que j’y aurai détachée. Allons, dépêchons-nous… il y va de notre fortune !

Tamahou, sans prononcer une parole, prit la pelle apportée par Antoine et se mit à creuser.

L’autre entamait déjà le gazon à grands coups de pic.

Il était alors un peu plus de quatre heures du matin. Le disque rouge-feu du soleil surgissait lentement des hauteurs dentelées de la côte sud, et ses rayons traversaient presque horizontalement le feuillage du plateau, pour aller se jouer sur les travailleurs. Une légère brise commençait à s’élever, venant de l’ouest ; elle faisait onduler doucement les rameaux sonores des bouleaux, mais elle était impuissante à sécher le front trempé de sueur des deux compères.

C’était un étrange spectacle, qu’aurait reproduit volontiers le fantastique pinceau de Salvator Rosa.

Après une demi-heure d’un travail acharné, Antoine et son compagnon durent prendre un instant de repos. Leurs vêtements étaient collés sur leur peau ruisselante et les veines de leur cou gonflées à se rompre.

Tamahou avait dû même faire un sacrifice pénible : il s’était dénanti de sa couverte, qui gisait lamentablement sur le gazon, à quelques pas de là. Le pauvre homme avait alors apparu dans un costume à effrayer les oiseaux de proie et à faire rire un recorder en fonctions. Imaginez des mitasses, devenues hauts-de-chausses, et montant jusque sous les bras, puis une sorte de sarrau tout en loques, d’une étoffe impossible à définir, recouvrant la partie supérieure du tronc et retombant en franges multiformes jusqu’à la hauteur des reins… Ajoutez à cela la coiffure que vous savez, faisant diadème à la figure grotesquement impassible du pauvre Sauvage… et songez un peu à ce que ça devait être !

Le lugubre Antoine lui-même faillit presque sourire à cette apparition carnavalesque ; mais la fièvre d’or qui le consumait l’empêcha vite de se livrer à cet excès de passion, et il préféra supputer mentalement la valeur de son trésor.

Quant à Tamahou, il était à cent lieues de se douter qu’il ne fût pas mis comme un cockney d’Hyde-Park, et il se cambrait aussi fièrement sous ses guenilles, qu’un mendiant castillan drapé dans ses haillons.

Après cinq minutes de répit, les travailleurs se remirent à l’œuvre. Bientôt leur tête seule émergea d’une excavation de six pieds carrés, au fond de laquelle le pic continuait à s’enfoncer furieusement, pendant que la pelle, de beaucoup plus calme, rejetait méthodiquement les débris au dehors.

Tout à coup, Antoine s’arrêta. Son outil venait de rencontrer une surface résistante, résonnant creux.

— Le voilà ! le voilà ! s’écria le chercheur, d’une voix étranglée.

— Aoh ! fit Tamahou. Es-tu sûr ?

— Sûr et certain. Hardi ! compagnon ; enlève vite la terre qui recouvre le coffre, pendant que je vais déblayer autour.

Et le beau parleur, fou d’émotion, se prit à donner le long des parois inférieures de la fosse de si furieux coups de pic, que tout en tremblait. Le promontoire entier résonnait comme un bronze creux.

— Hardi ! mon brave, hardi ! vocifère Antoine… nous y sommes !… nous le tenons !… Ah ! satané corbillard ! quelle fortune !… Ce coffre est aussi grand que la fosse !

Et le pic de frapper ! et le cap de résonner avec des bruits de canon qui détonne !

Soudain – ô miracle ! – un formidable craquement se fait entendre ; la terre paraît trembler, et le coffre ensorcelé se dérobe sous les pieds des travailleurs, les entraînant avec lui dans les entrailles de la falaise !

C’est à peine s’ils ont eu le temps de jeter un cri.

Quelques instants s’écoulent ; puis le son d’une voix rauque monte de l’abîme, en même temps qu’un bruit étrange de terre et de rochers qui dégringolent.

— Aoh ! grommelle la voix.

— Satané coffre ! murmure un autre organe souterrain.

— Pas mort, toi non plus ? demande Tamahou.

— Pas tout à fait. Et vous ? gémit Antoine.

— Je n’en suis pas sûr. C’est peut-être ici l’enfer du Grand-Esprit.

— Ce maudit trou n’en vaut guère mieux.

— C’est la fée du trésor qui nous a punis.

— Au diable les trésors et les fées. Tâchons pour le moment de sortir d’ici. Où sommes-nous ?

— Dans la terre.

— Connu. Mais dans quelle partie ? à combien de profondeur ? Voyons ça.

Et Antoine se tire péniblement d’un amas de terre qui l’ensevelit jusqu’à mi-corps. Il tâte à droite et à gauche les parois de la fosse où il vient de choir d’une façon si inattendue. Ses doigts ne rencontrent que le roc vif. Il répète la même opération en avant de lui. Là, il trouve le vide – un vide obscur, humide, impénétrable.

— Par ici ! crie-t-il à son compagnon.

Tamahou, qui vient aussi de se dégager, s’approche en tâtonnant.

— Je veux être pendu, dit-il avec humeur, si nous n’allons pas rencontrer quelque esprit dans ce trou noir.

— Viens toujours, mon garçon, réplique le beau parleur. On va savoir à quoi s’en tenir dans une minute.

Les deux hommes, l’un suivant l’autre, s’engagent alors dans une sorte de boyau souterrain, haut de six pieds et large de trois environ, s’ouvrant devant eux en pente douce et conduisant Dieu sait où.

Ils font ainsi une dizaine de pas, puis sont forcés de s’arrêter en face d’une muraille de rochers à pic.

C’est le boyau qui se termine là, en cul-de-sac.

Que faire ? Va-t-il falloir retourner en arrière et se retrouver dans la fosse abandonnée tout à l’heure.

Antoine veut au moins constater à l’évidence l’impossibilité d’aller plus loin. Il tâte, sonde, palpe les parois qui l’entourent… Rien. Pas d’issue !

— Allons ! se dit-il, c’est pire que je ne pensais. Est-ce que, par hasard, nous serions condamnés à crever de faim dans ce maudit cachot ?

Tamahou, lui, attend impassible le résultat des recherches de son compagnon. Son stoïcisme d’Indien ne lui permet pas de s’émouvoir, bien qu’il se croie sûrement sur la route qui mène aux plaines de chasse du Grand-Esprit.

C’en était fait !

Antoine, après de vaines tentatives pour trouver une issue, allait retourner sur ses pas, lorsque son pied gauche, en s’écartant pour faire volte-face, ne rencontra que le vide.

Le beau parleur faillit tomber et ne réussit à garder son équilibre qu’en s’arc-boutant du bras gauche contre la paroi rocheuse.

Mais cet incident lui donna un vague espoir. Il se baissa et se mit à sonder de la main la solution de continuité du sol.

Une ouverture triangulaire, assez grande pour livrer passage à un homme, béait dans l’angle du cul-de-sac.

L’obscurité seule avait empêché de l’apercevoir.

Antoine s’y engagea bravement, les pieds en avant. Tamahou l’imita sans se faire prier.

Les deux hommes se glissèrent ainsi dans la fissure l’espace d’une minute. Puis Antoine tomba sur ses pieds, en s’écriant :

— Nous voilà sauvés !

Le beau parleur venait de déboucher dans une grotte assez spacieuse, faiblement éclairée par un jour lointain.

Tamahou ne tarda pas à le rejoindre, mais il n’eut pas plutôt regardé autour de lui, qu’il poussa un cri de stupeur :

— Ma cabane !