L’enfant mystérieux/Tome I/Tamahou

J. A. Langlais, éditeur (1p. 136-145).

CHAPITRE III

tamahou


Le tonnerre tombant à ses pieds n’eût pas plus surpris Antoine.

Il s’arrêta net et jeta un regard anxieux dans la direction d’où semblait être partie la voix.

Ce qu’il vit n’était certes pas fait pour le rassurer.

Un homme de haute taille se tenait debout sur une éminence, à quelques pas de là, le couchant en joue avec une longue carabine.

Cet homme devait être un Sauvage, à en juger par son teint cuivré, ses pommettes saillantes, ses cheveux relevés en touffe sur le sommet de la tête, et surtout le bizarre accoutrement qu’il portait. Une vieille couverture de laine lui tenait lieu de manteau, et ses jambes étaient enveloppées de mitasses frangées de poils de porc-épic. Sur la partie de la tête entourant la touffe, un mouchoir rouge à carreaux était enroulé comme un turban, en guise de coiffure.

— Que viens-tu faire ici ?… qui es-tu ? demanda le Sauvage, de sa même voix terrible et tenant toujours son arme abaissée dans la direction d’Antoine.

Ce dernier, en proie à la plus violente terreur, ne put que balbutier quelques mots inintelligibles.

— Réponds vite, ou je tire ! continua l’inconnu, en mettant un doigt sur la détente.

L’imminence du péril tira Antoine de sa torpeur. Il tomba à genoux et joignant les mains :

— Ne tirez pas, mon ami ! ne tirez pas !… Je vais vous dire…

— Parle, alors…

— Je suis un pauvre pêcheur égaré, que le courant a entraîné jusqu’ici.

— Où est ton canot ?

— Là, du côté nord de l’île.

— Es-tu seul ?

— Tout fin seul.

Le Sauvage, qui venait d’abaisser son fusil, l’épaula de nouveau.

— Tu mens ! cria-t-il ; tu vas mourir !

— Je vous jure… commença vivement Antoine.

— Tu mens ! te dis-je. Si tu n’étais qu’un pêcheur en quête de poisson, pourquoi courais-tu ici, comme un fou, vers ma cabane ?

— Je voulais… je prenais de l’exercice… C’est qu’il ne fait pas chaud, savez-vous, avant soleil levé !… Brrrrou !

Et le beau parleur, sans s’en apercevoir, épongea son front couvert de sueur.

— Tu vois bien que tu mens ! répliqua l’autre, d’une voix sardonique. D’ailleurs, la langue des blancs ne sait pas faire autre chose ; elle est fourchue comme celle du serpent. Mais on n’en impose pas à Tamahou. Tu venais pour surprendre ma retraite et me livrer aux hommes noirs de la reine.

— Pourquoi faire, mon Dieu ?

— Pour qu’ils me pendent ou me fassent mourir lentement dans leurs grandes bâtisses de pierre… Aoh ! mais c’est qu’ils ne me tiennent pas encore et que j’en refroidirai plus d’un avant d’avoir la corde au cou. Que les manitous détournent de moi leurs faces, si je ne dis pas vrai !

— Mais mon cher ami… insinua Antoine.

— Quant à toi, poursuivit violemment le Sauvage, je vais t’apprendre à t’occuper de mes affaires. Adresse ta prière au Grand-Esprit, et dépêche-toi, car je ne t’accorde que cinq minutes de vie.

— Ah ! mon Dieu ! quel mal vous ai-je donc fait en venant sur cette île, que je croyais déserte ? larmoya le pauvre insulaire de Saint-François, complètement terrifié.

— Tu es venu m’espionner.

— Jamais de la vie, monsieur le Sauvage ! Que le ciel m’écrase si…

— Le temps marche : tu n’as plus que quatre minutes à toi ! se contenta de répondre gravement le singulier juge.

— Mais, puisque je vous dis que je ne vous connaissais ni d’Ève ni d’Adam, avant de vous avoir rencontré tout à l’heure ! se récria Antoine, avec la persistance de l’innocent faussement accusé.

— Plus que trois minutes ! fit la voix solennelle du Sauvage.

Le malheureux chercheur de trésor se tut, comprenant enfin que ses lamentations demeureraient vaines. Il se prit à regarder bien en face sa position.

Cette position était effrayante.

Il se trouvait complètement au pouvoir du bandit qui le tenait au bout du canon de son fusil. Pas le moindre secours à attendre ! Aucune chance de s’échapper ! Nul moyen d’attendrir le meurtrier ! Et, avec cela, seulement trois minutes pour réfléchir !

Il y avait de quoi devenir fou.

Mais il arrive souvent, dans ces crises suprêmes, où quelques secondes balancent la vie d’un homme, que les facultés se concentrent brusquement et font jaillir de leur choc désespéré l’étincelle qui sauve, en éclairant.

C’est ce qui eut lieu pour Antoine.

Au moment où les trois minutes étant écoulées, le Sauvage penchait la joue sur la crosse de son fusil, allongeait l’index vers la détente et allait tirer, l’huissier s’écria tout d’une haleine :

— Arrêtez ! et je vous donne assez d’argent pour vous acheter de l’eau-de-feu, de la poudre et du plomb, tant que vous en voudrez !

Une vague réminiscence lui était venue tout à coup que les Sauvages aiment passionnément les boissons spiritueuses, qu’ils nomment eau-de-feu, et il recourait à ce moyen in extremis de persuasion.

Il n’avait pas tort.

Tamahou laissa vivement retomber son arme, et une flamme extraordinaire passa dans ses yeux.

— Dis-tu vrai ? fit-il avec agitation.

— Vous allez en juger, répondit Antoine, qui poussa un immense soupir de soulagement et se remit sur ses jambes.

— Parle vite, et tu es sauvé, si tu ne me trompes pas.

— Écoutez, mon ami… Mais, auparavant, déposez votre arme, si vous voulez que la langue ne me fourche pas. On ne dit jamais la vérité en face d’un canon de fusil.

Le Sauvage parut comprendre la justesse de cette observation, car il s’exécuta aussitôt.

— Voici la chose, reprit Antoine, que le désarmement de son interlocuteur parut mettre singulièrement à l’aise : il y a ici même, sous nos pieds, un trésor suffisant pour acheter toute l’eau-de-feu que contient la ville de Québec.

— Un trésor ? fit Tamahou, qui ne semblait pas comprendre parfaitement.

— Oui, un trésor, mon ami… c’est-à-dire de l’or et de l’argent à remuer à la pelle.

— Qui te l’a dit ?

— Une sorcière de l’île d’Orléans pour qui les entrailles de la terre n’ont pas de secrets.

Tamahou parut impressionné. Cette qualification de sorcière valait à elle seule plus que tous les arguments du monde.

Il réfléchit un instant, puis relevant la tête et regardant Antoine avec une sorte de timidité :

— Et cette sorcière a fait une médecine qui lui a révélé que le trésor était enterré ici ?

— Oui… c’est-à-dire qu’elle n’a pas désigné l’île à Deux-Têtes, mais qu’elle m’a affirmé que le trésor doit se trouver près d’une talle de cinq bouleaux, sur l’un des trois îlots qui avoisinent l’île d’Orléans, où elle demeure.

Aoh ! fit le sauvage, complètement radouci.

— Vous voyez donc que j’avais de bonnes raisons pour courir, en apercevant les cinq arbres que voici, et que je n’avais aucune mauvaise intention à votre égard.

— C’est vrai, je me suis trompé. Le Grand-Esprit seul ne se trompe jamais.

— Il faut avouer que votre erreur a été bien près de me coûter cher… Mais, enfin, n’en parlons plus et donnons-nous la main.

Tamahou hésita.

— Tu es l’ami de la sorcière ? dit-il.

— Son plus grand ami.

— Et c’est elle qui t’a envoyé ?

— Oui.

— C’est bon. Tu lui feras faire une médecine pour que Tamahou échappe à ceux qui le poursuivent.

— Je vous le promets.

Les deux hommes, qui s’étaient rapprochés, se tendirent la main, et la paix fut conclue.

Alors commença le grand œuvre, le déterrement du trésor.

Mais disons, avant de poursuivre, de quelle façon étaient disposés les cinq bouleaux si heureusement découverts par Antoine Bouet.

Ils formaient deux lignes à peu près parallèles, à la distance d’environ six pieds l’une de l’autre.

La première ligne se composait de trois arbres énormes, couronnant une sorte de cap qui terminait le plateau de ce côté-là. Quelques-unes de leurs racines, après s’être élancées au-delà de la saillie du cap, se contournaient en dessous, pour aller s’enfoncer dans les crevasses des rochers qui servaient d’assises au promontoire.

On eût dit un enchevêtrement de boas.

Trois pieds à peine séparaient chacun de ces arbres.

Les deux bouleaux de la seconde rangée — situés, comme nous l’avons vu, six pieds en arrière — étaient plus petits que leurs chefs de file enfoncés en pleine terre, mais la même distance existait entre eux.

Tout, dans cette disposition fortuite, était donc conforme aux indications de la Démone.

Le trésor n’avait qu’à se bien tenir !

En effet, puisque la cartomancie donnait à la sorcière raison sur un point, pourquoi lui ferait-elle faux bond sur un autre ?

Voilà ce qu’Antoine se disait, tout en prenant ses mesures, c’est-à-dire en tirant des lignes sur le sol d’un arbre à l’autre, de manière à former un W, puis en prolongeant la première et la dernière branche des V jusqu’à les faire opérer leur jonction en arrière.

Jamais arpenteur ne fit mieux les choses.

Quand ce beau travail géométrique fut terminé, les lignes tracées sur le sol représentaient la figure suivante :