CHAPITRE XII

un miracle de la sainte-Vierge


C’est encore la campagne. La campagne canadienne si belle, si prenante.

C’est l’atmosphère limpide des pays du nord, la senteur si douce du parfum des montagnes couvertes de résineux.

Sur le gué qui fait du Lac Bouchette deux lacs d’inégale grandeur, des groupes de pèlerins s’en vont vers l’ermitage. Les uns vont à pied, soit par économie, soit par esprit de pénitence et de sacrifice. D’autres sont en voiture. Parmi ces derniers, deux femmes, bien mises, semblent à la fois heureuses et honteuses de se retrouver dans leur pays.

En effet, elles sont du pays, ces deux femmes venues de Montréal.

Elles sont du pays, ces malheureuses perdues par l’emprise du luxe et de l’or.

Rose Sanschagrin et Luce Neuville !

La première, Rose Sanschagrin, victime de l’éducation moderne et de l’engouement exagéré de notre peuple pour les étrangers ; Luce Neuville, perdue par le luxe criard et la facilité de mœurs de ses maîtres, maintenant atteinte du terrible mal qui, en ville, guette et atteint la grosse moitié de nos campagnards qui deviennent citadins !

La tuberculose pulmonaire a fait de la belle et robuste Canadienne une pauvre fille maigre et pâle, traînant tristement un reste de vie auquel elle ne tient guère.

La science médicale ayant été impuissante à conjurer le mal, la jeune fille a pensé à la Vierge Immaculée, au sanctuaire de son pays.

À sa cousine Rosette, elle a communiqué son projet tout en lui proposant de l’accompagner.

— Elle est si bonne, si puissante, notre Sainte-Vierge. Elle peut me guérir comme elle a sauvé Gustin et Georges.

Ce que Luce ne dit pas, c’est qu’elle a autre chose à demander à la Sainte-Vierge. Ce qu’elle désire, c’est moins sa guérison physique à elle que la guérison morale de sa cousine.

Ce qu’elle se propose de demander, c’est avant tout que sa cousine abandonne sa vie de vices et de péchés pour revenir aux sentiments d’honneur de ses parents.

Aux pieds de la statue miraculeuse, les deux cousines prièrent avec ferveur.

La malheureuse, que guette la mort, a fait le sacrifice de sa vie à la Sainte-Vierge. Elle a offert son existence pour le salut de sa cousine, pendant que cette dernière se contente de répéter les formules apprises pendant sa jeunesse et qu’elle se rappelle encore malgré que, depuis des années, elle ne prie plus.

Pour elle ce sont des chapelets qu’elle récite et la grâce descend dans son âme et son cœur salis de vices et de débauches. Le vide de sa vie lui apparaît dans toute son horreur, ce qu’elle est, elle s’en rend compte aux pieds de cette statue.

Lucette prie surtout mentalement : « Seigneur mon Dieu, au nom de votre Fils, écoutez ma prière ; Vierge Sainte, intercédez pour nous, prenez ma vie, mais sauvez Rosette, sauvez-la malgré elle, s’il le faut, touchez son cœur ; pour son salut, je vous offre ma vie. »

Puis, elle pense à ses parents, à son fiancé.

Pour ce dernier, elle demande la résignation à la volonté de Dieu, pour ses parents, elle demande la paix et la tranquillité.

Longtemps, les deux cousines prièrent aux pieds de la Sainte-Vierge, puis, elles montèrent la voie douloureuse.

Habituellement, c’est la solitude de la forêt, mais ce jour-là, un groupe de pèlerins faisait le chemin de la croix. Robert Neuville, sa femme, Placide Sanschagrin, Maria, son épouse, parcouraient en famille la voix douloureuse. Quelle grâce venaient-ils demander ?

La grâce que demandent tous les pères, toutes les mères qui ont des enfants qui se perdent.

Grâce de salut ! Sauvez mon enfant, disait au début, Célanire Neuville ; sauvez mon enfant, répétait l’autre maman, Maria Sanschagrin, puis tous quatre répétant à la seconde station : sauvez nos enfants !

Les deux montréalaises eurent un moment d’hésitation. Rose aurait peut-être reculé, mais Lucette s’en vint résolument à ses parents.

À sa compagne, elle a dit en deux mots ses espérances de pardon et de réconciliation avec sa famille.

Sans un mot, sans un bonjour, elle vint s’agenouiller près de sa mère. Ce fut un moment de stupeur, mais le chemin de la croix se continuait sans une parole autre que la prière : Sauvez nos enfants disaient les parents ; sauvez-nous, disaient les deux filles.

Puis la prière finie, tous redescendirent la montagne. Au réfectoire des Pères, un repas simple, mais substantiel, pendant lequel mère et fille échangèrent quelques questions un peu gênées. Les papas étaient sombres ; leurs filles revenaient, mais dans quel état d’esprit étaient-elles ?

Revenaient-elles avec le repentir de leurs fautes et erreurs ? Avaient-elles le ferme propos de recommencer leur vie sur une base de devoir et d’honneur ou bien leur visite était-elle tout simplement repos et distraction ?

Le mystère ne tarda guère à être éclairci par Luce qui disait à sa mère : Mes jours sont comptés ; je ne verrai pas l’hiver et je ne regrette pas la vie pour ce que j’en attends, mais je voudrais mon pardon.

Robert Neuville qui, sans le dire, avait regretté sa dureté à l’égard de sa fille, ouvrit ses bras à l’enfant prodigue.

— Reviens à la maison, peut-être y a-t-il encore moyen de te guérir.

— Je ne l’espère pas, je ne le désire pas non plus.

Alors, pourquoi ce pèlerinage ici ? demande Rosette.

— Ce n’est pas pour moi que je suis venue ; c’est pour toi. C’est pour que tu reviennes à une vie plus saine. As-tu été heureuse ? Es-tu heureuse dans le luxe que te procure le commerce que tu fais ?

— Non, je n’ai jamais trouvé la satisfaction du cœur, toujours j’ai eu le regret de ma vie manquée.

— Alors pourquoi ne laisses-tu pas cette existence de craintes et de regrets ?

— Parce que je suis liée par mon passé ; parce que je ne puis revenir en arrière, parce que j’ai honte de revenir chez nous, parce que la société des gens honnêtes me rejette de son sein ; comprends-tu ?

Placide, qui, jusque-là, était resté silencieux, crut devoir intervenir.

— Tu as raison, ma fille, il est bien difficile de revenir sur la pente où tu as glissée. Le monde est sans pitié pour les filles perdues, mais il y a, il doit y avoir moyen de rompre les chaînes du vice.

Les prières des pèlerins devaient être exaucées jusqu’à un certain degré. Lucette revint chez ses parents où le mal de ses poumons fut reconnu comme incurable. Peu à peu, elle s’éteignit sans regrets, pensant et espérant à cette vie sans fin où l’amour est toujours sincère, où il n’y a ni ruse ni violence, ni mensonge, ni hypocrisie, ni barrages, ni consciences vendues.

Un soir d’automne, un homme, jeune encore, descendu du train à Roberval, s’en allait, à pied, sur la route, lentement. Il marchait vers Saint-Félicien, semblant admirer le paysage.

Dans la cour de grange d’une ferme, une voix chante la complainte désormais célèbre du sauvetage.

— I —
À Saint-Méthode, petite paroisse tranquille,
Dans notre beau comté du Lac Saint-Jean.
Loin du tapage de nos grandes villes,
Vivaient heureux quelques cents habitants :
La terre était leur appui, leur soutien
À leur fils, ils devaient léguer leurs biens
Mats le barrage
De la décharge
Va leur enlever leur espoir de demain.

— II —

Le Lac Saint-Jean gonflé par son écluse,
Déborde l’eau qu’il ne peut contenir
Et le trop plein que ses bornes refusent
Revient chez nous et veut tout envahir,
Adieu les jours de paix et de bonheur
Il faut aller chercher refuge ailleurs
Plus de culture,
La vie est dure,
L’on nous refuse même du labeur.

— III —

L’eau est entré jusque dans nos demeures.
Femmes et enfants qu’allons-nous devenir.
Unissez-vous, secourez nous sur l’heure
Car la frayeur semble nous envahir.
Afin d’épargner de plus grands malheurs.
Le sexe fort travaille avec ardeur
Avec courage
Le sauvetage
S’est opéré par des hommes de cœur.

— IV —
Disons adieu à notre coin de terre
Que nous avons défriché de nos mains
Pour aller faire un travail mercenaire
Et incertain, du jour au lendemain.
Au lieu d’être d’honnêtes travailleurs
Nos fils seront peut-être des viveurs
Génie moderne.
Noyez nos fermes.
Faites venir des immigrés d’ailleurs.

— V —

Entendez-vous, emporté par la brise.
Un triste son comme un chant de douleur ?
C’est la voix de la cloche de l’église
Qui bientôt verra partir son pasteur.
Il s’en ira après ses paroissiens
Emportant sur son cœur l’hôte divin
Et plus de messe,
On se délaisse.
Petite cloche, pleure ton destin.


Sur la route, l’homme s’est arrêté pour entendre cette triste mélopée.

Bientôt, dans le soir qui tombe, il arrive à la chaumière des Neuville. Va-t-il arrêter ? À sa dernière visite, le papa Neuville lui a répondu qu’il ne connaissait plus sa fiancée ; et ce soir ?

En effet, c’est le fiancé qui revient. C’est le malheureux qui, avant que de renoncer au monde, a voulu revoir, une dernière fois, les lieux où il a grandi, aimé et espéré.

Timidement, à la porte, il frappe ; une femme vieillie, aux cheveux blanchis par l’inquiétude, vient lui ouvrir la porte.

Personne n’aurait reconnu la belle Célanire d’autrefois dans cette maman que l’inquiétude et le chagrin avaient usée et vieillie.

Irénée est entré. Sans qu’on le lui dise, il comprend que dans cette maison, il y a un deuil.

Le papa, en silence, serre cette main d’homme, cette main dans laquelle il aurait été heureux de mettre celle de son enfant.

Sa voix est basse, sans timbre, pour ainsi dire, quand il demande :

— Veux-tu revoir ta blonde ?

Le malheureux a un moment de stupeur.

— Comment ! Lucette est-elle ici ?

— Mais oui, tu ne savais pas ? Elle est ici, malade, persque mourante, veux-tu la voir ?

— Oui.

Ce n’est plus la belle et vivante jeunesse de l’hiver 1925 ; ce n’est plus la belle fiancée qui, au récit du martyr acadien, sentait son cœur palpiter d’émotion et d’amour ; c’est la ruine physique et morale, victime de l’emprise du luxe, de la mode, du vice.

À demi assise dans son lit, Lucette, de cette oreille si sensible des mourants consomptifs, a entendu et reconnu la voix de son fiancé.

Tout d’abord, il y a un peu de gêne entre les deux jeunes gens. Entre eux, il y a tant de choses, tant de souvenirs, tant de malentendus, mais bientôt, près du lit, le fiancé est assis. Dans sa main robuste, il tient la main fine et presque décharnée de cette malheureuse qu’il a tant aimée, qu’il aime encore malgré tout.

Ce qu’ils se disent ! À quoi ils pensent ?

Au passé déjà si loin, au présent si triste, à l’avenir sans espérance.

Mais non, ils ont l’espérance, ces croyants. Ils espèrent en Dieu, en sa justice, en son ciel, récompense et repos de ceux qui ont aimé, souffert et pardonné.