XIII

Une noce en pays canadien.


Chez nous, les filles sont sages
Et se marient à vingt ans.
Les garçons point trop volages
Les maris toujours constants.
L’on vit heureux en ménage
Pauvres d’or, riches d’enfants.
Et quand vient le soir de l’âge
Au ciel on s’en va contents.

(Vieille chanson bretonne)


Août mûrissait encore une fois les moissons blondes. Les foins étaient finis et les récoltes n’étaient pas encore commencées.

Les cultivateurs se reposaient sans pour cela rester oisifs ; il y a tant de choses qui sur une ferme, attendent que le cultivateur ait une minute de libre.

Cette accalmie dans les travaux pressants, était prévue et les jeunes gens l’avaient choisie pour leur mariage.

Georges Rivest avait réalisé ses projets. La vente de la terre de l’Épiphanie avait rapporté gros. Avec sa moitié, il avait pu acheter et payer, presque toute comptant, une des belles terres de Saint-Prime, presque voisine de celle d’Augustin Tremblay.

Ils avaient mené leur affaire rondement et le mariage décidé se faisait en double, quitte à nocer plus fort. Ce que c’est qu’une noce en pays canadien, mais c’est tout un poème !

La première formalité à remplir, c’est la grande demande. De part et d’autre les futurs se sont assurés du consentement des parents, mais il faut plus. Il faut une demande officielle, suivie d’entente quant à la date du mariage. Puis un bon jour, on va chercher le notaire pour le contrat de mariage.

Ce fut le notaire T… de Saint Cyrille qui fut appelé. Après la lecture de la pièce légale, les signatures apposées au bas de la phrase sacramentelle : Fait et passé…, Maître T… se levant disait : « Pour que le contrat soit bon, il faut que la mariée embrasse le notaire ou quelqu’un de son choix.

Sans hésitation, les deux futures s’approchèrent du notaire qui avec son tact habituel, s’incline montrant les futurs et disant à l’aînée : Bertha, je cède mon droit à Gustin et aime-le bien.

Et a la gentille Monique :

— Ton Petit Boileau embrasse bien mieux que moi, et donne lui bien tout ton cœur, il n’a que toi à aimer.

Il va sans dire que les quatre futurs acceptèrent la substitution, sans se faire prier.

Le matin du mariage est arrivé ; d’un peu partout arrivent les invités des noces, parents et voisins, et ils sont nombreux. Puis à l’heure convenue, le cortège se met en marche : la mariée accompagnée de son père ; le mari accompagné du sien.

Au retour, les jeunes époux prennent place ensemble dans leur voiture, tandis que les invités suivent. Les papas sont loin en arrière. Ils n’ont plus à surveiller leurs enfants qui ont fait le grand pas.

Combien de voitures ? disent les rentiers, les enfants d’école. Dix, quinze, vingt, c’est une belle noce.

Qu’elles étaient belles nos noces canadiennes d’autrefois !

Aujourd’hui l’américanisme est en train d’empoisonner cela comme autre chose, de ses mottes, de ses superstitions payennes et de son luxe tapageur.

Mais les noces des deux Boileau étaient de belles noces. On avait bien dit aux mariés qu’un mariage de deux sœurs à la même messe, ça portait malchance pour l’une ou l’autre. À cela Bertha avait répondu que cela n’était pas dans son Évangile, qu’elle croyait bien plus à la Sainte Vierge et à sa protection qu’à ces almanachs-là.

L’avenir devait lui donner raison puisque sept ans plus tard, les uns et les autres en étaient encore à attendre leur grosse malchance.

Nos pères avaient des superstitions, mais ils croyaient surtout au bon Dieu, à sa puissance. Aujourd’hui la foi en Dieu s’émousse, et comme il faut des croyances, on en prend d’absurdes. Par exemple, pour assurer richesse aux époux, on les bombardera de riz ; ou bien encore, madame la mariée devra éviter de passer sur l’ombre de son mari, au risque d’en faire un époux infidèle, et que sais-je encore ?

La noce fut gaie. Le vieux Père Ballard donna la bénédiction nuptiale ; puis, au moment où les époux, après avoir signé leurs noms dans les registres de l’état civil, venaient une dernière fois lui tendre la main, il eut un mouvement spontané : prenant dans ses mains tremblantes la tête de Tremblay et celle de sa jeune femme, il mit sur leurs joues vermeilles un baiser de ses lèvres de vieillesse, de ces lèvres qui depuis au delà de cinquante ans, n’avaient donné ni reçu un baiser.

Invité pour la noce, il se déclara incapable d’y assister. Au presbytère, dans le silence et le recueillement, il remercia son Dieu dans une longue et fervente action de grâce.

Le cortège était en marche. La gaieté fusait dans les chansons de circonstance. Un couple pourtant restait triste et songeur. Oncle Placide et tante Maria ne pouvaient s’empêcher de penser à leur fille. Où était-elle maintenant ?

Placide aimait passionnément les enfants, il avait toujours espéré être appelé, grand’père. En imagination, il se voyait vieilli, mais encore solide, faisant sauter sur ses genoux une gentille fillette, aux bras potelés, aux menottes roses, qu’il aurait fait danser au cri de enco… enco… pépère !

Peut-être était-il grand’père, mais le savait-il ? À la Miséricorde, aux enfants trouvés, qui sait ? Un enfant qui jamais ne connaîtrait sa famille : une épave qui toute sa vie souffrirait des fautes de ses ascendants ; et dont les plaintes, peut-être les malédictions, monteraient vers Dieu, demandant châtiment pour ceux qui n’avaient pas fait leur devoir.

Triste retour sur un passé déjà lointain. Reproches cruels d’une conscience qui sentait n’être pas sans faute.

Tante Maria admirait les mariés. Elle se rappelait ses vingt ans, alors que belle et jeune, elle jurait fidélité à son époux. Elle se rappelait ses espérances pour son enfant. Elle voyait, en imagination, cette enfant occupant un lit numéroté à l’hôpital de la Miséricorde.

À la messe, elle avait lu les paroles de la lithurgie : « Que vous voyiez les enfants de vos enfants. » Et elle pensait : Où les verra-t-on les enfants perdus, de notre fille perdue ?

Elle pensait aux paroles du prêtre priant pour la femme chrétienne : « Que sa pudeur lui mérite le respect. » En imagination encore, elle voyait sa Rosette, si jolie, si fière, se faisant la courtisane d’hommes répugnants, usant d’artifices pour tenter les vices et les instincts bestiaux.

Elle l’imaginait suppliante, essayant de ses charmes à corrompre et éluder la surveillance d’une police vengeresse, qui finirait par la traîner devant les tribunaux.

Elle aussi sa conscience lui faisait de sévères reproches. Il lui semblait entendre la voix lointaine d’une Rosette trépassée, qui lui disait :

« J’étais née pour vivre une vie modeste mais heureuse, appuyée à un mari honnête. J’étais née pour continuer sur la terre canadienne, la chaîne des travailleurs et des croyants qui vivent contents de leur modeste sort, et qui meurent sans regret parce qu’ils ont confiance au Dieu qu’ils ont servi. Par une éducation fausse, vous avez mis en moi l’orgueil, le désir du luxe, le mépris des miens et de leur sort. Vous m’avez inspiré que j’étais au-dessus de ce rôle qui devait être le mien. Voyez où je suis tombée ! »

Et comparant le bonheur imparfait sans doute, mais réel et stable de leurs nièces, à la chute et à l’avilissement de leur fille, Placide et Maria pleurèrent au retour du mariage, alors que dans les autres voitures, il y avait des chants et des rires.

Cette faiblesse ne fut que passagère. Tous deux comprirent qu’ils n’étaient pas venus aux noces de leurs nièces, pour pleurer sur le malheur et la déchéance cachée de leur fille.

Dès l’arrivée à la maison. Placide entonna : "Prendre un petit coup c’est agréable… Et les chansons se succédèrent : chansons de la mariée, chansons du marié…

La mère Bouchard, vieille de quatre vingt cinq ans — elle avait vu le grand feu — que l’on aurait pu appeler l’ancêtre, vint chanter sa chanson que je veux reproduire ici.


1er Couplet


Laissez moi chanter sur ces mariages,
Sur ce bon repas, sur ce doux breuvage
El parler en même temps,
À ces chers jeunes amants.


2ème Couplet


Vous vous êtes aimés, aimez-vous encore
Dieu sera charmé de vos doux accords ;
Ceux qui se marient sans s’aimer.
Souvent meurent sans se regretter.


3ème Couplet


Vous, jeunes gens qui cherchez les belles,
Vivez sagement et soyez leur fidèles
Car vous pourriez être enfin
Accablés d’un grand chagrin.


4ème Couplet


C’est assez parler sur ces mariages,
Versez-moi de ce doux breuvage ;
Que je boive à la santé
De ces nouveaux mariés.


Puis une autre et une autre encore.

Chansons canadiennes, il y en a pour tous les goûts, pour toutes les circonstances. La noce dure tout un jour ; ce qui veut dire la nuit avec.

Au jour prenant, les invités se retirent. Les uns après les autres, ils viennent saluer les époux et leur faire des souhaits. La mère Bouchard étend ses vielles mains tremblantes sur les quatre jeunes gens : « Mes petites filles, je vous ai vu élever, je vous aime presque comme mes enfants et je sais que vous méritez d’être heureuses. N’oubliez jamais, mes enfants, que vous êtes liés pour la vie. Aucune main ne peut détacher ce que votre langue a attaché. Et c’est parce qu’on est attaché pour toujours et qu’il n’y a pas d’inquiétude à avoir sous ce rapport, qu’on est heureux en ménage. »

« Je m’y connais un peu, vous savez. J’ai eu mon homme cinquante-huit ans. J’ai rien qu’un conseil à vous donner : jamais de menteries, c’est poison vif, et ne jamais se coucher sur un malentendu. »

Les invités sont partis et dans un mouvement d’abandon, Petit Boileau laisse tomber sa tête sur les genoux de sa chère Monique.

— Si tu savais comme c’est bon les doigts d’une femme dans nos cheveux.

Puis à Gustin :

— Dis donc, Grand Boileau, es-tu capable de me dire ce qui nous a valu d’être si heureux, après avoir passé par l’enfer boche ?

Et comme l’interpellé ne répondait pas, Robert Neuville éleva la voix :

— C’est que, mes enfants, vous avez été fidèles. Soyez toujours fidèles ; faites votre devoir et toujours vous pourrez espérer.

Bertha ajoutait :

— J’ai bien prié la Vierge et je lui ai promis que nous irions ensemble la remercier de sa protection si elle me rendait mon Gustin.

Quand irons-nous ?

— Nous irons dès demain, et à tous les ans si c’est possible.

Dès le lendemain, les deux couples en plein bonheur, allaient s’agenouiller au pied de la Vierge, à la grotte miraculeuse, prier pour l’avenir et remercier de la protection du passé.

Et tous les ans, dit-on, ils vont ainsi à la grotte et au calvaire, prier et remercier la Vierge si bonne et si puissante.