Imprimerie Bénard (p. 61-74).

V.


MÊME décor, mais Mme de Ryvère a fait de la lumière. Affalé, d’Estinnes sanglote encore.

Mme de RYVÈRE. — Qu’y a-t-il, d’Estinnes ? Pourquoi Suzanne s’en va-t-elle quand j’arrive ? Vous êtes en mauvais accord ?

D’ESTINNES. — Que sais-je ? Je croyais au contraire avoir touché son cœur. Je le croyais si bien que… Dieu me pardonne !… je me suis laissé entraîner par le courant que je ne devais que traverser selon le programme tracé par vous. C’est épouvantable et c’est insensé, j’adore Suzanne.

Mme de RYVÈRE. — Il ne nous manquait plus que cela, maintenant. C’est complet. Que vous êtes bien homme, vous. (Changeant de ton.) Vous lui avez dit ?

D’ESTINNES. — Oui, hélas !

Mme de RYVÈRE. — C’est alors qu’elle s’est fâchée ?

D’ESTINNES. — Non.

Mme de RYVÈRE. — Je n’y comprends plus.

D’ESTINNES. — C’est à propos du duel… de ma rencontre avec Margeret. Quand elle a su qu’elle n’avait pas eu lieu, elle s’est dressée égarée, comme une furie. Son désir de vengeance n’était pas satisfait.

Mme de RYVÈRE (songeuse). — Croyez-vous ? Au fait, pourquoi pas ?… Et vous lui avez dit la raison invoquée par les témoins ?

D’ESTINNES. — Il le fallait bien.

Mme de RYVÈRE. — Il ne fallait pas, mon ami !

D’ESTINNES. — Sans cela, Suzanne eût pu croire que j’avais eu peur.

Mme de RYVÈRE. — Maladroit !

D’ESTINNES. — Pourquoi ?

Mme de RYVÈRE. — Pour… (puis Marthe s’interrompt brusquement et regardant son interlocuteur bien en face) pour rien. Vous ne comprendriez pas… Écoutez, d’Estinnes. Ces messieurs s’en retournent et les salons se vident. On vient de reconduire dans ses appartements le baron de Mimyane. Veuillez chercher mon fils et lui dire que je l’attends dans ce salon et qu’il vienne m’y retrouver d’urgence… d’urgence, m’entendez-vous ?

D’ESTINNES. — Je vous obéis sans chercher à comprendre.

Mme de RYVÈRE (avec un sourire). — C’est ce que vous avez de mieux à faire, mon ami.

Marthe, restée seule, circule avec agitation. Quelques instants se passent, puis son fils paraît.

HECTOR. — Tu me fais appeler, maman ?

Mme de RYVÈRE. — Hector, il faut que tu me sacrifies ta nuit.

HECTOR. — Mais, maman… pour une fois que je suis de congé.

Mme de RYVÈRE. — Une femme que tu vas voir ?

HECTOR. — Mais, maman…

Mme de RYVÈRE. — Enfin, si je n’étais pas ta mère, tu t’en vanterais ? Tu as peut-être raison, Hector, de ne pas me répondre… mais, je le répète, tu dois me sacrifier ta nuit. Veux-tu écrire un mot à ta maîtresse et je le ferai porter par le domestique. Il y a sur le petit bureau de Suzanne tout ce qu’il faut pour écrire, comme on dit dans les comédies de l’ancien répertoire.

Hector sourit, puis, sans autre protestation, se met à écrire rapidement. Marthe sonne. Un larbin paraît au moment où le jeune homme cachette sa correspondance.

Mme de RYVÈRE (au domestique). — Ce billet à son adresse, de suite… Encore un mot. Dites que l’on éteigne dans les salons, dans les corridors, partout enfin. Je retrouverai bien ma route dans l’obscurité.

LE LARBIN. — Bien, Madame la comtesse.

Mme de RYVÈRE. — Vous pouvez vous coucher. On n’a plus besoin de vos services. La femme de chambre est-elle encore occupée ?

LE LARBIN. — Madame la baronne vient de la sonner. Adèle montait précisément pour lui remettre une lettre urgente.

Mme de RYVÈRE. — Ah !… (D’un ton dégagé.) Vous savez de qui cette lettre, à pareille heure ? (Silence.) Vous ne répondez pas ? C’est bien, vous pouvez disposer.

Le domestique sort.

HECTOR. — Ah ça, que signifie ? Nous jouons une comédie. Tu questionnes les larbins ! Tu enquêtes à la façon d’un juge d’instruction !… Que de mystères !

Mme de RYVÈRE. — D’abord que je te remercie, mon grand, de m’avoir contentée sans même me demander pour quelle raison j’avais besoin de te voir.

HECTOR. — J’attends que tu m’expliques.

Mme de RYVÈRE. — Voici. J’ai encore un autre service à te demander.

HECTOR (riant et prenant son parti de la situation). — Vas-y.

Mme de RYVÈRE. — Tu possèdes un délicieux pied-à-terre non loin d’ici.

HECTOR (sursautant). — Mais, non…

Mme de RYVÈRE. — Mais si… mais si. Je suis renseignée, comme tu le vois. Je sais même qu’il est merveilleusement meublé et que nulle femme n’y niche pour l’instant. Est-ce exact ?

HECTOR. — Peut-être.

Mme de RYVÈRE. — Tu as la clef sur toi ?

HECTOR. — Ne suis-je pas le portier du temple ?

Mme de RYVÈRE. — J’ai besoin de cet appartement dont je veux disposer à ma guise.

HECTOR (bondissant). — Toi, maman ! Dans ce… Jamais !…

Mme de RYVÈRE. — Je ne t’ai pas dit que je voulais m’y rendre. J’en veux disposer tout de même pour une de mes amies… une de mes bonnes amies. C’est toi qui l’y conduiras dès ce soir. Quand elle y sera, — car il est vraisemblable qu’elle fera quelques façons à t’y accompagner, — je compte sur toi pour ne point l’en laisser sortir avant l’aurore prochaine. Demain, avant le premier déjeuner, tu me l’amèneras à l’hôtel.

HECTOR. — Elle refusera de me suivre ?

Mme de RYVÈRE. — Cela se pourrait, car elle ne viendra vers toi qu’ensuite d’une erreur… dans l’obscurité.

HECTOR. — Où dois-je pratiquer l’enlèvement ?

Mme de RYVÈRE. — Ici.

HECTOR. — Je commence à comprendre.

Mme de RYVÈRE. — N’es-tu pas mon fils ? Mon auto te sera nécessaire pour faire le trajet. Viens. En descendant, je te donnerai mes dernières instructions et nous avertirons le chauffeur.

HECTOR. — Tu vas retourner seule ?… la nuit ?

Mme de RYVÈRE. — Je suis une vieille femme, Hector. Le plein air me fera du bien. Viens.

Les deux silhouettes disparaissent dans l’obscurité, dans de grands couloirs déserts. Presqu’en même temps, Adèle, la femme de chambre, frappe à l’appartement de Mme de Mimyane.

La chambre à coucher est dans un désordre complet, tiroirs tirés et meubles ouverts. Sur le lit, un sac à main en cuir de porc bâille affreusement. La jeune femme y jette pêle-mêle de menus objets hétéroclites. Sur sa robe de bal toute froissée, Suzanne a mis une sortie de théâtre en hermine.

SUZANNE (sans tourner la tête). — Entrez.

ADÈLE. — Madame la baronne a sonné ?

SUZANNE. — Tous nos invités sont partis ?

ADÈLE. — Mme la comtesse de Ryvère s’en va dernière avec M. le comte Hector.

SUZANNE. — Elle n’a rien dit pour moi ?

ADÈLE. — Rien.

SUZANNE. — Il n’y a pas de lettre, ce soir ?

ADÈLE. — Si, madame.

SUZANNE. — Pourquoi ne me la donnes-tu point ?

ADÈLE. — Madame la baronne m’a reçu si durement la dernière fois, que…

SUZANNE. — Donne. Il faut m’excuser, Adèle… Je suis si vive parfois… (La femme de chambre lui remet un billet.) C’est toujours de « lui » ?

ADÈLE. — Oui. Il m’a remis la lettre lui-même comme je fermais. En se retirant, il m’a répété comme chaque soir : Dis à ta patronne que j’attends sa réponse dans ma voiture qui stationnera encore une heure devant l’hôtel. — Puis-je me retirer ?

SUZANNE. — J’aurai encore besoin de toi. Va m’attendre dans mon boudoir. Je t’appellerai.

ADÈLE. — Bien, madame.

Elle sort dans le boudoir. Suzanne se laisse choir sur une chaise longue.

SUZANNE (ouvrant l’enveloppe). — De Margeret, encore !… (Elle lit.) « De même que chaque soir, comme je le fis hier et comme je le ferai demain, je vous attends. Souvenez-vous que je vous ai marquée et que si vous pouvez différer l’heure, vous ne pouvez cependant empêcher que vous m’apparteniez. » (Elle entend du bruit à l’extérieur et, rapidement, elle fait disparaître le billet dans son corsage. Adèle entre.) Qu’est-ce ?

ADÈLE. — J’entendais du bruit sur le palier. J’ouvris… une ombre se dressa devant moi…

SUZANNE. — Pourquoi n’as-tu pas appelé ?

ADÈLE. — J’ai reconnu M. d’Estinnes.

SUZANNE. — Lui, ici ?

ADÈLE. — Il aura simulé une sortie.

SUZANNE. — Où l’as-tu laissé ?

ADÈLE. — Dans le boudoir où il s’est introduit. Voici vingt louis, m’a-t-il dit, aide-moi à m’introduire dans la chambre de ta maîtresse dès que tu l’auras couchée.

SUZANNE. — Pouah !… (À part.) Le fruit trop mûr menaçait de tomber. Cet homme lui aura donné le dernier coup de pouce !… Il l’aura voulu ! (Elle se met à griffonner.) Demain à la première heure, ce billet à Mme de Ryvère, en mains propres.

ADÈLE. — Madame sort. Accompagnerai-je madame ?

SUZANNE. — Inutile. Dans dix minutes, tu ouvriras à ce cochon d’Estinnes et tu coucheras avec lui si cela te convient…

ADÈLE. — Oh ! madame… que pense donc madame ? (Changeant de ton.) Et la réponse au monsieur d’en bas ?

SUZANNE (fermant son sac et se dirigeant vers la porte). — Je la lui porterai moi-même.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, chez Mme de Ryvère. Celle-ci a peu ou pas dormi. Elle a les yeux rouges. On frappe.

Mme de RYVÈRE (joyeuse). — Entre, Suzon…

Debray paraît.

Mme de RYVÈRE. — Eh ! non, c’est monsieur Debray.

DEBRAY. — J’ai reçu votre billet à l’aurore naissante, comme je rentrais du cercle. En voilà une affaire…

Mme de RYVÈRE. — Savez-vous que vous avez oublié de me saluer, lieutenant ?

DEBRAY. — Oh ! madame la comtesse…

Mme de RYVÈRE. — Appelez-moi Marthe, Debray, c’est plus court et plus… Enfin, vous comprenez. — Vous avez suivi mes instructions ?

DEBRAY. — Comme la consigne. Je suis passé par là.

Mme de RYVÈRE. — Je croyais que c’était elle quand vous êtes entré… Et ?…

DEBRAY. — Il est exact que Hector a ramené une femme cette nuit dans son auto. Le concierge, étonné de tirer le cordon à pareille heure, a vu le tout.

Mme de RYVÈRE. — Elle… elle se débattait ?… criait ?… protestait ?…

DEBRAY. — Non point. Elle marchait bravement au bras de votre Hector.

Un domestique entre.

Mme de RYVÈRE. — Que me voulez-vous, Bernard ?

LE DOMESTIQUE (montrant une lettre). — Urgent.

Mme de RYVÈRE. — De la part ?…

LE DOMESTIQUE. — De Mme la baronne de Mimyane.

Mme de RYVÈRE. — Bien.

Elle prend vivement l’enveloppe parfumée. C’est le billet que Suzanne griffonna au moment de quitter l’hôtel de Mimyane. Le domestique sort.

Mme de RYVÈRE. — Nous allons peut-être avoir des nouvelles de la nuit. Vous permettez ?… (Elle jette un rapide coup d’œil sur les pattes de mouche.) Non… Écriture bouleversée… tache d’encre dans un coin… un petit doigt fuselé qui n’était plus propre… cela fut écrit au moment du départ… Lisons… Tiens… tiens… Vous aimez les vers, Debray ?

DEBRAY. — Vous savez, à la caserne… les vers…

Mme de RYVÈRE. — En voici de M. l’abbé de Grécourt. (Lisant.)

« Mais si quelqu’aimable indiscret
Eût fait près d’elle autant d’effort,
Peut-être, Suzanne était femme,
N’eût-elle pas crié si fort. »

(Se levant.) Cela continue en prose… : « d’Estinnes après Mimyane… d’Estinnes qui me prend pour une prostituée… qui viole ma chambre… J’ai enfin mes deux vieillards bibliques. Le compte y est. Je pars retrouver Margeret. »

DEBRAY. — Mme de Mimyane est allée retrouver cet homme ?

Mme de RYVÈRE. — Elle l’eût fait sans moi. Il y avait un second auto, cette nuit, devant l’hôtel et ce dernier se trouvait bien plus près de la porte que l’autre… Une femme pressée ne pouvait hésiter à prendre le plus proche pour celui qu’elle cherchait… À l’intérieur, mon fils l’attendait…

DEBRAY. — La femme qu’il a ramenée cette nuit ?

Mme de RYVÈRE. — C’était Suzon, oui.

DEBRAY. — Mais, alors, elle est sauvée ?

Mme de RYVÈRE, (véritablement préoccupée et secouant la tête). — Sauvée ?…

Et le front dans la main, dans sa main fine et blanche, Marthe se met à songer.