Éditions Édouard Garand (16p. 63-65).

CHAPITRE XXI

PÉTARADE


Complètement immobilisé à la suite du mauvais vouloir de ses anciens amis, dégoûté de la lutte, indécis sur l’orientation prochaine de ses activités, Étienne décida de passer la majeure partie de l’été auprès de ses parents, à la grande joie d’Alberte pour laquelle un séjour à Saint-Hyacinthe était encore la plus grande joie qu’on pût lui annoncer. Quoique souffrante, elle se sentait plus de force et d’énergie au milieu de sa chère ville aux sites aimés que dans sa somptueuse retraite d’Outremont.

Insensiblement, Étienne avait pris goût aux travaux de son père, la vie de l’usine n’avait plus pour lui le moindre secret et le jovial industriel commençait à croire que somme toute, Alberte n’avait pas fait une promesse aussi vaine qu’il ne l’avait cru un moment. Mais il avait si souvent vu ses espérances déçues qu’il ne songeait pas encore à chanter son « nunc dimittis servum tuum ». Toutefois, il ne se faisait pas faute de laisser à son fils toute l’initiative que ce dernier désirait.

Ces quelques mois de vie active et fructueuse eurent sur le caractère de l’ex-journaliste une influence salutaire, il recommença à espérer en la vie, à regarder l’avenir avec confiance.

Sans même se soucier de ce qu’il déciderait de faire quand serait venu le moment de retourner en ville, il se consacrait sans arrière pensée à la tâche quotidienne, savourait l’âpre joie de la besogne accomplie. Quand venait le soir, on allait faire une promenade en automobile et dans la lourde voiture où s’entassaient non sans peine les deux familles régnait une atmosphère de bonheur doux et simple.

— Il va falloir songer à retourner en ville, ma petite Alberte, nous ne pouvons pas nous éterniser ici, dit-il un soir.

— Et pourquoi pas ? Depuis notre retour à Saint-Hyacinthe, je me sens si complètement heureuse que je ressens le désir égoïste de n’en plus partir.

— Tu es folle, ma chérie, et que veux-tu que j’y fasse ?

— Mais simplement ce que tu as fait durant ces mois derniers, collaborer au travail de ton père…

— Tu veux rire…

— Mais non, je suis très sérieuse au contraire. Elle est si belle l’œuvre que tu accomplis actuellement…

Aligner des chiffres, signer des lettres, accepter des commandes… Pour un homme qui a rêvé apostolat…

— C’est que vois-tu, mon cher mari, nous visons trop souvent plus haut que ne le commande la sagesse humaine… Tu alignes des chiffres, tu signes des lettres, tu acceptes des commandes et cette besogne te paraît terre-à-terre ; mais c’est que tu ne regardes pas assez attentivement la fin ultime de ces actions que tu trouves banales. N’as-tu pas à ta disposition le champ d’action que tu réclamais il y a quelques mois. Ne l’as-tu pas très bien préparé, prêt à recevoir la semence ou plutôt, déjà ensemencé. Tu veux te dévouer pour le bonheur de tes semblables, tu as le désir du bien à accomplir, pourquoi t’éloigner inconsidérément du champ d’action que la Providence t’a assigné, que ton père t’a préparé avec une amoureuse sollicitude. Ou pourras-tu exercer une plus salutaire influence qu’auprès des quelques centaines d’ouvriers qui se sont groupés autour de l’œuvre merveilleuse accomplie par celui à qui tu dois la vie et qui a droit, en échange, de te demander de continuer après lui la tradition de vie honnête, d’intégrité et de constant labeur qui constituent le patrimoine de ta famille ? Pourquoi irais tu gaspiller inutilement tes énergies et tes talents à des besognes stériles quand tu as ici un devoir impérieux qui te réclames ?

— Sais-tu, ma petite Alberte, que tu parles comme le Père Eugène…

— C’est que tous deux, nous t’aimons bien mon petit mari…

— Et tu aimes bien Saint-Hyacinthe aussi, n’est-ce pas ?

— C’est plus fort que moi, je ne puis séparer ces deux sentiments : Le bonheur que tu m’as donné et la reconnaissance envers ma bonne ville où j’ai connu ce bonheur.

— Eh bien ! je te promets d’y réfléchir sérieusement.

— Vraiment ? Que tu es bon.

Il y songeait d’ailleurs déjà et bien sérieusement. La vie de la grande ville avait vu sombrer l’une après l’autre toutes ses illusions, elle avait annihilé chacun de ses efforts, par contre sa ville natale lui avait procuré tout le bonheur de sa vie. Il se sentait intimement convaincu de la rigueur du devoir qui s’imposait à sa conscience et d’ailleurs, il en sentait le charme ; mais le leurre de la vie mouvementée de la grande ville avec ses batailles continuelles, en face d’un public nombreux opérait encore : le cabotin n’était pas encore mort en lui !

Une lettre de son ami Durand, arrivée durant la semaine qui suivit, vint achever de jeter le trouble en son âme. La lettre disait :


« Bien cher ami :

Ma lettre ne précède que de deux jours une délégation de quelques imbéciles de notre quartier qui ont songé à mettre ton nom de l’avant comme candidat oppositionniste dans notre division pour la prochaine élection provinciale. Je t’avoue franchement que, lorsqu’on s’est présenté à moi pour me demander d’user de mon influence auprès de toi afin de te faire accepter la candidature, j’ai été plutôt mal impressionné de la démarche que l’on tentait et du rôle ridicule que l’on m’assignait. Car enfin, pourquoi entrerais-tu dans cette galère ? Après un an d’efforts loyaux, tu en es venu à la conclusion, me semble-t-il, que le meilleur apostolat qu’un homme puisse tenter d’accomplir ici bas, c’est de vivre paisiblement sa vie dans le domaine que la Providence lui a assigné. Depuis trois mois que tu es à Saint-Hyacinthe, tu ne sembles pas très anxieux de revenir reprendre ta place au milieu des champions plus ou moins sincères, souvent ridicules, d’une cause dont ils se font souvent eux-même et à leur insu, les pires adversaires en vertu de cet axiome de droit criminel qui dit qu’un mauvais plaidoyer perd plus sûrement une cause que deux bons réquisitoires. Lors de ma dernière visite chez toi, il y a quinze jours, j’ai remarqué sur ta figure et sur celles des tiens un tel rayonnement de joie et de bonheur que je me demande pourquoi tu irais risquer cette certitude sereine pour un piteux aléa…

En somme, c’est à toi de décider, quant à moi, j’avais promis à la délégation de l’annoncer et j’ai accompli cette tâche.

Si tu décides d’accepter de te porter candidat au nom des ouvriers à cette élection, je te promets mon plus ferme concours et celui de tous mes amis. Somme toute, tu seras certainement élu, il n’y a pas d’erreur là-dessus, tu seras élu haut la main, tu feras un piètre député ; mieux intentionné que certains autres, peut-être ; mais que l’isolement réduira à une pitoyable impuissance et au bout de quelques mois, tu regretteras la douce quiétude de la vie que tu viens de vivre auprès des tiens.

Bien à toi,
Louis.


En hâte, Étienne alla communiquer cette lettre à Alberte.

— Et que vas-tu décider ? s’enquit la jeune femme dont la figure émaciée se couvrit d’inquiétude.

— Que veux-tu que je décide ? Si mes concitoyens me réclament, ne dois-je pas répondre à leur appel, je ne puis me dérober devant le devoir…

— Mais enfin, est-ce bien là que se trouve le devoir ?

— En douterais-tu ?

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le minotier qui rentrait et avait entendu les dernières phrases de la conversation.

— Les ouvriers de mon quartier me prient d’être leurs candidats lors de la prochaine élection.

— Et tu acceptes ?

— Pourrais-je refuser ?

— Et pourquoi pas ? Qu’iras-tu faire au parlement ? Crois-en mon expérience, mon cher enfant, ne va pas compliquer inutilement ta vie. Plus que jamais tu as besoin de calme et de travail effectif, le temps des rêves est passé, l’âge des enthousiasmes stériles n’est plus, tu t’es créé un foyer, celle qui le partage à le droit d’exiger que tu ne t’en extériorises pas continuellement pour courir après la réalisation illusoire de projets généreux dans leur conception, très nobles et grands dans leur fin, mais qui ne sont en somme que leurre et déception. La meilleure charité commence par soi-même, dit le vieux proverbe et comme la société et la patrie se composent d’une série de foyers, c’est dans le foyer que l’action de chacun doit tout d’abord s’exercer. Tu as le bonheur d’avoir une femme bonne et dévouée toujours prête à se sacrifier pour toi, bientôt un enfant viendra encore ajouter au charme de ton chez-toi, tu as à ta portée un champ d’influence illimité où déployer tes activités, pourquoi irais-tu risquer cette somme de bonheurs ? Que tu sois député et après ? Que pourras-tu ? Ministériel, tu seras une unité ajoutée à l’écrasante majorité. Franchement oppositionniste, tu assisteras impuissant à la comédie parlementaire. Indépendant, tu seras bien vite écœuré de la lassante solitude qui rapidement se fera autour de toi…

— Mais enfin, à vous entendre, on croirait que personne ne dût se présenter.

— Autrefois, les conseils des nations étaient tenus par les vieillards que les ans avaient assagis et qui après avoir d’abord dans leurs sphères diverses, donné à la nation tout le fruit de leur force et de leur énergie, lui apportaient en tribut ultime l’offrande de leur sagesse et de leur expérience. Il est vrai qu’avec le progrès moderne, on a bouleversé bien des ordres d’idées. Enfin, mon cher enfant, réfléchis bien avant de ne rien accepter.

— Je vous le promets, mon père.

— Et surtout, pèse bien le grand sacrifice que tu vas demander à Alberte, la solitude forcée où tu vas être contraint de la laisser à un moment où elle aurait cependant besoin de ta continuelle présence.

— Je ne veux pas être un obstacle, mon père, et si Étienne refusait simplement à cause de moi, je vous avoue que je ne me le pardonnerais jamais.

— Chère enfant ! Comme tu es heureux mon garçon d’avoir une telle femme !

— Et croyez, père, que j’apprécie mon bonheur. Ainsi, chérie, tu ne voudrais pas que je m’abstienne à cause de toi ?

— Ce qui ne veut pas dire que je sois en faveur de te voir accepter. Que veux-tu, je ne suis qu’une petite campagnarde que la vie compliquée effraie. Nous sommes heureux ici, au milieu de tous ceux que aimons et qui nous aiment…

Le lendemain, Étienne partait pour la métropole où on l’avait mandé par téléphone.

La journée fut longue et pénible pour Alberte et son beau-père. Étienne allait-il accepter ? Vers cinq heures, comme elle se disposait avec Ghislaine à partir pour la gare, à la rencontre de son mari, elle fut appelée au téléphone. C’était Étienne : « Ne m’attends pas, ma chérie, je ne reviendrai que demain matin. »

— Ah !

— Nous avons ce soir une grande assemblée. Il n’y a encore rien de décidé ; mais je crois bien que je ne pourrai pas me dérober.

— Vraiment ?… As-tu bien réfléchi ?

— Mon élection est assurée et dans un mois tu seras la femme d’un député ! Bonsoir ma chérie, à demain.

— Bonsoir. Et il y avait dans sa voix une telle expression de tristesse que Ghislaine en fut frappée.

— Qu’y a-t-il ?

— Inutile de nous rendre à la gare, Étienne ne viendra que demain.

— Une mauvaise nouvelle ?

— Presque… Étienne se présente à la députation…

— Oh ! mais alors, vous allez quitter Saint-Hyacinthe encore une fois ?

— Hélas ! Nous étions si heureux depuis notre retour. Comme Monsieur Normand va avoir du chagrin, et que de nouveaux déboires se prépare mon cher Étienne !

À son arrivée, le lendemain, Étienne fut tout surpris de trouver Alberte joyeuse et plus affectueuse encore qu’à son départ. Il avait craint une scène de larmes, des reproches, des récriminations ; mais sa femme et son père semblaient accepter avec satisfaction le fait accompli et loin de chercher à le décourager, ils s’efforçaient de montrer le plus vif intérêt qu’ils prenaient aux derniers événements.

Le séjour du candidat ne se prolongea guère, d’ailleurs, il lui fallait repartir pour organiser sa campagne. À sa demande, Alberte décida de demeurer chez l’industriel durant les semaines qui suivraient. Étienne viendrait la retrouver après le résultat de l’élection et en profiterait pour prendre quelques semaines de repos.

Chaque soir, les journaux rapportaient à l’épouse et aux parents anxieux les échos de la lutte que livrait le jeune homme et qui suscitait un très vif intérêt. Contrairement à son attente, cette lutte était plus acharnée qu’il ne l’avait d’abord cru. Autour de son nom se groupaient une phalange d’ouvriers sincères et fidèlement attachés ; mais par contre, il se trouvait que même parmi ses anciens compagnons tant au journal que dans les cercles d’œuvres sociales, un certain nombre prenaient ouvertement fait et cause contre lui. La « Nation », qui aurait du sensément l’appuyer de toute son influence l’ignorait complètement. Son adversaire était un politicien retors habile à mener les foules, et auquel aucun des trucs de la politique n’était inconnu. En constatant la grande influence qu’exerçait Étienne auprès des ouvriers, il suscita un troisième candidat du sein même de cette classe, cependant que par d’habiles manœuvres, il induisait les oppositionistes à choisir à leur tour un quatrième candidat. Dans ces circonstances, la lutte devenait désespérée ; mais les difficultés n’étaient pas ce qui rebutait le jeune candidat qui décida quand même de rester dans la lutte.