Éditions Édouard Garand (16p. 59-63).

CHAPITRE XX

LA FLAMME QUI VACILLE


Les semaines qui suivirent cet aveu furent pour Étienne fiévreuses et exaltées. L’annonce du grand mystère qui, insensiblement s’opérait dans le sein de sa douce compagne, le rendait heureux et rêveur. Pour la première fois peut-être, il devina ce que signifiait la grandeur de la paternité et la force incommensurable du lien qui rattache les générations les unes aux autres.

Et au milieu de son bonheur nouveau, il sentait monter en son cœur une ineffable reconnaissance envers la frêle créature qui allait souffrir avec une si admirable résignation la série de tortures qui est la rançon de la vie nouvelle qui éclot.

Il résolut donc de se montrer envers sa femme plus affectueux encore, si possible et, de la combler de prévenances. Il décommanderait tout les travaux promis, il cesserait de fréquenter les cercles, confinerait son activité à ses seuls devoirs professionnels, conscient que dans l’épreuve qu’Alberte aurait à traverser il lui devait de l’assister continuellement de sa présence et de son inlassable tendresse.

Plus l’être est parfait, dans la nature, plus douloureuse et pénible est la grandiose opération de la vie qui se transmet. Lorsque l’on parcourt un pré en fleurs, que nous assistons à la conception et à la naissance des fruits nous sentons nos yeux réjouis du spectacle féerique de cette vie nouvelle qui voit le jour et qu’une brise parfumée vient saluer à son premier éveil ; l’oiseau qui couve jalousement ses œufs sur la haute branche de l’orme ou dans les arbrisseaux du bosquet n’en interrompt pas pour cela son chant ; mais la femme que Dieu a condamnée à enfanter avec douleurs voit dès les premiers jours de la conception apparaître la souffrance qui ne se terminera que par une plainte désespérée, plainte bien vite réprimée toutefois et que son cœur maternel changera en un long hymne de reconnaissance et d’amour.

Malgré sa douceur et son empire sur elle-même, Alberte ne pouvait se défendre de tomber sous la loi commune. Souvent elle se sentait faible et nerveuse. La crainte de l’inconnu, apanage de toute femme avant sa première maternité, la rendait soucieuse et irritable.

Peu habitué à voir Alberte faire montre de caprices et d’exigences, Étienne mit d’abord, avec raison, ces petites épreuves sur le compte de l’état précaire où se trouvait sa femme, et les supporta sans récriminer. Mais l’homme, et surtout l’homme à la robuste santé, ne peut comprendre la souffrance chez les autres. Égoïste et dominateur par nature, enclin à vouloir faire tout plier à ses désirs, il finit bientôt par se fatiguer d’avoir à supporter sans ne rien dire ce qu’il estime de purs enfantillages.

Malade, l’homme voudrait voir tout le monde en admiration devant son stoïcisme imaginaire, il ne peut comprendre que tous ne s’unissent pas à lui pour l’aider à supporter ses souffrances. En santé, il ne peut s’expliquer que les autres soient malades. Et si certaines circonstances lui ouvrent les yeux et lui font réaliser le devoir qui s’impose, il croit faire un acte d’héroïsme en l’accomplissant.

Personne moins qu’Étienne n’avait été préparé par son éducation et sa vie antérieure à affronter les quelques mois d’épreuves qu’il allait avoir à traverser. N’écoutant que la joie du moment, les premiers mouvements de reconnaissance que lui dictait son cœur devant la grande joie qui venait de lui être annoncée, il avait de bonne foi promis à Alberte de ne pas l’abandonner un seul instant, de remettre à plus tard tout travail qui ne serait pas essentiel à sa carrière et qui aurait pu le distraire d’elle et il était très sincère en faisant cette promesse. Il fit même durant un mois des efforts bien loyaux pour tenir parole ; mais la jeune femme sentait chez lui une telle contrainte, son sacrifice était tellement apparent qu’il en perdait tout son charme réconfortant.

Elle-même d’ailleurs, sentait qu’elle était quelque fois injuste pour son mari. Elle si douce, si bonne, si raisonnable, avait des exigences inconscientes qui avaient le don d’exaspérer Étienne et de lui laisser échapper des mots regrettables.

Alberte comprit alors que le sacrifice de la femme qui veut être mère doit être plus complet encore qu’elle ne l’avait imaginé, que son immolation doit se faire dans le silence et la solitude et qu’elle ne peut pas s’attendre à la voir partager, même par celui qui s’est engagé devant Dieu à être son soutien et sa force.

Après une de ces soirées que le silence rend pénible, elle avait rendu sa liberté à Étienne et sous prétexte qu’il ne devait pas entraver sa carrière en négligeant ses anciens travaux, elle l’avait persuadé sans peine à reprendre ses fréquentations des cercles d’étude.

Il n’était que temps, car le journaliste en était rendu à cette étape critique ou l’homme trouve terriblement lassant le devoir de tenir compagnie à sa femme malade. Depuis un mois, il lui faisait le sacrifice de ses soirées, il avait négligé ses travaux, il s’enfermait près d’elle, se réduisait à l’inaction et chez l’homme laborieux, quel sacrifice plus grand que de se voir réduit à l’inaction ! En toute conscience, il se croyait un véritable héros pour une telle condescendance. Oublieux de ce que devait être la vie de sa femme, il lui faisait un grief de ne la voir pas sourire continuellement, de ne pas avoir le calme et la gaieté d’autrefois… et puis, songeait-il, comment n’apprécie-t-elle pas le sacrifice que je lui fais.

En lui faisant cette suggestion, Alberte allait donc au-devant de ses désirs. Aussi se garda-t-il de trop se récrier.

— Tu as raison, ma chérie, je ne puis indéfiniment abandonner mes travaux. D’autant que mon ambition est maintenant doublée de la promesse d’un enfant… Mais tu es tellement seule, quand je ne suis pas auprès de toi…

— Je ne suis jamais seule, mon chéri, ta pensée ne me suit-elle pas toujours ?

— Mais enfin, tu n’as personne pour te tenir compagnie alors que tu aurais si besoin de distraction. Si je demandais à Alice de venir passer l’hiver avec nous ?

— Tu sais bien que c’est impossible, que ferait ton père sans elle ? Et puis Ovila ?

— Papa trouvera bien moyen de se donner une secrétaire temporaire et quant à Ovila, pourquoi n’entrerait-il pas comme pensionnaire au Séminaire ?

— Que tu es bon mon chéri…

— Je vais écrire à papa dès ce soir.

Trois jours plus tard, Alice arrivait chez le jeune ménage.

Dès ce moment, bien convaincu qu’en lui procurant la présence de sa sœur, il venait de faire à Alberte une très grande concession, Étienne se replongea dans ses études avec une nouvelle ardeur, anxieux de reprendre le temps perdu.

L’esprit libre du côté de sa femme qu’il savait entourée de tous les soins nécessaires, Étienne s’attardait chaque soir au journal et dans les divers cercles jusqu’à des heures très avancées. Quand il arrivait chez lui, tout son monde dormait. Le matin, il prenait son déjeuner seul avec Alice, car le médecin avait ordonné à Alberte de faire la grasse matinée. Puis il repartait pour ne rentrer que pour le repas du soir, le seul moment où Alberte et son mari se retrouvaient dans l’intimité.

Depuis un peu plus d’un an qu’il était à la « Nation » et durant la première année, il n’avait eu qu’à se louer des bons procédés dont on avait usé envers lui ; mais dernièrement, à la suite de certains changements à la direction du journal, il sentait l’intrigue s’ourdir contre lui. Le nouveau directeur, très jeune et très ambitieux, avait dû user de certain procédés pas très loyaux pour supplanter son ancien supérieur, vieux journaliste de l’ancienne école, un peu toqué, mais très sincèrement convaincu et travailleur acharné. Comme tous les intrigants, il craignait les représailles et afin de ne pas se faire décapiter à son tour, il avait tout concentré en ses mains, laissant à ses collaborateurs le moins d’initiative possible. Comme Étienne était celui de ces collaborateurs qui par son talent, lui paraissait le plus dangereux, c’est surtout lui qu’il redoutait et ne manquait-il pas une seule occasion de lui chercher noise.

Un jour, Lareau, le vieil éditeur montréalais, avait adressé à Étienne un exemplaire du dernier roman sorti de sa collection, la « Terre Natale » de M. X, roman certainement le mieux charpenté paru au Canada français depuis plusieurs années. Heureux de trouver enfin une œuvre de chez nous sortant du cadre habituel des aventures abracadabrantes, des discussions vaines et du verbiage oiseux, il en avait fait une étude sérieuse, relevant certains défauts ; mais rendant à son auteur un franc tribut d’éloge pour la perfection relative de son travail.

Il avait, suivant son habitude, envoyé directement sa copie à la composition ; mais comme il se disposait à laisser le bureau, quelques heures plus tard, on vint le prévenir que le Directeur de la rédaction voulait lui parler. Ennuyé, il passa chez son chef et quelle ne fut pas sa surprise de voir sa copie étalée sur le bureau de ce dernier.

— Vous en avez de drôles, Normand, écrire trois longues colonnes de réclame gratuite… si tous nos rédacteurs suivaient votre exemple, le journal n’aurait bientôt plus qu’à fermer ses portes…

— J’avais toujours cru que notre journal était une école désintéressée de patriotisme et d’action nationale.

— Qui vous dit le contraire ? D’ailleurs, je ne vois pas franchement le rapport entre le but de notre journal et la réclame insensée que vous voulez faire à une entreprise privée d’un caractère tout commercial et qui doit être traitée comme telle par nous.

— Je ne nie pas le caractère commercial de l’entreprise d’édition à laquelle vous référez ; mais enfin, il y a affaires et affaires et si tous nos commerçants se proposaient des buts aussi patriotiques et franchement nationaux que celui vers lequel tend mon ami Lareau, je crois que notre œuvre d’éducation serait singulièrement facilitée. D’ailleurs, ce n’est pas à la maison d’édition même que je réfère ; mais bien à l’ouvrage paru, ouvrage que je trouve franchement méritoire et qu’il est du devoir d’un journal comme le nôtre de recommander à nos lecteurs, comme aussi il est de notre devoir d’offrir à l’auteur le tribut de nos éloges et l’encouragement de notre influence.

— Je ne crois pas avoir de conseil à recevoir de quiconque ici. C’est à moi que le poids du journal incombe et non à vous, Normand. Ainsi donc, à l’avenir, veuillez vous confiner à la besogne qui vous est assignée. Nous avons un programme, nous avons des œuvres, les apôtres de ces œuvres, nous n’avons pas à éparpiller nos forces inutilement. Pourquoi irions nous monter aux nues un écrivain ou une entreprise que nous ne contrôlons pas, qui est neutre aujourd’hui, qui sera peut-être notre adversaire demain ?

— J’ai compris…

— Et qu’avez vous compris ?

— Que si les fondateurs de la presse catholique étaient sincères, que si la majeure partie de ceux qui luttent dans ses rangs sont encore convaincus de la sainteté de leur mission, par contre, nombre de ses adhérents se servent hypocritement du masque de la religion et du patriotisme pour arriver à percer et faire percer les leurs.

— Si vous n’êtes pas satisfait…

— Je ne suis pas de ceux qui reculent au premier obstacle. Ce qui ne veut pas dire que j’accepterai longtemps de voir mes articles jetés au panier sans récriminer…

— À votre aise.

Étienne était sorti de cet entretien si péniblement impressionné qu’il se sentait le besoin de mouvement, et d’exercice avant d’entrer chez lui afin de ne pas laisser voir son trouble à Alberte que la maladie rendait trop impressionnable. Il prit à pied la rue Bleury et malgré le froid intense, il marcha jusque chez lui.

Depuis longtemps, il avait l’impression du malaise qui régnait au journal et dont il avait été la première victime. Croyant à une simple antipathie personnelle, il s’était efforcé de ne provoquer en rien les susceptibilités de son supérieur ; mais maintenant que la crise venait d’éclater, il comprenait toutes les machinations sournoises dont il percevait maintenant tout le sens.

Souple, cauteleux, très intelligent, spirituel même, Pierre Lapointe, le directeur de la rédaction du journal, avait gravi rapidement les étapes. Entré à la « Nation » comme simple reporter, il avait su circonvenir la direction et était, en moins de cinq ans, arrivé à la première place. Depuis son avènement, une révolution lente s’était opérée. Lentement, insensiblement, il avait concentré toute la vie du journal en lui ; lentement, insensiblement aussi, il en avait rattaché l’action à un petit groupe, une élite comme il disait ; mais une élite aux idées étroites, aux vues sans envergure, incapable de percevoir le mérite chez les autres et surtout, manquant de cette franche loyauté qui va jusqu’à rendre un juste tribut à l’adversaire.

Il se remémorait la brillante phalange de collaborateurs qui avait autrefois fait la gloire du journal, l’esprit national qui avait présidé à sa fondation et avait été le charme de sa vie intense, l’universalité des questions qu’on y traitait alors, le salutaire encouragement qu’y avaient reçu les jeunes talents cette vie active et débordante qui avait été l’apanage de la « Nation » avant que Lapointe n’en eût pris la direction et n’eût confiné son action à de vaines et stériles récriminations, à des braillages pleurnicheurs, ne l’ait réduite à la fonction d’organe de coterie. Pour ce groupe tyranniquement exclusif, le monde commençait à eux et se terminait là où cessait de se faire sentir leur influence et leur domination. Les adeptes de l’archiconfrérie sacrosainte étaient certains de trouver tant dans le journal lui-même que dans les feuilles et les organisations sœurs toutes les influences nécessaires pour faire mousser leurs petites personnalités, faire prendre leurs vessies gonflées pour des lanternes… Mais autant ils étaient acharnés à faire mousser partout et toujours un des leurs, autant ils étaient vigilants à décapiter les pauvres malheureux qui auraient voulu percer et monter sans passer sous leur houlette.

Si Étienne avait fait le trajet en compagnie de son supérieur, il lui aurait franchement conté son fait, aurait déversé sa bile, dit son mépris, on aurait discuté, peut-être même se serait-on expliqué ; mais il marchait seul, activant sa rancœur, jetant de l’huile sur le feu de son dégoût et, comme il entrait chez lui, il se sentait tellement écœuré de cette nitoucherie hypocrite, que son parti était arrêté ; dès ce soir, il enverrait sa lettre de démission au journal, et surtout, il serait calme et gai devant Alberte à qui il craignait de communiquer la fâcheuse nouvelle.

Contrairement à son attente, la jeune femme accueillit sans la moindre émotion ce qu’il craignait tant de lui annoncer.

— Et que vas-tu faire, maintenant, mon chéri ?

— Heureusement que je n’ai pas besoin de mon salaire pour vivre. Et quant à trouver à m’occuper utilement, je ne suis pas en peine. D’ailleurs, je compte bien reprendre du service régulier dans un autre journal. Je suis persuadé que les portes du « Devoir » me seraient ouvertes. En attendant, j’ai toujours mes collaborations à deux revues, la direction de mes syndicats ouvriers…

— Et puis… ta maison…

— Mon foyer… c’est à la vérité la plus belle de mes œuvres, la plus reposante, celle qui m’apporte le plus de félicité ; mais j’y perds mon mérite, j’y ai comme associée un ange sur lequel je m’en remets de tout le trouble… une petite femme bonne et sage qui le dirige pour moi…

— Vas-tu être plus libre à l’avenir ?

— Il va sans dire… et nous reprendrons notre bonne vie intime de jadis.

Mais si lorsqu’il donnait cette espérance à la pauvre Alberte, le journaliste était sincère, les évènements devaient lui apporter un démenti nouveau.

Le départ d’Étienne de la « Nation » avait été étouffé. Depuis qu’il avait laissé la presse à nouvelle, Étienne avait à plusieurs reprises porté de solides attaques contre ses anciens patrons, et ceux-ci avaient depuis longtemps pris le parti de l’ignorer. D’ailleurs, le fait qu’un pauvre noircisseur de papier laisse un journal est un fait si banal qu’on ne le considère pas digne de prendre la place que l’on consacre avec force manchettes à un chien écrasé dans la rue.

De son côté, Étienne ne tenait aucunement à faire du bruit autour de l’incident qui avait provoqué sa sortie du journal catholique, il se supposait encore beaucoup d’amis dans le cercle des journalistes de cette catégorie, et n’avait aucune intention de déserter la cause…

Comme il en avait l’habitude, il envoya sa copie à la revue mais à l’apparition de la livraison du mois, son article n’y était pas. Dans l’intervalle, il avait remarqué une certaine gêne chez ses amis de la veille, un malaise qu’il essayait en vain de s’expliquer ; insensiblement on semblait vouloir l’écarter. Lorsqu’il avait offert ses services à la rédaction du « Devoir », il sentit que là aussi, on l’avait desservi. On ne refusait pas péremptoirement ses services ; mais enfin, on s’excusait de ne pouvoir lui ouvrir le journal immédiatement : les cadres étaient remplis, nombre de demandes d’emploi antérieures à la sienne restaient à considérer et que sais-je…

Bref, découragé, Étienne décida d’attendre les événements tout en consacrant toutes ses énergies à ses seuls œuvres de syndicalisme ouvrier.

Là encore la Providence lui réservait une série d’épreuves bien démoralisantes. Ce fut d’abord une grève malheureuse, décidée en dépit de ses conseils et qui jeta sur le pavé près de trois mille pères de famille. Après bien des démarches, il parvint à régler le différent mais son influence était d’ores et déjà détruite dans le cœur de ces humbles qui avaient marché à sa voix, auxquels il avait laissé entrevoir des destinées trop ensoleillées, chez qui il avait fait se réveiller des désirs latents et qu’il n’avait pas su retenir lorsqu’ils avaient voulu conquérir en brulant les étapes leurs droits méconnus, mais bien légitimes.

Rapidement le travail d’organisation laborieusement édifié se désagrégeait, la discorde et la jalousie pénétraient dans les rangs, les défections se faisaient chaque jour plus nombreuses, et ceux qui restaient étaient bien souvent les moins sincères, ceux qu’une mince couche d’instruction avait rendus roués et qui espéraient par le moyen de l’organisation arriver à jouer un rôle quelconque, à se ménager quelqu’influence.

Avec la fonte des neiges avait disparu le dernier vestige des rêves enthousiastes et généreux d’Étienne.

— Et c’est l’ingratitude des hommes qui te décourage, mon cher enfant, lui disait avec une tendre bonté le Père Eugène à qui Étienne était venu raconter ses échecs successifs et sa rancœur contre l’ingratitude de ses semblables — c’est que tu n’es pas encore mûr pour l’apostolat. Nous lisons dans Saint Mathieu que le Divin Maître prédisait à ses disciples : « Vous serez en haine à tous à cause de moi ». Qu’importe après tout. Ceux qui veulent réellement faire œuvre méritoire, ne doivent pas en attendre leur récompense dès ce monde. Nous sommes des semeurs, les semeurs du bon grain ; mais la terre est dure, rocailleuse et la tige est bien lente à poindre. Elle poussera cependant c’est encore Jésus qui nous en a fait la promesse, elle poussera, grandira, couvrira le pré de sa reposante verdure, émaillera les champs de l’éclat de ses fleurs et si, comme Moïse mourant sur le sommet du mont Nébo, nous ne faisons qu’entrevoir dans un lointain reculé la terre de rétribution, nous aurons du moins la certitude que la semence jetée en terre produira des fruits de salut.

— Mais, mon père, c’est mon champ d’action qui se dérobe…

— C’est que tu avais des ambitions trop terrestres, il s’y mêlait trop d’amour de toi-même. Regarde autour de toi, il n’est pas un mouvement que tu aies à faire que tu ne puisses convertir en apostolat. Être apôtre n’est en somme pas une mission si difficile qu’on ne le croit trop souvent, cela ne consiste pas à faire de grands déploiements d’éloquence, à tenir des discours savants, à émerveiller ses frères dans la vie, non, la véritable prédication, tant au point de vue religieux que national et social, cela consiste dans l’effort journellement répété vers la perfection de soi-même et celle de ses semblables dans les choses ordinaires de la vie. Quoiqu’on en dise, je n’ai pas une confiance illimitée au nombre fabuleux de conversions qu’auraient opérées les grands orateurs sacrés qui ont attiré les foules autour de leurs chaires ; mais le jugement dernier nous révélera le nombre incalculable de saints qu’aura su gagner au ciel le plus humble curé de campagne.

— Mais je ne puis tout de même pas fonder une paroisse, mon père !

— Chaque être humain a autour de lui une certaine zone d’influence où ses efforts sauront plus que nulle part ailleurs trouver à se dépenser avec fruit. Le malheur est qu’il la néglige souvent pour aller comme le semeur insensé de l’évangile, jeter son grain entre les cailloux du chemin.

— Et pour moi, cette zone d’influence, c’est ?…

— Prie Dieu qu’il te la révèle, mon enfant. Il est la seule inspiration qui doive te guider. Tout ce que je puis te promettre, c’est d’avoir une intention pour toi en disant ma messe, demain matin. Bonsoir, mon enfant et, souviens-toi, prie…

Quel original ! se dit Étienne en laissant le bon Père ; mais il est si bon, et si naïf !…