Éditions Édouard Garand (16p. 53-57).

CHAPITRE XVII

LE FEU QUI AURÉOLE.


Ivres de bonheur et de vitesse, insensibles à tout ce qui n’était pas eux-mêmes et leur mutuelle félicité, les jeunes époux avaient franchi en trombe la distance qui sépare Saint-Hyacinthe du paisible hameau où ils allaient si avidement giter leurs amours.

Saint-Judes est un petit village que le progrès moderne semble avoir oublié dans sa course vertigineuse, on y respire à chaque pas le souvenir d’un passé lointain auquel tout se cramponne avec cette force négative qu’est l’inertie. Simple, rustique au possible, vieillot, le bourg est en proie à une affreuse léthargie. La campagne environnante est sablonneuse, aride et pauvre. En parcourant ses rues étroites, bordées de maisons de bois à pignons, lorsque vous y rencontrez ses attelages las, voire même des bœufs traînant une charrette où s’entassent des bidons à lait, vous vous croiriez transportés à deux siècles en arrière, dans une rue de Québec, au berceau de la colonie.

La maison de la famille Normand était construite à quelques arpents du village, sur un petit promontoire formé par le confluent de la coulée des Trente et de la rivière Salvail. Cette coulée et cette rivière, maintenant à demi desséchées ont dû être, dans un passé lointain, de petites rivières tourmentées creusant chaque jour plus profondément leurs lits dans les sables mouvants du sol et formant de réels précipices. Ces précipices, que les ans ont adoucis, bornaient la vieille demeure en front et à l’occident alors que de par les deux autres côtés, la forêt barrait l’horizon. C’était bien la solitude idéale pour servir de nid aux roucoulements de jeunes mariés.

Il est vrai que le mobilier, les tentures et les boiseries étaient un peu primitifs, pitoyables mêmes ; qu’il se dégageait de la vieille demeure une odeur de rance et de moisi qu’une aération insuffisante n’avait pu parvenir à faire disparaître tout à fait ; mais bah ! Étienne et Alberte n’allaient ils pas faire resplendir l’antique masure de tout l’éclat de leurs rêves éthérés, de la féerie de leur commun amour !

Les quinze jours qui suivirent s’écoulèrent comme en un songe chaque jour plus radieux. Jamais encore, en sa vie quelque peu turbulente, Étienne n’avait si peu ressenti la solitude que depuis qu’il s’était trouvé enfin seul avec Alberte, en cette vieille chaumière perdue au milieu des champs et des bois. De son côté, Alberte était tellement abîmée dans la plénitude de son bonheur enfin réalisé qu’elle ne songeait même pas à faire une comparaison.

L’âme et le cœur d’Alberte étaient pour le journaliste comme ces magnifiques parterres dont l’inflorescence arrête sur le chemin le promeneur solitaire et le jette en une indicible extase. Appuyé sur la haie qui le sépare de ce coin fleuri, il en savoure gloutonnement toutes les beautés, il laisse errer ses yeux du rosier rouge ou thé à l’anémone étoilée, de la pivoine somptueuse à l’odoriférant œillet, il capte au passage le bleu et le fauve des pensées, le jaune des mufliers, le panache des balsamines ; les coquelicots, les ancolies, les centaurées, les verveines attirent ses regards indécis au milieu de tant de merveilles ; il embrasse de nouveau toute cette infinie richesse de coloris et de parfums en un regard circulaire et, à regret, continue sa marche, croyant apporter une vision complète de ce petit Éden. Il est satisfait et cependant, qu’est-ce que ce coup d’œil fugitif ?

S’il avait été le maître du parterre, s’il avait pu y pénétrer, le visiter plate-bande par plate-bande, que de nouvelles merveilles lui seraient apparues ? Cette amarante qui de loin n’apparait que comme un chiffon rouge accroché à une tige rude lui offrirait une infinité de petites fleurs aussi gracieuses que jolies. Ce massif d’alysses ne lui paraît que comme une blanche toile et c’est en réalité une mine de végétation toute vibrante de vie et de parfums. Sous le feuillage discret se cachent les roses pourpiers, les pâquerettes et les violettes. Et ces fleurs elles-mêmes qu’il a tant admirées de loin, comme leur velouté serait autrement délicat, comme leur parfum paraîtrait plus suave s’il pouvait se pencher amoureusement vers elles.

Étienne croyait connaître Alberte avant son mariage ; mais depuis que leur union avait fait de leurs deux êtres une seule âme et un seul cœur, il découvrait chaque jour de nouveaux charmes chez sa jeune épouse. C’est le privilège de l’âme féminine de ne se révéler complètement que par étapes, de présenter dans la manifestation de ses qualités et de son esprit des variations toujours nouvelles. Mais la femme heureuse par l’amour apporte à ce prestidigieux talent un art d’autant plus charmant qu’il est moins étudié, qu’il émane des impulsions de son cœur.

Assis près de celle qui lui avait fait l’offrande de sa vie, les yeux plongés dans le vague de l’azur, ne manifestant sa présence que par la pression plus forte qu’il faisait de temps en temps de la petite main qu’il retenait prisonnière, Étienne était parfaitement heureux, jouissant avec ivresse de ce dernier après-midi qu’ils allaient passer bien seuls en leur retraite amoureuse. Le soleil lentement descendait à l’horizon, ses rayons rougeâtres donnaient leurs derniers baisers à la glace argentée de la rivière, la côte occidentale se parsemait de taches sombres à chaque instant plus grandes, l’ombre des ormes grandissait, prenait des proportions gigantesques, les oiseaux regagnaient leurs nids et, perchés sur les maîtresses branches des arbres qui abritaient leurs espérances, entonnaient leurs hymnes de reconnaissance au Divin Créateur. Dans le lointain, le son grêle d’une clochette révélant la présence d’un troupeau, se fit entendre vaguement l’air pur et sonore apporta l’écho vague d’une voix humaine. Le disque auréolé lentement descendait vers le couchant, les taches sombres de la côte se faisaient plus grandes, l’ombre des arbres avaient atteint des proportions apocalyptiques. Là-bas, une touffe vert sombre vint se denteler à la base du cercle de feu. La côte était maintenant plongée dans une demi obscurité, le soleil couchant ardait ses rayons sur l’antique demeure, se reflétant et irradiant des vitres des fenêtres, les vieilles briques rouges de la masure avaient des chatoiements diamantaires. L’astre radieux s’engouffrait toujours dans la sombre verdure, bientôt ce ne fut plus qu’un croissant sanglant et plus rien qu’une auréole. Encore un moment la boule de feu s’entrevit entre les tiges massives des arbres, envoyant un dernier salut lumineux à la nature et enfin, comme une barque en flamme au milieu de la mer, lentement, lentement s’enlisa…

Là-bas, la cloche de l’église carillonna l’angelus et les sons fêlés que la sérénité du soir apportait eurent des tintement de glas…

— Déjà sept heures… s’exclama Étienne que l’appel à la prière avait rendu à la réalité… Et penser que c’est notre dernier après-midi…

— Hélas ! nous sommes si heureux ici…

— Hélas !… Mais après tout, pourquoi soupirer, puisque le bonheur est non pas dans le coin que nous habitons ; mais dans notre mutuel amour…

— Oui, pourquoi soupirer Tu me promets, mon cher Étienne, de toujours m’aimer ?

— Toujours, ma petite femme adorée.

— C’est que cette vie que nous allons affronter, si nouvelles pour moi, si remplie de tentations pour toi, cette vie si pleine de mystère, m’effraie… Si tu allais cesser de m’aimer !…

— Petite ancolie sauvage que l’éclat du parterre effraie !… Comment pourrais-je cesser de t’aimer quand ton amour est doute ma vie ?…

 

Suivant la promesse qu’elle en avait faite à son beau-père, Alberte aurait bien désiré revenir habiter Saint-Hyacinthe ; mais en dépit de la terreur réelle que lui inspirait Montréal, elle n’avait pas cru devoir insister quand, deux semaines avant son mariage, Étienne lui avait manifesté sa volonté de ne pas interrompre sa carrière de journaliste.

En quittant Saint-Judes, les jeunes époux s’étaient d’abord dirigés vers Saint-Hyacinthe d’où, après deux derniers jours passés au milieu de leurs parents, ils étaient repartis pour la grande ville.

À trois reprises différentes, durant ses fiançailles, Alberte, accompagnée de Ghislaine, avait déjà fait le voyage de la métropole où Étienne avait tenu à avoir son opinion sur l’ameublement et la décoration de leur future demeure et, s’il en coûtait à l’orpheline de quitter la chère ville où la rattachaient tous ses souvenirs, toutes ses affections et même son bonheur présent, ce ne fut pas, en revanche, sans une bien vive satisfaction qu’elle se trouva tout à coup installée dans le nid douillet et somptueux que son mari lui avait si amoureusement préparé.

L’hiver qui suivit s’écoula rapide et charmant ; les semaines passent bien vite quand le bonheur en marque les étapes.

L’affectueuse sollicitude du journaliste pour sa douce compagne ne se démentit pas un seul instant et, de les voir si parfaitement heureux, cette bonne Madame Normand, dont les visites étaient fréquentes, ne pouvait se consoler d’avoir autrefois tenté de dissuader son fils de cette union. Par contre, le minotier et sa fille ne manquaient pas l’occasion de se proclamer avec orgueil les artisans de cette douce félicité.

Immédiatement après son travail du bureau, Étienne entrait au logis où Alberte l’attendait avec impatience. On soupait en tête à tête, une ou deux fois par semaine, on allait entendre un joli concert ou une amusante comédie ; rentrés chez eux, les époux continuaient leur amoureuse causerie auprès du foyer où flambait une bonne bûche et quand sonnait minuit, on était tout surpris de la rapidité avec laquelle s’était écoulée la soirée.

À de rares intervalles, le Docteur Durand allait prendre son ami à sa sortie du bureau et l’accompagnait chez lui. Le brave garçon, auquel la solitude pesait en dépit de l’art consommé qu’il déployait à ne pas le laisser paraître, acceptait alors presqu’invariablement de prendre le souper chez Étienne. C’était, pour la jeune femme, une occasion de déployer ses talents de maîtresse de maison. Pendant que les deux amis causaient en fumant une dernière cigarette, elle aidait Madame Major — l’ancienne ménagère d’Étienne qui n’avait pas voulu abandonner son maître auquel elle était attachée comme un chien fidèle — et quand les convives passaient à la salle à manger, le fumet délicat qui se dégageait du potage forçait le médecin à regarder son ami avec des yeux d’envie.

— Madame, s’exclama-t-il un soir, vous êtes une thaumaturge !

— Vraiment ? répondit Alberte en souriant.

— Je croyais avoir découvert toutes tes qualités, ma chérie, mais je vois que Louis a encore plus d’imagination que moi. Une thaumaturge… cela vaut cher par le temps qui court…

— Et en quoi consistent mes miracles, Docteur ?

— Voici un garçon sur lequel, après examen bien sérieux, je fais un diagnostique non moins sérieux. Je déclare sans hésitation que ses nerfs sont rendus, que la névrose le guette, je conclus au détraquement général du système…

— Dis donc, c’est à mon adresse toutes ces fleurs ?

— Scientifiquement, tu étais un homme fourbu, fichu, vidé… les nerfs, ce canal de toute la force motrice chez l’être animal…

— Animal toi-même…

— Les nerfs étaient rendus… Il vous rencontre et le miracle opère… Ce sacré Étienne. il aura donc eu toutes les veines dans sa vie !… Déjà, au collège, alors que nous nous éreintions misérablement pour arriver à ne pas doubler nos classes, lui, décrochait sans effort tous les lauriers…

Bah ! nous disions-nous, en guise de consolation, attendons… un homme ne se révèle réellement que plus tard, quand il est en face de la vie, du « strugle for life », comme disent les américains. Comme le chien d’or de la légende, nous rongions notre os ; mais sans prendre de repos si nous ne voulions pas voir s’éterniser notre cours. Enfin, nous voici tous deux affrontant ce que nos professeurs appelaient avec un grand geste apeuré « la mer tourmentée du monde », la vie de batailles et de combats où tous doivent se frayer un chemin en donnant des coudes. Au bout de cinq ans, j’étais médecin et le succès me souriait, on commençait à prononcer mon nom avec une pointe de respect. De son côté, Étienne était un journaliste inconnu. Au bout de dix ans, j’étais presque célèbre et lui continuait à se fourvoyer. Il avait bien une certaine renommée, on citait ses jugements comme autorité en littérature ; mais, moi qui avais connu les merveilleuses qualités de mon ami, qui comprenais ce qu’il était en mesure de donner et qui jugeais froidement ce qu’il avait produit, moi qui voyais l’évolution qui lentement s’opérait en lui, je n’étais pas sa dupe. Il prenait le monde en grippe, il devenait taciturne, rageur, il offrait tous les symptômes d’un commencement de débilité morale et intellectuelle… « Enfin, ça y est, me disais-je en moi-même, j’ai ma revanche Tu te croyais un phénix, mon vieux, tu ne seras qu’un raté… »

— Tu m’as même offert les services de ta science assez problématique.

— Au lieu de les accepter, tu es parti pour Saint-Hyacinthe… Trois jours après, Madame, je reçois de lui une lettre où je retrouve mon ami ardent et enthousiaste d’autrefois, un être rénové, ressuscité… Il est vrai qu’il était question dans cette lettre d’une certaine jeune fille… Je veux hésiter à croire au prodige. — Les médecins, entre nous, croient difficilement au miracle. — Enfin, un certain matin de septembre, je le vis à votre bras… et cette fois, j’ai compris que tout doute était absurde. Encore une fois, j’avais été roulé… Ses regards remplis de félicité me disaient qu’il était redevenu l’Étienne des jours de collège, le gâté du sort, la solide intelligence capable de belles et de grandes choses et possédant cette fois le viatique contre toute faiblesse, tout découragement et toute lâcheté.

— Tu te rappelles ton absurde théorie sur l’amour…

— Et pourquoi pas ? Je n’ai pas à en rougir, puisqu’elle est de tous points scientifique. Ce qu’il y a de particulier, dans ton cas, c’est que l’image reflétée était douée de tant de charmes qu’elle ne pouvait et ne devait pas être extirpée…

— Et cette théorie, c’était ? s’enquit Alberte en souriant.

— Une des lubies du Docteur Ce que je puis t’affirmer, c’est que la réalisation que tu m’as donnée de l’amour vaut infiniment mieux que la conception qu’en avait cet imbécile de vieux garçon.

Dans le cours de janvier, un événement important vint modifier légèrement la vie des jeunes époux. Une position avait été offerte à Étienne au journal catholique « La Nation », position peu avantageuse au point de vue pécuniaire ; mais répondant tout à fait à ses aspirations nouvelles. Comme il était indépendant de fortune, il n’hésita pas un seul instant et accepta.

Le journalisme français, dans notre province, se répartit en trois groupes principaux : Le journalisme de parti, à la solde des maîtres qui s’en servent et où l’écrivain ne doit pas sortir sensiblement des opinions du parti dont il est à peu près l’esclave.

À côté de ce journal politique, il y a la grande presse, la presse jaune, comme on affecte de l’appeler dans certains milieux. Elle n’est en somme ni pire ni meilleure. Ce sont de magnifiques entreprises commerciales… elle a souvent des gestes du plus pur patriotisme, des mouvements admirables, elle ne s’est jamais refusée à prêter son aide à l’autel et à la patrie ; mais encore une fois, elle est avant tout une entreprise commerciale, elle n’est pas une éducatrice… Comme dans toute entreprise commerciale, elle cherche à répondre au désir de la clientèle… Comment alors s’étonner d’y voir la photo d’un saint évêque sur la même page que celle du dernier meurtrier qu’attend le bourreau ou encore, dans les suppléments du samedi, celle d’un brave curé de campagne voisinant celle d’une cabotine de cinéma trois ou quatre fois divorcée ?

Il y a enfin la presse catholique, fondée cinquante ans trop tard et obligée de conquérir ses quartiers sur terrains occupés. Rêve des autorités religieuses de notre province, elle avait reçu un commencement de réalisation qui serait probablement resté stérile sans l’intervention providentielle d’un laïque d’une érudition merveilleuse, d’une sûreté de jugement étonnante et d’une soif apostolique bien chrétienne et nationale. Autour de ce précurseur sont venus se ranger une pléiade de jeunes gens, plus ou moins sincères il est vrai, dont les travaux convergent vers le même but d’éducation nationale et catholique. Après quinze ans de vie, l’œuvre de la presse catholique a étendu ses ramifications sur la province entière, voire même en Ontario, dans l’ouest canadien français et dans la Nouvelle Angleterre. Chaque petite ville de notre province compte son journal catholique fidèlement calqué sur l’œuvre mère.

C’est au service d’un de ces journaux qu’Étienne était entré.

Ces journalistes catholiques ont formé entre eux une sorte d’association tacite, la communauté de leurs opinions et de leurs ambitions — affichées sinon toujours bien réelles — les a groupés en une élite intellectuelle et morale — élite précieuse ; mais combien exclusive et jalouse de ses droits de cité ! — et de cette association sont nées de multiples œuvres nationales, sociales et religieuses dont les influences sont intimement liées à celles du journal. C’est ainsi que « l’Action Canadienne », l’« Association des Jeunes Catholiques Canadiens Français », la « Ligue pour la Défense des Droits du Français au Canada » etc. voient à leurs têtes toujours les mêmes figures et reçoivent l’infusion de leur vie de la même source.

Entre ces trois espèces de journaux, la ligne de démarcation est profonde, l’état de guerre est continuel et bien habile est celui qui peut à la fois ménager la chèvre et le chou.

L’entrée d’Étienne au journal catholique avait été considérée par les têtes dirigeantes du mouvement comme une double victoire : Une acquisition précieuse, un nom qu’auréolait un commencement de renommée et puis, le camp adverse en était affaibli d’autant.

Durant les dernières années qu’il avait été au service de l’adversaire, Étienne avait acquis une certaines réputation de conférencier et immédiatement les demandes affluèrent des diverses associations catholiques militantes.

Encore tout à son ardeur de néophite, le journaliste accepta avec empressement, inconscient que ce surcroît de travail allait priver Alberte de ses bonnes causeries intimes de la soirée. D’ailleurs, la jeune femme fit de bonne grâce ce sacrifice et discrète, vers huit heures, elle se retirait dans son boudoir, afin de ne pas distraire le travail de son mari. Si quelquefois, durant la veillée, la solitude lui pesant trop, elle venait s’asseoir près de lui, c’était pour le contempler silencieusement de ses grands yeux profonds où se lisait tout un poème d’orgueil amoureux et de bonheur.

Quand, le travail terminé, Étienne allait donner ses conférences, elle l’accompagnait. Perdue dans la foule des auditeurs, elle buvait ses paroles, suivait ses plus petits gestes, vibrait de tout son être à ses moindres élans.

Étienne n’était pas un orateur ; mais cependant, il avait le débit facile, l’élocution soignée et si sa voix manquait d’envergure, elle répondait en tous points aux nécessités de la conférence. D’ailleurs, quand ses yeux rencontraient la figure radieuse d’Alberte, son verbe s’enflammait, ses rêves avaient des ailes, sa voix se faisait douce, caressante, passionnée et ardente, il faisait passer tout son cœur dans ses paroles.

Puis vint l’été, et chaque samedi après-midi, on montait en auto et l’on allait passer le week-end à Saint Hyacinthe, auprès de la maman toujours plus affectueusement bonne et du papa souriant et jovial. À la famille Normand, se joignaient alors Alice et Ovila, jaloux de jouir le plus possible de la présence de la petite sœur aimée. Au commencement de septembre, Étienne obtint un congé de trois semaines, à la grande joie d’Alberte que les visites trop courtes de chaque semaine au bon Maska ne pouvaient plus satisfaire. Elle voulait avoir le spectacle de la vie laborieuse qui avait été son lot jadis, elle voulait revoir l’usine en activité, revivre quelques jours sa vie d’autrefois, elle voulait surtout faire reprendre contact avec cette bonne vie de labeur et de mérites à son mari.

Au cours d’une de ses conférences, Étienne avait abordé certains aspects de la question ouvrière. Avec une bonne foi et un courage dont elle avait reconnu le mérite, il avait tenté de démontrer la justesse de certaines des revendications des humbles, il avait exposé leurs griefs, suggéré certains remèdes ; mais ses connaissances sur le sujet étaient toutes livresques, il manquait de cette connaissance pratique qui devrait être l’apanage de tout sociologue et qui fait la force des perturbateurs de l’ordre social.

Alberte avait bien compris que son mari faisait fausse route. Elle qui avait vécu de longues années au milieu des humbles, avait partagé leurs privations, arrêté bien souvent l’envie de germer dans les cœurs par une bonne parole affectueuse et un sourire, elle comprenait que ce n’est pas par de vains discours que l’on peut apporter un adoucissement aux misères de ceux qui gémissent sous le faix de la vie. Elle n’avait pas voulu en faire la remarque à son mari, aurait-il compris d’ailleurs ? Ne se serait-il pas récrié si elle avait tenté de lui faire comprendre que toutes ces belles paroles qu’il allait débiter seraient comme la fumée qu’emporte le vent, que les quelques centaines d’indifférents qui applaudiraient à ses envolées sublimes retourneraient chez eux avec l’impression d’avoir entendu une jolie pièce de littérature ; mais que pas un cœur ulcéré n’en serait consolé…

Durant ces trois semaines, les visites d’Alberte à l’usine furent presque quotidiennes. Elle y avait rencontré toutes ses ouvrières d’autrefois, charmées de la retrouver si bien elle-même, bonne, douce et affectueuse pour toutes. Sa bonne fortune, loin d’exciter leur jalousie semblait faire leur orgueil parce que le peuple sait comprendre la vérité des sentiments que l’on a pour lui, il sait discerner ce qui est faux de ce qui est vrai et s’il est rempli de mépris pour le parvenu affichant avec morgue sa fortune nouvellement conquise, il a une admiration sincère pour ceux qui, étant montés par la force de leurs mérites, n’oublient pas l’humilité de leur origine, se font un point d’honneur de n’en point rougir.

À chacune de ces visites, Étienne accompagnait Alberte et ne pouvait se défendre d’un sentiment d’admiration pour elle. Comme elle comprenait bien l’âme du peuple cette belle enfant qui n’avait puisé ses connaissances que dans le grand livre de la vie !