Éditions Édouard Garand (16p. 25-28).

CHAPITRE VIII

ET UNE FEMME PASSA.


Pendant deux longues heures, Étienne, courbé sur sa table de travail, laissa glisser sa plume sur le papier, couvrant de nombreuses pages de son écriture irrégulière, raturant, recopiant, déchirant des pages entières, jamais satisfait de son travail.

« Non, ce n’est pas encore cela ! s’écria-t-il avec rage, et prenant toutes ces feuilles maculées, il les froissa et les lança dans son panier. Il vint un moment à la fenêtre, admira la verdure souriante du parterre, le rideau de feuillage que formaient les grands ormes, le bleu du ciel perçant entre les feuilles et les branches, le miroitement des eaux coulant au bas de la minuscule falaise qu’offrait la rive en cet endroit.

La vue de cet horizon paisible et reposant calma ses nerfs. Il revint à sa table et cette fois, tout d’une traite, sans une seule rature, il noircit une série de pages.

Il était cinq heures quand le journaliste mit le point final à son article.

Soigneusement, il pagina son travail.

Nos lecteurs nous permettront de commettre une indiscrétion et de leur livrer le secret de ces pages, afin de leur faire mieux comprendre la profonde modification qu’avait opérée dans l’âme de notre jeune héros l’éclosion d’un sentiment encore inconnu pour lui.

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« SAINT HYACINTHE. REMPART DE LA TRADITION FRANÇAISE ».

Si les craintes pessimistes de certains esprits inquiets devaient se réaliser et que notre population française et catholique puisse jamais se laisser absorber dans le grand tout anglo-saxon qui l’encercle, il est un petit coin de terre, tellement saturé d’esprit traditionaliste qu’il saurait résister à toute emprise et toujours demeurerait français et catholique : la bonne ville de Saint-Hyacinthe.

Saint-Hyacinthe est comme les peuples heureux, il n’a pas d’histoire, il vit sa paisible existence dans l’ombre et l’obscurité. Comme toute source de bien, de vie et d’œuvres durables, il est modeste.

Sise sur les bords délicieux de l’Yamaska, la ville cache ses charmes sous un dais de verdure et, pour avoir une complète compréhension de ses beautés, il faut la visiter avec minutie, l’étudier dans ses moindres détails.

Il faut admirer la beauté de la haute ville avec ses larges rues ombreuses, ses coquettes habitations et ses parterres fleuris, les massives constructions de ses maisons d’éducation d’où, comme une pluie bienfaisante, se répand par tout le pays la force de la foi, l’ardeur du patriotisme et les lumières de la science ; mais surtout, il faut descendre dans la basse ville, champs d’énergie ignorée, de courage humble et souriant, visiter ses quartiers d’ouvriers aux maisons banales, sans art touchantes par leur simplicité mais si coquettement propres et que la verdure des vignes, des liserons et des fèves grimpantes décore de jeunesse et de vie.

On reproche souvent à Saint-Hyacinthe d’être retardataire, de ne pas suivre ses villes-sœurs dans la voie du progrès et de la prospérité. Cependant, n’est-elle pas la source même d’où est partie l’essence de toute notre prospérité rurale ? Peut-on oublier que Saint-Hyacinthe a été le berceau de l’industrie laitière ? Peut-on oublier aussi que c’est un génie mascoutain, aussi modeste que méritant, le regretté Monsieur Louis Côté, qui, par ses merveilleuses inventions, a complètement révolutionné l’industrie de la chaussure non seulement en notre pays, mais dans le monde entier ? A-t-on le droit d’ignorer que le séminaire de cette ville a été une pépinière d’homme célèbres qui, dans le domaine religieux, dans la politique, le barreau, la médecine, le journalisme, le commerce et l’industrie, ont, sur leurs diverses tribunes, clamé bien haut les revendications de notre nationalité, en ont imposé tant par leurs sciences et leur verbe ardent que par la droiture de leur vie et la sincérité de leurs convictions ?

Et ces nombreux couvents d’hommes et de femmes qui ont pris racine ici et, non satisfaits de l’œuvre admirable qu’ils y accomplissaient, ont étendu leurs rameaux bienfaisants de par tout le pays ?

Retardataire ! Oui, Saint-Hyacinthe l’est dans cette course effrénée vers la prospérité factice et postiche, vers les jouissances matérielles, vers l’assimilation et le cosmopolitisme… Et peut-on lui en faire un crime ?

Lorsque Monsieur Hyacinthe De Lorme achetait des frères de Vaudreuil la seigneurie de Saint-Hyacinthe pour la modique somme de quelques milliers d’écus et qu’il avouait candidement craindre avoir fait une mauvaise affaire, il devait être bien loin de se figurer que cette immense étendue de forêts encore vierges deviendrait en quelque sorte la Rome de la tradition française en Amérique et, cependant, quoiqu’en disent certains esprits hargneux, c’est bien cette furieuse destinée qui lui est lotie.

Alors que toutes les autres villes sont envahies par la foule pressée d’aventuriers de tous les pays, Saint-Hyacinthe est restée et restera longtemps encore, que dis-je, restera toujours exclusivement française… Elle marche à pas de tortue dans le sentier du progrès ; mais chacun de ses pas en avant compte double, car elle fait œuvre d’apôtre.

La population mascoutaine est paisible, douce, polie, affable, franchement croyante, exaltée de patriotisme. On lui reproche même d’être chauviniste ; mais en somme, le chauvinisme n’est-il pas l’amour de la patrie chauffé à blanc ?

Elle aime sa langue et la parle avec orgueil, sans se soucier de l’opinion des autres si bien que les rares étrangers qui viennent s’y établir se voient contraints de l’apprendre.

Ce qui charme tout particulièrement en étudiant la vie mascoutaine, c’est cet esprit de solidarité et de mutuelle confiance qui existe entre ses habitants, cette camaraderie qui règne entre eux.

Il est vrai qu’un jeune écrivain à la digestion par trop laborieuse et au tempérament bilieux, en mal d’esprit, a lancé la légende tout à fait gratuite de coteries, de distinction de classes qui d’après lui y existeraient mais à tout être normal le spectacle de la vie mascoutaine apparaît tout autre. Tous les gens y sont égaux et ont conscience de leur égalité.

Ce qui ne veut pas dire que toutes les classes de l’échelle sociale ne s’y rencontrent ; c’est même un descendant de la vieille noblesse terrienne, vénérable quinquagénaire, allié à cet Hyacinthe De Lorme qui donna son nom à la ville, qui représente avec une incomparable dignité la région mascoutaine au Sénat canadien.

La haute finance, l’industrie, les professions libérales y figurent avec honneur, le clergé y est très nombreux et distingué ; mais entre ces diverses classes plus fortunées et l’humble ouvrier qui peine six jour par semaine, règne une douce confraternité, une estime mutuelle, un respect dénué de toute bassesse qui harmonisent dans la paix et la concorde la vie de la petite ville et prennent leur source dans le sublime commandement que le Crucifié du Golgotha donnait à ses disciples : « Aimez-vous les uns les autres ».

Saint-Hyacinthe, petite ville française par excellence, apôtre de foi, de patriotisme et de science, fanatique du culte de la tradition nationale, n’en est pas moins une ville industrielle et, sur ce côté également, elle est un enseignement pour le pays entier.

J’ai cité l’industrie laitière qui, après avoir eu son berceau sur les bords de l’Yamaska, a étendu ses ramifications par toute la province, y répandant la prospérité et le bonheur ; mais que dire des autres industries mascoutaines ?

Les hommes d’affaires de Saint-Hyacinthe ont compris qu’un pays, quel qu’il soit, ne peut être exclusivement agricole ; que l’agriculture ne peut longtemps vivre et prospérer sans l’industrie qui en est le complément. Encore faut-il que cette industrie soit bien comprise pour être sage et durable, faut-il qu’elle soit nationale, c’est-à-dire, qu’elle tire sa matière première de la terre natale, seule véritable dispensatrice de toute prospérité ?

Ici, l’on fabrique, avec la matière première prise au pays, ou en très grande partie, la marchandise qui sera ensuite consommée au pays. L’industrie du bois, qui y est si prospère, ne tire aucune matière première de l’étranger, ce qui n’a pas empêché les fameuses orgues Casavant d’atteindre à la renommée mondiale. Les tanneries préparent chaque année des millions de peaux achetées aux cultivateurs de la région, dont ils feront ensuite un cuir qui sera employé, par des ouvriers mascoutains, à faire de la chaussure mascoutaine et avant que le produit terminé ne parvienne au consommateur, il aura profité à l’éleveur, au tanneur, au bottier et aux divers ouvriers de ces usines. Il en est de même pour les filatures de laine, les minoteries, les usines de métallurgie et toute une série de petites industries de moindre importance.

Et encore une fois, quelle magnifique concorde entre patrons et ouvriers ! Ici, l’on ne connaît pas les grèves. L’ouvrier a peur des novateurs qui parcourent le pays, soufflant la haine dans les cœurs des humbles, remplissant les âmes de rancœur, chassant toute quiétude de leur vie. On a horreur de toute nouveauté…

L’industriel connaît nommément chacun de ses employés, il les tutoie la plupart du temps, il connaît ses misères, ses troubles, ses faiblesses et aussi sa valeur, il sait s’en faire en quelque sorte moins un serviteur qu’un collaborateur.

De son côté, l’ouvrier est jaloux de ses prérogative d’homme libre. En dehors de l’usine, il a conscience d’être l’égal du patron comme de tout autre être, il redevient le citoyen fier de son titre. Tout en étant reconnaissant à celui qui l’emploie de lui procurer l’occasion de gagner son pain et celui de sa famille, il a conscience que son travail lui vaut de le recevoir le front haut.

Scrupuleux de respect et d’obéissance envers celui qui représente l’autorité à l’usine, dès la porte franchie, il redevient homme libre ayant ses franches coudées et, tout en étant exquis de politesse et d’urbanité, il ne souffrirait pas que l’on osât porter atteinte à sa dignité et à sa liberté, il ne s’agenouille qu’à l’église, devant son Dieu, il ne courbe le front que sous l’absolution du ministre de ce Dieu…

De ce sentiment de dignité chez l’ouvrier, de confiance chez le patron est né le respect mutuel. Et puis, après avoir peiné six jours durant à l’usine, patrons et ouvriers se coudoient. à l’église, le dimanche, égaux en leur humilité devant la Majesté du Dieu Créateur, Maître de leurs communes destinées…

Une seule question gâte cette douce quiétude et vient de temps en temps, jeter la perturbation au sein de cette population d’ordinaire si paisible : c’est la question politique.

Vrais fils de la France, les mascoutains ont les sangs chauds, ils sont entiers en leurs jugements, ennemis des demi-mesures, des demi-adhésions. En politique, on est rouge ou bleu au bon Alaska ; mais ce que l’on est, on l’est tout à fait. La question politique divise le frère contre le frère, elle fait de l’ami d’hier, l’ennemi de demain. Cependant l’industrieuse population, qui a conscience de son faible, sait prendre ses précautions. Dès le commencement d’une lutte politique, on voit la ville se diviser en deux clans. On s’évite entre adversaires, ou s’il y a nécessité de se rencontrer, on se garde bien de toute allusion à la question brûlante…

Et la division se prolonge ainsi jusqu’au soir du scrutin… Dès le lendemain, on s’aperçoit que le fossé commence à se combler et, une semaine plus tard, la paix et la concorde refleurissent de nouveau.

Mais une étude sur Saint-Hyacinthe serait incomplète sans un mot sur les mascoutaines.

La femme est l’artisane d’une nation, a dit je ne sais qui. Nulle part plus qu’à Saint-Hyacinthe, elle ne mérite ce titre de gloire.

La jeune fille, à quelque classe qu’elle appartienne, reçoit d’abord une solide éducation familiale, toute imprégnée de la douce bonté du Christ. Plus tard, elle fréquentera l’école des bonnes Sœurs et son intelligence se meublera des diverses connaissances nécessaires à la vie qui l’attend, vie humble chez la plupart d’entre elles, plus brillantes chez le petit nombre ; mais, quelle que soit la position sociale de la mascoutaine, elle ne rougira jamais de saluer sur la rue l’humble femme du peuple qui fut sa compagne de classe à l’école paroissiale.

À la sortie de l’école primaire, suivant la position de fortune de ses parents, la jeune fille continuera ses études aux écoles secondaires ou commencera l’apprentissage de la vie.

Elle sera ouvrière dans l’une des nombreuses usines de la ville ; chaque semaine, elle apportera son salaire à ses parents et cette vie humble et toute de renoncement se continuera jusqu’au jour où un jeune ouvrier aura fait battre son cœur.

Alors, elle quittera l’usine, se mariera et commencera l’édification d’un nid coquet qu’elle s’efforcera de rendre bien chaud bien affectueux, bien douillet, dans l’espoir de beaux bébés roses qu’à son tour, elle élèvera en bons chrétiens, dont elle formera des hommes braves et forts qui continueront, sur les bords verdoyants de l’Yamaska, la tradition canadienne, l’expansion de la pensée française et catholique.

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Je ne sais si mes lecteurs aimeront ma chronique, se dit Étienne en plaçant ses feuillets dans une enveloppe, ce dont je suis certain, c’est que je me sens la conscience bien plus à l’aise.

Discrète, Ghislaine frappait à sa porte.

— Entre bien vite, petite sœur.

— Comment ? Encore au travail ? Tu me disais n’en avoir que pour quelques instants… C’est bien ce que tu viens d’écrire là ?

— Je ne sais si c’est bien du moins, je suis positif que c’est vrai…

— Laisse-moi lire ?

— Petite curieuse…

— Et sur quel sujet ton article ?

— Sur la mascoutaine.

— Oh ! alors, tu dois dire des monstruosités et plus encore, j’ai le désir de le voir…

— Plus tard, quand ce sera publié. Vois, je n’ai pas relu, moi…

— Tu l’as relu puisque tu ne venais que pour cela.

— Non, j’ai déchiré l’article préparé, c’était inepte…

— Vrai ! Mais alors c’est que dans ton premier article il s’était glissé certains jugements sur les mascoutains que tu as été à même de juger erronés depuis ton retour ici. Si tu étais bien gentil, grand frère, tu me laisserais lire, un tout petit bout…

— Petite fille d’Ève ! Rappelle-toi le vilain tour que sa curiosité a joué à ta première mère !

— Tu n’es qu’un méchant… Au moins, vas-tu venir à l’usine, cet après-midi ?

— Pour sûr. Et toi, qu’as-tu fait durant la matinée ?

— J’ai travaillé avec Alberte… Elle est gentille, n’est-ce pas, Alberte ? Je l’aime beaucoup. Il faudra être aimable pour elle. Pas trop, toutefois…

— Pourquoi me dis-tu cela ?

— Pourquoi ?… Pour rien… Mais avec vous, méchants garçons des villes, on n’est jamais tranquille. Alberte a un cœur délicat, une âme toute neuve… tu es séduisant — eh oui ! tu es très séduisant, tu sais, ne ris pas — et cela me ferait tant de chagrin de la voir souffrir par toi…

— C’est un véritable sermon que tu me fais là, petite sœur.

— Un avertissement tout au plus.

— Ai-je l’air d’un Don Juan en voie de conquête ?

— Ce n’est pas ce que je veux dire ; mais vous êtes si habitués aux flirts, aux madrigaux, vous dites si souvent plus que vous ne pensez… Avec les demoiselles des villes, aguerries à ces sortes de joutes où l’esprit a plus de part que le cœur, cela ne tire à aucune conséquence ; mais avec Alberte, jeune, naïve, adorablement confiante, si candide… ce serait vraiment mal…

— Qui te dit que si mes lèvres laissaient échapper des phrases que mon esprit n’aurait pas suffisamment pesées, des déclarations que mon intelligence n’aurait pas suffisamment mûries, ces paroles n’en seraient pas moins l’expression de mon cœur pris au dépourvu ? Qui te dit surtout que si je commettais ce que tu appelles une mauvaise action, si je troublais un cœur pur et candide je n’aurais pas assez de conscience et d’honneur pour faire mon devoir d’honnête homme jusqu’au bout. Je suis libre, rien ne m’empêcherait d’épouser.

— Non, je n’ai pas confiance… et puis, il me semble que tu n’es pas homme à rendre une femme heureuse, surtout Alberte…

— Dis donc tout de suite que je suis un monstre !

— Non, pas un monstre ; mais…

— Presque.

— Tu es un charmant garçon, grand frère, je t’aime beaucoup et cependant… je ne sais comment dire cela, tu es trop…

— Cérébral, comme disait Durand.

— Peut-être et…

— Égoïste… vas-y, avec Durand, vous feriez la paire

— Oui ! égoïste, c’est cela… sans le réaliser toutefois, comme tant d’autres, d’ailleurs… Tu te complais à ce que tu aimes, tu vis de la pensée abstraite et Alberte…

— Mademoiselle Alberte ?

— Elle est comme moi, elle vit par le cœur.

— Tu es folle, ma Ghislaine chérie !

— Je veux bien ; mais tu sais, je parlais sérieusement et si je l’ai fait, c’est pour ton bonheur. Je t’aime tant et aurais tant de chagrin si je constatais que tu aurais pu faire une action laide…

— Tu es comme cet imbécile de Durand, tu m’aimes bien, cela te permet de me dire impunément des choses désagréables.

— Es-tu fâché ?

— Non, je suis habitué à ce genre d’amitié et près de toi, je ne puis m’ennuyer de mon ami, j’en retrouve l’incarnation ; mais une incarnation bigrement charmante.

— Alors sûr, tu n’es pas fâché ?

— La preuve, c’est que je te vole un baiser. Viens, on doit nous attendre pour le dîner.