Éditions Édouard Garand (16p. 22-25).

CHAPITRE VII

AVANT QU’UNE FEMME PASSAT


— Étienne, Étienne ! Où es-tu ?

— Ici.

— Où encore ?

— Ici, dans le hamac, dit le journaliste en se levant à demi.

— Comment, à peine dix heures et te voici déjà à paresser ?

— Que veux-tu, c’est la faute de ces grands ormes… J’étais sorti bien décidé d’aller faire un tour de canot ; mais en voyant cette ombre bienfaisante, ce hamac, ces fleurs qui charment les yeux, je me suis laissé séduire…

— Et vous ne demandez rien de mieux que de vous laisser conquérir par ces délices de Capoue, beau citadin indolent… Allons, debout ! je t’apporte trois lettres et un paquet de livres que le facteur vient de déposer pour toi.

— Tu permets que je lise ?

— Les lettres ; mais pas les livres. Tu liras ces horribles bouquins quand tu seras retourné à Montréal. Pour une fois que nous te tenons auprès de nous, nous sommes jaloux de tous tes instants. C’est intéressant ce que l’on t’écrit ?

— Plutôt pas.

— Une femme ?

— Celle-ci, oui. D’ailleurs c’est bête.

— Laisse-moi lire ? Je voudrais voir comment elles s’y prennent les jolies femmes de la ville, quand elles écrivent à un Monsieur

— C’est bête, te dis-je.

— Tu dis cela, mais…

— Vois le cas que j’en fais… dit Étienne en déchirant les deux premières missives.

— Celle-ci, c’est certainement d’un homme.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— C’est même d’un homme d’affaires. Vois cette écriture inappliquée et rude.

— Tu as raison, c’est de mon directeur… Mais il m’embête cet animal là !  !…

— Est-ce une mauvaise nouvelle ?

— Non, plutôt pas… Il me demande un article qu’il m’avait commandé bien avant mon départ de Montréal. C’est que je l’avais complètement oublié ce paroissien là !

— J’espère que tu vas l’envoyer promener, lui et sa demande ? Ce serait trop ennuyeux de te savoir enfermé dans ta chambre, absorbé en un ennuyeux travail alors qu’il fait si beau dehors !

— Heureusement, j’ai pris mes précautions, j’avais écrit cet article avant mon départ de Montréal. Je monte à ma chambre. Le temps de relire mon travail, de faire quelques retouches et de mettre le tout sous pli. Ce sera l’affaire de quelques heures.

— Ainsi, je ne puis compter sur toi pour m’accompagner à l’usine ?

— À mon grand regret, ma chérie. D’ailleurs, quand j’ai devant moi une corvée, je préfère toujours m’en acquitter au plus tôt, je suis libre après. À ce midi, petite sœur.

— À ce midi, grand frère.

Comme il venait de l’avouer, avant de quitter la Métropole, Étienne avait depuis longtemps terminé les études dont il s’était servi comme prétexte pour demander des vacances. Tout au plus, espérait-il qu’après ses visites des lieux à décrire, il pourrait ajouter quelques détails typiques, faire ressortir plus encore quelques côtés ridicules, donner plus d’ampleur à son ironie.

Rentré dans sa chambre, il ouvrit sa malle dont il sortit une liasse de feuilles dactylographiées. Il en choisit un fascicule. C’était son étude sur sa ville natale, à laquelle il avait donné la forme d’impressions d’un voyageur quelconque et qu’il avait intitulé :

« MASKA, REPAIRE DE RENTIERS »

Il s’installa confortablement dans son fauteuil et, suivant son habitude, il lut à demi-voix ;

Les heurts réguliers et monotones des roues sur les rails, la vision fugitive du paysage défilant devant mes yeux comme en un songe, la chaleur accablante du compartiment enfumé où je m’étais blotti, la conversation décousue de mes compagnons de route avaient insensiblement engourdi mes membres, mes esprits voguaient dans les régions empyrées des rêves et des songes d’or, comme diraient nos poétereaux ou, pour parler plus prosaïquement, je ronflais comme un sergent de ville pendant qu’on dévalise la maison du coin.

Heureusement, ma cigarette, qui s’était obstinée à brûler et aurait certainement roussi ma moustache, si je n’étais pas complètement imberbe, vint cruellement me rappeler à la réalité cuisante de la situation juste au moment où le contrôleur du train — un brave canadien français, pilotant un train national au beau milieu de notre bonne province si française — nous lança dans la langue du défunt Shakespeare : « St Hyacinthe, next station » !

Nous entrions en gare, et vite, je mets la tête à la portière, anxieux de ne pas perdre cette impression, bonne ou mauvaise, mais toujours piquante, que ressent le voyageur en entrant dans un centre nouveau.

Le premier objet qui frappe mes yeux est un immense panneau-réclame, placé bien en vue, bien éclairé et sur lequel est écrit en grosses lettres et dans les deux langues : « Saint-Hyacinthe, quatorze mille habitants, quatre chemins de fer, rues pavées. Eau filtrée, Énergie illimitée — J’ai appris depuis que c’était de l’énergie électrique que l’on voulait parler — main d’œuvre à conditions avantageuses. » Pour un homme en quête de renseignements sur une ville, vous m’avouerez que c’était déjà quelque chose, c’était même beaucoup et, intérieurement, je rendais grâce aux autorités perspicaces qui aidaient ainsi mon travail, mes peines se bornaient maintenant à vérifier ces informations.

Mais, et c’est là que commença mon étonnement, quelle foule à la gare ! Pas moins de cinq cents personnes se pressent sur la plate-forme. Quelle population de voyageurs que celle de Saint-Hyacinthe ! La question se posa alors dans mon esprit à savoir où diantre on logerait tout ce monde, le convoi étant déjà complètement rempli ? Bah ! me dis-je, on fera comme dans les tramways, on restera debout et puis, que m’importe, puisque c’est ici que je descends !

Je saute à terre et me faufile à travers la foule compacte cependant que de chaque côté on entend les appels criards des cochers de places sollicitant la clientèle.

Le train repart et je vois toute une procession de gens reprendre le chemin de la ville. « Ah oui ! je comprends, me dis-je, il est descendu environ cinq cents personnes, il en est monté autant, de cette façon, l’équilibre n’a pas été rompu… Tout de même, quels voyageurs que ces mascoutains ! À bord d’un seul train, ce soir, un bon quinzième de sa population va se trouver à voyager ! »

Eh bien ! non, je n’avais pas compris du tout. Cette foule compacte qui se pressait sur le quai de la gare, ce n’était pas des voyageurs. Ces gens qui encombraient maintenant le trottoir, ne descendaient pas du convoi, tout ce monde, ce n’était que la foule de badauds qui, dix fois par jour, vient « voir passer les chars », les fameux badauds mascoutains qu’un jeune romancier nous a déjà décrits.

Et dans le spectacle de cette foule banale et désœuvrée, dans ce curieux agglomérat de jeunes filles, de garçons, d’hommes murs et de vieillards courant ainsi plusieurs fois le jour, assister à cette scène médiocre qu’est le passage d’un train, la vue d’une locomotive suivie de plus ou moins de wagons où se pressent de malheureux voyageurs, dans ce spectacle insignifiant, dis-je, se résument l’âme mascoutaine, la vie mascoutaine, le peuple mascoutain : badaud, badauderie…

N’en déplaise aux auteurs peut-être très bien intentionnés du fameux panneau-réclame. Saint-Hyacinthe est une très humble petite ville d’une dizaine de mille habitants depuis vingt ans au-delà à l’état stationnaire… j’allais écrire… stagnant !… Les mascoutains, qui sont chatouilleux, ne me l’auraient jamais pardonné…

La rivière Yamaska décrit en cet endroit un immense croissant et sur cette sorte de presqu’île est bâtie la basse-ville : agglomération dense de constructions laides, arides et plates où s’entasse une population de travailleurs misérables, respirant l’atmosphère viciée des usines. Là se trouve aussi le quartier des affaires, si tant est qu’on puisse dire qu’il se fasse des affaires à Saint-Hyacinthe ?… Le terrain y subit une dépression considérable, il y a une différence de niveau d’une soixantaine de pieds entre la rue Girouard et la rue Cascade. Cette différence est à peu près la même entre la basse ville et la rive gauche de la rivière, de sorte que la malheureuse population vit en un immense gouffre malsain et pitoyable. On y brûle durant l’été, l’hiver, le froid s’y concentre et au printemps, on tremble de voir le quartier inondé…

La haute ville est plus favorisée de la nature. Construite sur un escarpement, elle domine la rivière, reçoit à profusion les rayons du soleil ; mais que l’homme est rempli de ressources quand il s’agit de défigurer l’œuvre de Dieu !

Avec sa rage de sottes imitations de bungalows américains, de « mansions » anglaises, sa folie de neuf, de voyant, de couleurs criardes et de clinquant, la population huppée de Saint-Hyacinthe a réussi à enlaidir de maîtresse façon le plus beau paysage jamais sorti des mains du Créateur !

Vous parcourriez en vain la ville sans y trouver une de ces vieilles maisons de pierre patinées par les âges, vous ne trouveriez pas une seule de ces masures charmantes qui évoquent tout un passé. Si l’on excepte le Séminaire et le Couvent des Sœurs de la Présentation de Marie, dont les majestueuses constructions se cachent modestement dans la verdure ; mais que l’on n’a cependant pas craint de flanquer chacune d’une immense boîte à savon, il n’y a rien dans cette architecture de fortune qui parle au cœur… rien qui soit capable d’une évocation. Le passé semble faire peur aux mascoutains, on a la rage du neuf ici, et quel neuf ! Du rasta, du fade, du faux et du frelaté…

Il n’y a pas jusqu’aux églises qui n’aient tombé sous la loi commune…

La cathédrale est un immense bâtiment en pierre, véritable capharnaüm où tous les styles se sont donné rendez-vous, une construction bâtarde, un horrible fiasco architectural…

L’église de Notre Dame du Rosaire nous charme par son extérieur sobre, austère, aux lignes pures et gracieuses. Aussi, je ne vous conseille pas d’y entrer, surtout par un jour de grande fête, vous seriez bien vite désillusionnés.

Une église, c’était autrefois un lieu de prière et de recueillement, un coin retiré où le fidèle, l’âme toute remplie de la divine présence de son Créateur, en une intimité charmante, Lui disait ses peines et ses misères, lui avouait ses défaillances et Lui demandait les secours de sa grâce infinie pour affronter plus courageusement les luttes futures. De par sa mission divine et par respect pour la céleste majesté de son Hôte, on excluait de l’église toute ornementation factice de nature à distraire les yeux, à troubler le calme recueillement des âmes, le colloque spirituel des fidèles et de Jésus-Christ.

À Maska, on en a jugé autrement et si l’on n’a pas changé d’extérieur de l’église de Notre Dame du Saint Rosaire, par contre, on en a atrocement défiguré l’intérieur : les piliers massifs autrefois d’une imitation de marbre si franche et si gracieusement sobre sont maintenant recouverts d’une mince couche d’or que les ans ont verdi. Oh ! si tout ce qui brille était or ! Non satisfait de cette innovation de mauvais goût, on a dispersé de par la nef et le chœur des milliers d’ampoules électriques que l’on allume quelques secondes avant la bénédiction du Saint Sacrement ou avant l’Offertoire. Le peuple recueilli est tout à coup tiré de ses pieuses méditations par ce flot de lumières qui vient distraire ses yeux et son âme au moment où il allait s’abîmer en son humble et pieuse adoration.

Que nous sommes loin de la touchante simplicité des sermons de Jésus de Nazareth prêchant du haut d’une montagne de Galilée, ou d’une barque de pêcheur, sur le Jourdain ! Que nous sommes loin aussi des modestes cierges de cire des catacombes !

Mais revenons à Saint-Hyacinthe elle-même et à son trop fameux et peu véridique panneau-réclame.

L’Yamaska, à demi desséchée durant la majeure partie de l’année, donne une eau qui, même filtrée, est à peine potable. Les rues de la ville, bien que pavées sont cahoteuses et sales. Les quatre voies de chemin de fer se composent de deux misérables embranchements dont le service est à peu près nul et, quant aux deux autres, maintenant unifiées, elles enfument consciencieusement toute la ville. L’énergie — énergie électrique, j’entends, car l’énergie humaine me parait n’y exister qu’à l’état latent — est loin d’être illimitée et enfin, la main d’œuvre elle, doit être à très bonnes conditions, car la bonne moitié des usines chôme… Et comment pourrait-il en être autrement ? Comment pourrait-il y avoir de l’activité, de la vie dans ce repaire de rentiers qu’est Saint-Hyacinthe ?

La population se compose presqu’exclusivement d’anciens cultivateurs des environs qui, vers la cinquantaine ont passé le manche de la charrue à leur cadet pour — suivant leur expression, — « venir finir leurs jours en ville ». Ils ont bien amené avec eux leurs plus jeunes enfants, ceux qu’ils n’ont pu établir sur les terres ; mais ceux-ci se font un devoir de déserter leur ville d’adoption comme leurs parents avaient déserté la terre et, quand ils ont atteint leur majorité, s’en vont s’engouffrer dans la grande métropole.

À Saint-Hyacinthe, il n’y a que des hommes sur le déclin de la vie ou de très jeunes enfants, la population manque de cet élément robuste, actif et entreprenant qu’est l’homme de vingt à cinquante ans. La majeure partie des habitants est composée d’êtres qui attendent l’âge d’homme pour se livrer à la vie ou de quasi vieillards qui végètent en attendant la mort.

Aussi, faut voir quelle vie lasse, langoureuse, fatiguée, toute de torpeur y vivent ses habitants ! Si, par un bel après-midi d’été, vous passez rue Girouard, devant le Parc Dessaulles, vous voyez toute une théorie de braves rentiers assis sur les bancs, jasant entre eux, pour tuer le temps et tromper leur ennui… Sur la rue, les mascoutains traînent lentement leurs pas lourds et las, ils s’accostent, jasent de longues heures aux coins des rues sur des sujets insignifiants, colportent toutes sortes de commérages, se racontent les mêmes incidents vingt fois et puis reprennent leur route de leur même pas lent et fatigué.

Et comment, me demanderez-vous, ces gens ne meurent-ils pas d’inanition ? Comment ? C’est que Dieu, dans son infinie bonté a eu pitié d’eux et leur a envoyé, au milieu de leur torpeur une distraction, que dis-je, une passion qui les retienne à la vie : À Saint-Hyacinthe, on fait de la politique.

Oh ! la politique ! Parlez-moi de ces bonnes chicanes de partis pour retenir un peuple moribond en ce bas monde ! Ce simple mot a le don d’électriser tout le peuple mascoutain, de le faire sortir de sa léthargie, en fait un peuple de combatifs. Depuis le petit enfant d’école au vieillard courbé sous les ans, ce mot magique prend tout le peuple mascoutain.

À Saint-Hyacinthe, on fait de la politique et on en fait souvent. Il y a d’abord les grandes élections fédérales et provinciales, deux occasions extraordinaires qui opèrent chacune pendant au moins six mois. Et puis, il a les élections à la mairie, à l’échevinage qui sont un sport loin d’être banal. Entre temps il y a aussi les élections de commissaires d’écoles, des officiers de cercles sociaux. S’il était possible on exigerait, avant la nomination du curé et des vicaires de la paroisse, des déclarations d’allégeance des préposés à ces charges.

De la politique, on en met partout dans le bon vieux Maska, c’est comme la moutarde de la comédie…

On y est bleu ou rouge ; mais ce qu’on est on l’est pour de bon et pour un bleu, devenir rouge ou pour un rouge, devenir bleu, cela prend les proportions d’une apostasie.

À l’approche des élections, l’activité commence à se faire sentir. La population devient remuante et irascible, les chefs font appel à leurs partisans, de chaque côté, on compte ses forces, on se guette, on s’épie, on se défie… Les assemblées sont nombreuses et souvent turbulentes, les indécis sont cajolés par les partis adverses, on s’efforce de les compromettre et enfin, lorsque le résultat est connu, ce sont des processions à travers la ville, des bacchanales. Les vainqueurs délirent cependant que, penauds, les vaincus rongent leurs freins et jurent de prendre leur revanche à la première occasion…

Ce délire continue durant quelques jours, puis cette belle effervescence se calme peu à peu, la léthargie regagne les bons mascoutains et la vie reprend, calme, monotone… passive…

« Mais non ! s’écria Étienne en déchirant ses feuillets, ce n’est pas cela du tout, c’est bête, c’est injuste, c’est méchant ce que j’allais faire… Louis a raison, je ne suis qu’une âme desséchée, je ne sais voir que le côté pessimiste des êtres et des choses… Avec ma sotte manie de tout critiquer j’allais commettre une infamie… »

Il vint s’asseoir près de sa table de travail, prit une nouvelle feuille de papier et de son écriture lâche et irrégulière, il traça :

« SAINT HYACINTHE. REMPART DE LA TRADITION FRANÇAISE ».