L’art de la teinture du coton en rouge/Chapitre 6

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Chapitre VI

CHAPITRE VI.

Des Modifications qu’on peut apporter aux procédés de la Teinture du Coton en rouge.

Je viens d’indiquer ce que je connois de mieux pour obtenir une belle couleur ; j’ai décrit le procédé qui m’a le mieux réussi, et d’après lequel j’ai fabriqué pendant trois ans le plus beau rouge qui fut dans le commerce.

À présent, je crois devoir entrer dans quelques détails pour faire connoître les modifications qu’on peut apporter à ce procédé, tant sous le rapport de l’économie, que sous le rapport des variétés de couleur qu’on peut se procurer à volonté.

Je ne dirai rien que je n’aie pratiqué ou essayé assez en grand pour pouvoir en constater les résultats.


ARTICLE PREMIER.

Des Modifications qu’on peut apporter aux Apprêts.


Il y a des ateliers où l’on n’est pas dans l’usage de décruer le coton ; mais alors le coton se pénètre plus difficilement et plus inégalement des premières huiles, et la couleur qu’il prend ensuite n’est ni aussi unie, ni aussi nourrie que lorsque les travaux de la teinture ont été préparés par le décrûment. Nous avons eu occasion d’observer déjà que le coton filé par les mécaniques, avoit subi une première lessive qui rendoit l’opération du décrûment moins nécessaire que pour le coton filé à la main.

L’art de préparer les lessives varie dans chaque pays, souvent dans chaque atelier : dans le Midi et au Levant, on les prépare dans d’immenses jarres qu’on enfonce dans la terre jusqu’au col, en leur donnant une légère inclinaison pour faciliter les moyens de puiser et de remuer les soudes qui y sont contenues. On agite plus ou moins souvent, selon le degré de force qu’on veut donner à la lessive ; on ajoute de la soude à trois reprises : on en emploie près de 100 livres (5 myriagrammes) pour une partie de coton. La première lessive se fait avec 30 livres (15 kilogrammes) ; on en ajoute encore 30 pour former la première lessive de la seconde huile, et 40 pour former la première lessive de la troisième.

Cette méthode demande une grande habitude de la part du chef-ouvrier ; car, s’il n’emploie les plus grands soins pour préparer les lessives qui conviennent aux différentes opérations, le travail de la teinture se fait sans règle, sans suite et sans méthode ; et, comme la dissolution dépend non-seulement du mouvement qu’on imprime à la soude, mais encore du degré de division dans lequel se trouve la soude, de la nature et de l’ancienneté de cet alkali, de l’exposition des jarres, de la température de l’air, du temps que la soude séjourne dans les jarres, de la quantité d’eau qu’on a employée, etc. il est difficile que l’intelligence la mieux appliquée, ni la main la mieux exercée, puissent fournir des lessives bien graduées. Quoique j’aie employé cette méthode pendant quelque temps, je préfère l’usage où l’on est dans quelques ateliers de lessiver les soudes par les procédés ordinaires, et de porter, chaque fois, la lessive au degré qu’on désire.

Il n’y a rien de constant ni d’uniforme sur la quantité d’huile qu’on consomme pour les apprêts : j’en ai vu employer jusqu’à 100 livres (5 myriagrammes) par partie de coton ; mais, lorsqu’on l’emploie dans une proportion aussi forte, le coton reste graisseux et très-pesant : on peut en exprimer l’huile par la seule pression, et tous les papiers dans lesquels on l’enveloppe en restent imprégnés.

On varie beaucoup également sur la force des lessives : j’ai connu des teinturiers qui en employoient de si fortes, que la peau des mains des ouvriers en étoit altérée. J’ai vu des lessives portées à 12 degrés ; mais je me suis convaincu que ces fortes lessives n’étoient pas profitables, et même que la couleur n’avoit plus le moelleux ni le velouté qu’on peut donner en employant des lessives moins fortes.

Pour bien juger de la force qu’il convient de donner aux lessives, il suffit de se rappeler que les lessives n’ont d’autre but que de délayer l’huile, afin de la porter plus facilement dans le tissu, et que, par conséquent, des eaux de lessive, depuis un jusqu’à quatre degrés, sont plus que suffisantes.

On peut encore juger aisément de la quantité d’huile qu’il faut employer, en considérant que l’huile n’a d’effet qu’autant qu’elle se combine avec le tannin de la noix de galle et la terre de l’alun, et que les proportions dans lesquelles chacun de ces trois corps entre dans cette combinaison, sont déterminées invariablement par les loix constantes des affinités.

Il ne suffit donc pas d’employer beaucoup d’huile, beaucoup d’alun et beaucoup de noix de galle pour former de belles couleurs : les proportions de ces ingrédiens sont déterminées. Ainsi, si l’on emploie trop d’huile, l’excédent reste dans le coton, et se perd en grande partie dans l’avivage. Si on emploie trop d’alun, il cristallise sur les fils eux-mêmes, et s’en détache par un lavage fait avec soin ; si on emploie trop de noix de galle, elle est entraînée par les eaux dans les divers lavages.

On doit observer néanmoins, que, lorsque les cotons sont préparés pour des fabriques dont les tissus restent long-temps exposés sur le pré, comme ceux du Béarn, il est moins dangereux de les nourrir d’une plus grande quantité d’huile. Sans cela, la couleur s’appauvriroit par l’action dévorante de l’air, de l’eau et des lessives.

Comme le coton peut prendre jusqu’à 30 pour 100 de poids par les ingrédiens de la teinture, les teinturiers qui spéculent sur la vente, lui donnent le plus d’huile possible : mais, ici, l’intérêt du consommateur se trouve lésé, et il est bien reconnu que le coton qui acquiert plus de 8 à 10 pour 100 de son poids primitif, est trop chargé.

J’ai essayé de remplacer la soude par la potasse pour former les lessives ; et je l’ai employée à deux degrés pour la combiner avec l’huile. Le résultat en a été avantageux ; la couleur du coton est sortie nourrie, brillante et sur-tout très-unie. La nuance vineuse que prend le coton au garançage, disparoît par l’avivage et la composition.

Le coton préparé par la potasse, conserve un moelleux que n’a pas celui qui est préparé par la soude. L’augmentation du poids en est plus forte.


ARTICLE II.

Des Modifications qu’on peut apporter aux Mordans.


La noix de galle donne du corps aux couleurs ; l’alun les éclaircit et les rend plus brillantes : on voit, d’après cela, ce que l’on doit attendre des différentes proportions dans lesquelles on peut employer ces deux mordans.

Comme la noix de galle est d’un prix assez élevé dans le commerce, j’ai voulu la remplacer en entier par le sumach. Mais, quelles qu’aient été les proportions dans lesquelles je l’ai employé, je n’ai obtenu que des couleurs pâles, peu nourries, et je regarde jusqu’ici comme impossible de trouver un astringent qu’on puisse substituer à la noix de galle. Ce mélange d’acide gallique et de tannin qui forme la noix de galle doit, peut-être, dans ce cas-ci, une partie de ses effets au principe animal dont il est pénétré.

La bousseirolle, le redou, l’écorce d’aulne et celle de chêne ne peuvent pas, à leur tour, remplacer le sumach, qui, après la galle, est celui de tous les astringens qui produit le plus d’effet.

L’engallage peut se donner au coton dans une chaudière, comme le garançage : par ce moyen, le coton peut se pénétrer plus également du mordant ; mais ce procédé devient plus dispendieux, par la grande quantité de noix de galle qu’il faut employer pour donner au bain une force suffisante.

On peut encore engaller dans une simple infusion de noix de galle ; mais la couleur en est plus pâle.

J’ai vu des teinturiers qui engalloient, une seconde fois, après avoir séché le premier engallage : mais je me suis convaincu que c’est du temps perdu ; car la même quantité de noix de galle employée en deux fois, ne donne pas plus de corps que lorsqu’on l’emploie en une seule.

J’ai substitué avec avantage l’acétate d’alumine à l’alun ; et je forme mon acétate, en jetant dans le bain d’alun de l’acétate de plomb (sel de saturne), dans la proportion du quart de l’alun employé : la liqueur blanchit dans le moment ; il se forme bientôt un dépôt ; la liqueur s’éclaircit, et c’est alors qu’on emploie la liqueur surnageant le dépôt, pour passer le coton dans les terrines.

J’ai constamment observé que le mordant d’acétate d’alumine rendoit la couleur plus vive et plus solide, en même temps que plus moelleuse.

Le nitrate d’alumine ne m’a présenté aucun avantage.

Le pyrolignite d’alumine bien purifié, peut être employé pour les violets.

Mais aucun de ces sels ne m’a paru comparable à l’acétate d’alumine.


ARTICLE III.

Des Modifications qu’on peut apporter au Garançage.


Lorsque la teinture des cotons a été portée en France, on garançoit deux fois le même coton, et à des temps différens : ce procédé est encore suivi dans beaucoup d’ateliers de teinture.

Le premier garançage se donne après les lessives de la seconde huile, l’engallage et l’alunage ; on emploie une livre et demie de garance par livre de coton, et on avive par une simple lessive de soude à deux degrés.

Après avoir lavé et séché le coton sortant de l’avivage, on lui donne une troisième huile qui est suivie de trois ou quatre lessives ; on engalle et alune de nouveau, pour garancer une seconde fois avec poids égal de garance. L’avivage se fait, cette fois-ci, avec la soude et le savon.

Les cotons préparés par cette méthode sont très-beaux ; mais l’opération en est longue et coûteuse. Cependant j’ai vu des teinturiers qui passoient au garançage et aux avivages jusqu’à trois fois, en intercalant les opérations convenables pour passer aux huiles et aux mordans : les couleurs en étoient belles, riches et brillantes ; le coton prenoit un poids considérable, ce qui indemnisoit le teinturier du temps et des drogues qu’il avoit employés ; mais j’avoue que, lorsque les matières tinctoriales sont distribuées avec discernement, on n’a pas besoin de recourir à ces procédés longs et compliqués pour avoir du beau rouge.

Il m’est arrivé très-souvent de donner deux huiles de suite, et sans autre opération intermédiaire que celle de sécher ; j’alunois et engallois ensuite après quatre lessives ; mais on ne peut confier ce travail qu’à des ouvriers très-habiles, parce qu’on a à craindre que la couleur ne soit pas unie.

La proportion de garance varie beaucoup : les uns emploient deux livres par livre de coton ; d’autres en emploient trois. Il est difficile d’établir de justes proportions à ce sujet, parce que la quantité de garance doit être telle qu’elle sature le mordant qu’on a porté sur le coton, ce qui varie à l’infini.

On reconnoît que la garance est employée en excès, lorsque, après une ébullition prolongée, le bain reste toujours coloré en rouge ; on peut connoître la quantité de garance qui est nécessaire, en en ajoutant jusqu’à ce que le coton refuse de s’en charger.

Comme l’eau ne peut tenir en dissolution qu’une assez foible quantité du principe colorant de la garance, il faut employer de grandes chaudières. Dans l’opération du garançage, on peut considérer l’eau comme un fluide qui sert d’intermède entre le coton et le principe colorant : à mesure qu’elle se charge de couleur, elle la transmet au coton.


ARTICLE IV.

Des Modifications qu’on peut apporter à l’Avivage.


Au lieu de mettre, dans l’avivage, les cotons lavés et encore mouillés pour les y faire bouillir, pendant quelques heures, avec une dissolution de soude et de savon, quelques teinturiers sèchent les cotons, les passent à une lessive très-forte, et les jettent humides dans l’eau de la chaudière d’avivage, où ils ont fait dissoudre 20 à 30 livres (un myriagramme à un myriagramme et demi) de savon. J’ai vu marquer, jusqu’à 10 et 12 degrés, la lessive de soude, dans laquelle on passe ces cotons.

Ce procédé, bien loin de présenter quelque avantage, m’a paru avoir des inconvéniens : 1o. le temps qu’on consume à sécher le coton, est un temps perdu ; 2o. la forte lessive dans laquelle on passe les cotons, attaque les mains des ouvriers ; 3o. la couleur est presque toujours vineuse.

La quantité de savon employée pour l’avivage varie encore dans chaque atelier. Je l’ai vu employer dans la proportion du quart du poids du coton qu’on avive, et j’ai même acquis la preuve qu’on le pouvoit sans danger, sur-tout lorsque les cotons sont bien nourris de couleur. Mais, dans ce cas, il faut faire bouillir fortement pendant une ou deux heures, et surveiller l’opération avec assez de soin pour que la couleur n’en soit pas appauvrie.


ARTICLE V.

Des Modifications qu’on peut apporter à la Composition d’Étain.


Rien de plus varié que la manière de former la composition qu’on emploie pour donner au coton son dernier lustre :

Les uns se servent de l’acide nitro-muriatique (eau-forte des teinturiers) pour y dissoudre le huitième de son poids d’étain pur.

D’autres opèrent avec l’acide pur qu’ils mêlent avec du sel marin pour lui donner la propriété de dissoudre l’étain.

Quelques-uns délaient l’acide dans l’eau pure, et y font dissoudre l’étain réduit en copeaux.

Tous versent cette composition sur une dissolution d’alun, mais ils l’emploient à différentes doses.

On varie encore dans la manière de se servir de cette composition : au lieu de passer le coton dans les terrines, on verse quelquefois la composition dans une chaudière pleine d’eau tiède, et dans laquelle on a dissous 6 à 8 livres (3 à 4 kilogrammes) d’alun ; on plonge le coton humide dans le bain ; on l’y foule avec soin pendant quelques minutes, et jusqu’à ce qu’on se soit apperçu que la couleur est bien avivée.

On fait servir encore, depuis quelques années, le sel d’étain pour l’avivage des cotons : mais je n’ai pas été dans le cas d’en constater les effets, et de comparer les résultats de son action avec ceux des compositions dont je viens de parler.

En général, les liqueurs acides avivent le rouge de garance : le sel d’oseille produit un bon effet, de même que tous les acides végétaux ; mais les acides muriatique et sulfurique rendent la couleur vineuse, et le muriatique oxigéné la dévore.