Berger-Levrault (p. 69-74).

À propos d’un parasol




« Il y a des paysans dans le paysage et pas seulement des paysagistes. »
J. Ruskin.


Hermon, mars.



S i vous aviez passé près d’ici avant-hier, vous auriez vu un parasol et dessous un rapin, déjà d’âge mûr, en train de s’exercer.

Comme vous n’avez pas passé par là, il me faut donc vous signaler la chose pour que vous la sachiez, car les journaux n’en disent rien.

Ce n’est pas souvent que je puis planter mon grand riflard blanc, d’abord par suite du manque de temps, puis nous avons eu, durant tout l’été qui se termine, un vent si violent que je n’ai pu m’en servir une seule fois.

Que de choses me raconte mon vieux parasol, que de souvenirs il réveille en moi, alors que je suivais les avis de mon
davida mpitso allant au culte le dimanche
bien-aimé maître Paul Flandrin ! C’est lui qui m’a servi dans maintes courses artistiques dans les environs de Paris, puis dans des voyages en Normandie et en Suisse ; je l’ai même planté en 1876 sur le sommet du Vésuve, de sorte que cette année-là le susdit volcan a été un peu plus haut que d’habitude.

Deux ans plus tard, les tombeaux des califes, près du Caire, ont pu voir sa silhouette et les eaux de la mer Morte refléter sa blancheur…

Il y avait environ vingt ans que je n’avais touché un pinceau, aussi me faut-il refaire un apprentissage qui est, somme toute, une source de jouissances précieuses et qui me rend reconnaissant envers les amis qui m’ont encouragé à m’y remettre.

Par exemple, il me manque des avis éclairés ; cependant les critiques d’art abondent, il y en a même de quoi faire rougir une bonne partie des membres de l’Association des artistes.

Les indigènes ne comprennent pas qu’on puisse faire des Ditsuantso — des images — avec des médecines et des flèches ; c’est ainsi que certains nomment mes couleurs et mes brosses.

Dans un croquis de la station de Morija que je faisais il y a quelques mois, mon cercle d’amateurs reconnaissait chaque maison et donnait des
morija
noms aux plus minuscules personnages qui figurent sur le dessin ; parfois, d’autres admirateurs me suivaient et restaient près de moi, parlant à voix basse, sans bouger tout le temps de la séance.

Cependant, en général, les indigènes sont lents à comprendre une représentation graphique, mais une fois qu’ils ont saisi de quoi il s’agit, ils en deviennent tout heureux et souvent répètent la phrase bien connue : « Les blancs font tout ce qu’ils veulent, il n’y a que la mort qui les arrête », ou, mieux encore, ils sifflent doucement de satisfaction, ce qui est chez eux le degré le plus élevé de l’étonnement admiratif.

Ici, ouvrons, si vous voulez bien, une petite parenthèse,

Notre chapelle actuelle n’est pas très grande. Quatre cents auditeurs peuvent à grand’peine y trouver place, et comme
talétalé
le sucrier malachite
l’école de la semaine s’y tient, nous n’avons de bancs de briques que dans une moitié du bâtiment, cela ne gêne aucunement les femmes qui se disent probablement que quand on est assis par terre on ne tombe pas !

Mais les hommes, ayant non pas plus de dignité mais moins de souplesse, tiennent à avoir une place sur lesdits bancs et il arrive qu’on discute un peu dans notre chapelle, le dimanche matin ; car tous les jeunes gens se précipitent vers ces sièges aussi primitifs que peu moelleux.

C’est ce que me disait hier Davida Mpitso qui, tous les dimanches, arrive d’au moins une heure à pied avec sa chaise sur les épaules. Vous vous demandez où je veux en venir ? Un peu de patience, cela va arriver.

Eh bien, c’est qu’hier, Mpitso, qui était venu m’apporter un don pour l’église que nous projetons de bâtir, a bien voulu consentir à poser quelques minutes pour que nos amis le voient allant au culte… Et maintenant, fermons soigneusement la parenthèse, par crainte de courants d’air !

Ce ne sont pas tous les indigènes qui consentent à poser ; nombre d’entre eux refusent absolument et souvent par crainte superstitieuse : c’est regrettable, car ils sont parfois, comme apparence et comme expression, des plus pittoresques et des plus typiques.

Une particularité que j’ai pu souvent observer, c’est que, fréquemment, les indigènes reconnaissent un portrait… par l’oreille !

En général, nous ne faisons guère attention à cet organe pour trouver une ressemblance. Il est cependant à peu près stable et ne paraît pas vieillir comme le visage, c’est ce que nous faisait remarquer, il y a quelques années, notre éminent professeur à l’École des beaux-arts, le maître L. Gérôme.

Mais il faut, pour reconnaître une oreille, une intensité d’observation que nous n’avons pas souvent à ce degré-là !

Du reste, les Bassouto, comme sans doute les peuples pasteurs, reconnaissent aisément dans un troupeau les moutons et les chèvres d’un tel ; ceux
Hélène mamontuedi, membre de l’église d’hermon
qui sont âgés, ou ceux qui ont été achetés dans un autre district, ou enfin ceux qui sont « nés à la ménagerie ».

Par contre le sentiment des beautés de la nature est très réduit chez eux : un beau paysage, un coucher de soleil les émotionneront très peu ; de la plus belle fleur ils diront volontiers ce que nous disait l’un d’eux : « Est-ce que cela se mange ? »

Cependant, un beau grand bœuf pourra exciter leur admiration ; et leur langue, si pauvre à certains égards, possède quantité d’expressions pour désigner le bétail de différentes robes et tacheté de façons plus ou moins diverses…

Leur connaissance des couleurs est, d’autre part, très limitée, ainsi ils ignorent totalement le bleu qui pour eux se confond avec le gris ; il en est de même du violet, de l’orange et autres tons intermédiaires que leur daltonisme ne distingue pas.

Cependant ils connaissent le vert qui pour d’autres indigènes, notamment au Gabon, n’existe pas.

Il y a dans le pays un bel oiseau, une fleur vivante, une sorte de colibri, nommé par notre compatriote Le Vaillant le « sucrier malachite », au plumage soyeux vert-bleu, qu’on rencontre de loin en loin, surtout là où il y a des groupes d’aloès en fleur ; le chasseur mangera l’oiseau, cela est indiqué, mais il peut arriver que de sa dépouille il fasse l’ornement de sa coiffure, tignasse ou couvre-chef. Nous n’avons jamais rencontré qu’une indigène émue par un paysage, mais il faut ajouter que l’excellente Mamontuedi, fidèle membre de l’église d’Hermon, avait une certaine éducation et possédait une profonde spiritualité. Elle avait été plusieurs semaines sur une ferme de l’Orange, située près d’Elangsberg, une montagne qui se dresse isolée dans la plaine non loin de Bushmen’s Kop. La vue de cette montagne l’avait impressionnée, car, à son retour, elle nous disait qu’Elangsberg « était tranquille comme si elle écoutait Dieu ! »