L’arriviste/La cigale prend son vol

Imprimerie "Le Soleil" (p. 58-70).

IV

POUR FAIRE SON CHEMIN

La cigale prend son vol


L’Arriviste n’est pas nécessairement injuste ; mais il est ambitieux avec une pointe d’égoïsme. Il regarde la vie comme une colline abrupte qu’il faut gravir à l’aide de tout ce qui peut tomber sous la main, autour de soi, de tout ce qui peut servir de marchepied dans cette escalade. Ce n’est qu’à l’occasion et par nécessité, s’il lui arrive de fouler aux pieds gens et choses autrefois aimés et respectés, comme de mettre à profit l’oubli de ceux qu’il dépasse, quand ce n’est pas l’oubli des premiers sentiments généreux de sa jeunesse, des prémices de son cœur. S’il trahit des principes qu’il a tout d’abord tenus en honneur, c’est par calcul ; en caressant cette arrière-pensée et ce faux principe, que, pour une bonne partie de la société moderne, le grand palliatif des méthodes répréhensibles, c’est le succès ; la grande consolation des renoncements qui fatiguent l’âme, c’est l’admiration servile des uns et l’acclamation intéressée des autres.

— « J’ai des principes, mais je les ménage », disait en plaisantant un homme public du Canada.

Voilà toute la formule, celle de l’arrivisme ; avoir des principes mais les ménager ! C’est-à-dire en user avec discrétion, comme de certains décors de théâtre que l’on exhibe en pleine lumière aux yeux de la foule ou que l’on cache au débarras, suivant les exigences de la comédie qui tient l’affiche !

En effet, combien de ces choses n’existent que pour le plaisir des yeux ou le service de l’intérêt : aujourd’hui doctrines ou structures imposantes ; demain pure réclame et toiles peintes !

Non, l’arriviste n’est pas injuste de sa nature, mais il veut faire son chemin ! Il ne peut résister à la force intérieure qui l’entraîne et il fait son chemin comme la machine routière qui écrase toujours en se salissant parfois.

Que lui importe ce qui n’est pas le but à atteindre et le moyen d’y arriver, puisqu’il a conscience de vivre en plein « n’importequisme » ? à cette époque où, suivant la définition de l’humoriste : « N’importe qui, pouvant faire n’importe quoi, peut, n’importe quand, arriver n’importe où. »…

Trois grandes passions coupent de leurs étapes la vie de l’homme du monde : la passion érotique au sortir de l’adolescence ; plus tard, celle des biens et du bien-être ; enfin, celle des honneurs.

L’arriviste, celui du moins que nous voulons peindre, semble avoir surtout pour objectif l’assouvissement de la dernière. À cette fin, il subordonnera, s’il le faut, les deux autres, qu’il travestira en moyens ou sacrifiera dans des trocs : le panache d’abord, l’intérêt ensuite et le sentiment, s’il lui reste du temps.

Entrés ensemble dans ce qu’ils appellent le domaine de la vie pratique, les deux associés vont y travailler chacun d’une manière bien différente. L’enfant de la glèbe, malgré sa force et sa valeur, y tracera péniblement son sillon, où le froment de son labeur y souffrira plus d’une fois de la pousse d’une ingrate ivraie et des intempéries. C’est au contraire sur une mer agitée que l’autre tracera plutôt le sien, toutes voiles dehors au vent de la faveur ou entraîné par la bourrasque ; sillon instable, celui-là, effacé bientôt dans la perturbation par lui un moment accrue ! mais qu’importe, pourvu qu’on arrive à bon port ?

On voit dès lors que des deux jeunes avocats, l’un sera tout à la fois l’homme de l’étude légale et des tribunaux, le vrai basochien, le procédurier, le jurisconsulte, à la recherche des textes et des arrêts au soutien des causes sérieuses ; l’autre, le vir linguosus, le personnage aux relations sociales, en attendant qu’il se transforme en étendard politique ; enfin pour le moment le bief d’amont qui amènera l’eau au moulin « Guignard et Larive ».

Ne demandez pas comment et pourquoi ils se sont ainsi fait chacun cette part. Tout autant vaudrait-il s’inquiéter de savoir ce que fait la racine généreuse et obscure qui s’élabore dans le sol, tandis que la fleur s’épanouit dans l’air.

Les relations commerciales du papa Larive ont bientôt mis l’avocat son fils dans le mouvement, comme l’on dit. Débrouillard, suffisamment poseur, à l’affût de toute réclame, il pérore dans les réunions de gens sérieux, impose ses opinions au club fashionable et plastronne dans les grands salons de la ville. Cette vie publique un peu anticipée accapare la plus grande partie de son temps. C’est à peine s’il lui en reste assez pour tenir Guignard au courant de tout le travail qu’il lui faudra faire si l’on veut mener les choses à bien. Et celui-ci le voit non sans inquiétude tourbillonner dans la farandole des projets nouveaux, se trouvant lui-même entraîné, absorbé dans la gestion platonique de tous les domaines espagnols et du stock lunaire de son associé.

Si grande néanmoins que fut la part de son temps consacrée par Larive à la poursuite de ses entreprises comme aux affaires publiques, il y avait pourtant quelqu’un en arrière de tout cela, qui faisait l’objet de sa grande sollicitude ; c’était l’autre, l’arriviste, qui logeait chez lui. De même qu’il faisait travailler Guignard, il se voyait aux ordres de ce personnage mystérieux autant qu’impérieux, qui l’avait pris sur les bancs du collège et lui commandait toujours d’avancer, de bousculer les autres s’il le fallait pour avancer.

— « Mon cher Eugène, dit-il un jour à son associé, il me faut te parler d’une décision bien sérieuse de ma part.

— Encore ! Un projet ! Tu quittes le monde !

— Je te dis que c’est très sérieux. Mon père sait tout et m’approuve. Je veux apprendre seulement ce que tu en penses.

— Pour faire précisément le contraire de ce que je te conseillerai ?

— Eh bien oui ! — Je me marie !

— Tu me trompes. Ce n’est pas le contraire de ce que je te souhaite. Je t’approuve ; je t’encourage ; je te félicite : « Enfin bornant le cours de tes galanteries »…

— Voyons, est-ce moi qui suis déjà devenu le plus sérieux de nous deux ? Cesse donc ! Raisonne ou laisse-moi raisonner !

— Je le veux bien. Je viens de le dire : je t’approuve ; je t’encourage ; je te félicite. Ce n’est pas assez ? Que te faut-il de plus ? Que je reprenne, pour la noce, ma place à l’orchestre, comme au bal du maire ? Ce ne sera pas assez gai de me voir encore là, ni pour moi ni pour toi, je suppose ? Tu te maries. Bravo ! C’est sage ; c’est même généreux, noble, pour une fois et dans une question si grave, de faire preuve de constance après tant d’inconstances. Cette chère Lucile, l’objet de tes premiers sentiments ; dont tu me fais l’éloge mérité depuis notre première année de philosophie, pour qui tu écrivais des vers quand il t’aurait fallu plutôt étayer des syllogismes ; Mlle Lucile Morand, qui t’espère, croit en tes serments et te chérit depuis quatre ans, méritait, certes, de s’appeler un jour Madame Larive.

— Vraiment, tu m’agaces, Eugène. Je ne te reconnais plus. Les rôles sont évidemment changés entre nous. Je viens te parler de choses des plus sérieuses et tu m’embêtes avec tes propos folichons.

— Quoi ! folichons ! les premiers sentiments, les impressions suaves de ton cœur, si longtemps chantés et rimés dans ta poésie, si souvent jurés dans ta prose, aux heures tardives où il t’aurait fallu plutôt étudier, comme à tous les clairs de lune, quand tu aurais fait mieux de dormir !

— Ne t’emballe pas, mon vieux. Tu ne vas pas, j’espère, poser au censeur, au donneur de sages avis, au tuteur ? Si tu savais comme en pareille occurrence, je me sens, vis-à-vis de toi, tout à fait majeur, usant de mes droits, sans aucune intention de préparer les voies aux sommations respectueuses. J’ai pris une décision très-importante et je suis peut-être trop naïf et trop bon de venir t’en faire part. Voilà tout ; rien de plus !

— Sans doute ! sans doute ! Aussi, je ne conteste pas, je constate, et je m’épate, dirait un parisien.

— Mais voyons, est-ce que nous serons toujours des potaches ? Enfin, qui te parle ici de Lucile Morand ? C’est mon avenir, entends-tu bien, ma fortune toute faite qui se bâcle d’un trait de plume sur un contrat, et tu plaisantes ! J’épouse, cela a été décidé, agréé, ratifié de part et d’autre, hier soir, par les parents, j’épouse Mademoiselle Gratia-Myrtile Nervole, dont le père caresse déjà son million, commande aux influences ministérielles et me poussera dans la politique en attendant de m’arborer sur le banc judiciaire.

Ne crois-tu pas que cela vaille la peine qu’on en parle sérieusement ?

— Oui, très sérieusement, et c’est ce que je vais faire.

Ah ! après qu’il aura plu à ta jeunesse de s’amuser aux manifestations d’un sentiment d’ingénue, non-consciente de sa déception probable, tu trouveras maintenant, pour la vie sérieuse, qu’il est légitime, chevalaresque et agréable toujours de folâtrer encore avec cette première amertume d’une âme candide.

Quel digne homme te voilà !

Dans tout ce que tu viens de me dire, je retiens et j’admire un mot : le mot « bâcler ».

Tu bâcleras ; c’est-à-dire tu fermeras à la hâte et avec précaution la porte qui donnait naturellement sur l’idéal de ton âme et de ton cœur.

Tu bâcleras ; c’est-à-dire, tu feras taire la voix généreuse et sincère qui chante dans nos vingt ans, et ton idylle deviendra une feuille de balance.

Tu bâcleras ; et près des ruines d’une affection normale, pure et trompée, l’arbitre de nos élégances se pavanera sans remords, un jour, au bras d’un laideron riche !

Tu ne voulais pas, tout à l’heure, me laisser plaisanter. Pour cette fois, tu avais raison, je te le concède ; aussi, regarde-moi bien : je me fâche !

— Et tu crois, n’est-ce pas, m’intimider par ce débordement de ton éloquence ? Mais tu sais, j’ai fini de t’en emprunter. Je me soucie fort peu maintenant de tes remontrances de moraliste pour rire, tout autant que de tes idées et tes phrases sur la musique et la misanthropie, que j’empruntais jadis mais dont je ne saurais plus que faire. Je suis bien bon, vraiment, de te consulter en ami, sur des choses qui relèvent de mon franc arbitre. Aussi, sauf la grossière insolence qu’il t’a plu de commettre à l’adresse d’une personne que tu devrais au moins respecter, je me moque pas mal de tes objurgations de rustaud non encore acclimaté dans le monde civilisé. Parce qu’il aura paru intéressant, pour une péronnelle à peine sortie de son couvent, de répondre à nos œillades d’étudiant, me faudrait-il lui sacrifier mon avenir ? Tu me parlais tout à l’heure des vers que j’aurais écrits pour elle et qu’elle n’a jamais lus. Si tu aimes à reprendre en sous main l’inspiration poétique dont elle peut être l’objet ou la cause, je lui ferai part, avant de rompre définitivement, de ton généreux don-quichottisme en sa faveur, et à ton tour, jusqu’à quarante ans, si tu le veux, sans désemparer, tu pourras lui chanter l’incarnat des roses et la pâleur des seigles du beau pays de Bellechasse, patrie des rêveurs et des crève-faim.

Quant à moi, c’est dans une ville d’affaires, c’est dans la vie pratique que je veux faire mon chemin, et non pas courir les routes en troubadour ou en chemineau. »

Et il sortit sans attendre de riposte !

Eugène Guignard croyait rire encore en disant : je me fâche. Mais la réplique de son interlocuteur lui laissa dans l’âme une impression réellement fâcheuse. Il s’irrita d’entendre encore résonner à son oreille ces mots : « vie pratique » ; « faire mon chemin », qui plus que jamais semblaient être la formule des égoïsmes à la mode, ainsi que des injustices accréditées. Il ressentit comme un besoin de pleurer sur le cruel mécompte de cette pauvre enfant qui, sans autre méfait que d’avoir cru candidement à son premier amour, apprendrait quelque soir, en lisant les journaux peut-être, la déchéance de son rêve et verrait passer ce hideux nuage sur la vision de son avenir aussi.

Non, ce n’est pas qu’il eût l’âme d’un poète ni le caractère d’un Don Quichotte, ce Guignard, mais dans le chemin de cette sorte d’arrivisme, — car il y en a plusieurs, — il geignait déjà sous le fardeau de sa conscience d’honnête homme.

Il comprit qu’il n’irait pas loin.