Chapitre Deuxième

LA MAISON DE LOUIS HÉMON


J’ai une semaine libre devant moi, je décide de l’employer à aller visiter l’endroit où Louis Hémon avait vécu, proche Péribonka. Hémon écrivit un livre fort bien fait, mais sombre et qui devint, si je puis dire, un classique mineur. Ce roman c’est : « Maria Chapdelaine ». Comme l’a dit Sir Wilfrid Laurier, cette œuvre donna au monde une fausse impression des paysans canadiens-français.

J’ai vécu avec des paysans du Canada français à l’époque où Hémon écrivit son livre et ils sont loin d’être sombres ; au contraire, leur gaieté, leurs rires sont irrésistibles. Ils sont fervents catholiques et comme tous les fervents adeptes du catholicisme, ils aiment avoir du plaisir six jours par semaine. Le dimanche, c’est une autre paire de manches.

La route de Saint-Félicien à Péribonka passe par les villages de Dolbeau et de Mistassini. En passant à Mistassini, je vois un grand monastère et j’apprends qu’un juif new-yorkais, devenu moine trappiste, y occupe un très haut poste. Le frère Samuels, en effet, est l’âme administrative et financière de cette grande entreprise à la fois profondément religieuse et habile productrice de fromage et autres produits commerciaux.

Après avoir dépassé Mistassini, je me trompe de chemin et me trouve en un cul-de-sac, au petit village de Sainte-Marguerite-Marie. Le père Lavoie, curé de l’endroit, m’invite à son presbytère avoisinant l’église. Lorsqu’il apprend que j’arrive du Chibougamau, il me dit : « J’aimerais que vous rencontriez l’un de mes paroissiens. C’est un prospecteur enthousiaste et il possède des centaines d’échantillons de roches. Il ne tarit pas d’en parler. »

Nous roulâmes en auto sur une distance d’un mille environ et arrivâmes à une bâtisse carrée ; elle est délabrée et ne porte pas trace de peinture. Un individu de petite stature, mais musculeux et bien râblé en émerge, nous serre la main et avant que j’aie pu ouvrir la bouche, me tend des échantillons de cailloux. Il me scrute du regard tandis que je les examine… de fait, j’en connais moins que lui en ce qui concerne la minéralogie… et s’écrie tout à coup : « Je sais où l’on peut trouver des diamants ».

— « Des diamants ! » dis-je, dans mon anglais maternel.

— « Sont perly ! » m’explique-t-il gravement.

— Des perles peut-être ? suggérai-je en français.

— « Oui ! C’est ça, des perles ! »

— Où ça ?

— Ah ! s’exclame-t-il un doigt sur le nez. Ah !

Me tournant vers le père Lavoie, j’avoue qu’en effet, les perles m’intéressent mais que je doute qu’elles existent si loin des bancs d’huîtres. Le curé hausse les épaules, lève les mains et déclare ne rien connaître à ces questions.

Avant de quitter ce lieu, je donne à l’ardent prospecteur une poignée de cigares, ainsi que mon nom, mon adresse et l’avis de m’expédier des échantillons de perles ou de diamants. Je n’en ai jamais reçu et n’en recevrai probablement jamais.

Tard cet après-midi-là, j’arrive à la maison qu’avait habité Louis Hémon. Une affiche sur la porte disait : « Admission 25 cents ». Je sors une pièce de trente sous, mais ne trouve personne pour me faire entrer. À quelques centaines de pieds plus bas, je pénètre dans un petit magasins à souvenirs. La jeune personne derrière le comptoir m’informe que le « Musée Hémon » est fermé et ne rouvrira ses portes que le printemps prochain. Je lui dis que j’ai parcouru en auto des centaines de milles pour visiter la maison de Louis Hémon et qu’à cause de cela, peut-être… « Le musée rouvrira au printemps », répéta-t-elle poliment, mais fermement.

Je demande où habitait Marie Bouchard l’héroïne — sublimée — affirme-t-on, du roman de Louis Hémon… et la jeune dame m’indique du doigt, à travers la fenêtre, une maison typique de fermier canadien-français, de l’autre côté du chemin.

— « Puis-je la voir ? » demandai-je, ajoutant que je suis un journaliste et que j’écris des articles sur mon voyage dans la région.

La jeune personne soupire et dit, d’un air contristé, que Mlle Bouchard ne peut recevoir personne : elle est souffrante.

— Peut-être aurez-vous l’obligeance, dis-je de transmettre mes hommages à Mlle Bouchard et lui souhaiter de ma part un prompt rétablissement. »

Elle sourit largement : « Sûrement, sûrement », promet-elle.

Pour un moment, j’espère qu’elle daignera m’ouvrir la porte du musée. Mais, non ! Elle a décidé qu’il est fermé pour l’année. Je lui achète alors quelques cartes postales, montrant Louis Hémon assis avec des fermiers à une table de pique-nique, en 1912, et je m’en vais.

Le ministère des Mines m’avait informé que les concessions de la péninsule Gouin seraient « ouvertes » le 12 octobre. Le 11, je suis à la baie des Cèdres, attendant le départ. Jacques Drouin, un jeune employé du gouvernement que j’ai engagé pour m’enseigner l’art de jalonner un « claim », me demande distraitement à quel endroit je veux « staker », « je vous le dirai demain », répliquai-je.

« Voilà comment il faut être ! dit Jacques, en riant, il y a plus d’or dans le silence que dans n’importe quelle mine ! »

Pour passer le temps j’erre d’un baraquement à l’autre, à la recherche de quelqu’un à qui parler. Dans une cabane non loin du magasin de traite de Litalien, je rencontre Gabriel Fleury, un pionnier âgé de 70 ans. Il est Français, étant né à Lyon, ville de la soie. Son langage est resté teinté d’un fort accent européen.

Fleury est débarqué au Canada alors qu’il était tout jeune. Il a exercé divers métiers à Montréal avant de s’aventurer, en 1906, dans la région de Chibougamau. C’était peu de temps après les premières découvertes de minéraux. Durant quelques années, il prospère comme trafiquant de fourrures. Il a son quartier-général au village de Chambord, sur le lac Saint-Jean. Chaque novembre il parcourt 200 milles avec un attelage de chiens, jusqu’au lac Mistassini, pour n’en revenir qu’en mars avec un chargement de pelleteries qu’il a achetées des Indiens.

Fleury connût des années d’abondance et des années de misère. Un certain printemps, il revint des « pays d’en haut » avec une charge de peaux de vison, de renard et autres fourrures évaluées à trente mille dollars, pour apprendre en arrivant que le marché des pelleteries avait dégringolé. Cette année-là, il perdit vingt mille dollars.

Comme la plupart des trappeurs et des traitants qui errent dans les forêts du nord, Fleury eut des aventures avec les bêtes sauvages. Une fois, il se trouve face-à-face avec un ours qui préparait sa « tanière de neige » pour hiberner.

Son fusil étant appuyé sur un arbre à cent pieds de là, Fleury applique un solide coup de hache sur le muffle de messire Martin, lequel, n’ayant pas apprécié le procédé, riposte par un revers de patte qui non seulement fait voler la hache dans les airs, mais arrache presque le bras de Fleury.

Fleury exécute au grand galop une retraite stratégique, attrape son fusil au passage et tire droit au cerveau de l’ours, lequel arrive sur ses talons pour terminer le combat dans la plus pure tradition du « catch-as-catch-can », tel qu’on le voit au Forum de Montréal par le temps qui court.

À chaque nouveau « boom » minier survenant au Chibougamau, Fleury dissimulait dans diverses « caches » ses pièges et son fusil, pour les remplacer par le pic du géologue. Il fit de splendides découvertes, les vendit promptement et avec profit, si bien qu’il s’était amassé un joli magot pour ses vieux jours.

À l’aube du 12 octobre, Jacques Drouin et moi quittons la baie des Cèdres en canot. Comme nous prenons notre élan, j’ordonne : « Menez-moi à la baie « Bateman ». Il tombe une pluie froide d’automne. Avant même d’atteindre le pied des rapides, nous sommes transpercés.

Dès que nous eûmes mis pied à terre, nous ne perdîmes pas un instant et commençâmes à jalonner les deux cents acres de la concession. Nous suivons le vieux tracé, en rafraîchissons les marques et équarrissons les côtés de chaque piquet, conformément aux règlements du ministère des Mines. Sur chaque jalon, j’appose les plaques de métal qu’on reçoit avec le permis de mineur et écris lisiblement et clairement mon nom, le numéro de mon certificat et la date du « staking ».

Le dieu… c’est peut-être une déesse ? — de la pluie nous arrose férocement. Est-ce pour me décourager ? Je me souviens du dicton : « It rains twice in the woods » (Il pleut deux fois, quand il pleut dans le bois : une fois sur votre chapeau et l’autre le long du cou).

Alors que nous écorçons le dernier poteau, je parle tout seul et Jacques s’informe : « Que diable marmonnez-vous ? »

— Je me remémore une ligne du troisième acte de « Comme il vous plaira », grondai-je, qui veut dire, en traduction libre « Quand j’étais chez moi, j’étais mieux qu’ici ! »

— Qui a écrit çà ?

— Shakespeare, voilà plus de trois cents ans.

— « Ben, il n’avait pas tort ! » conclut Jacques d’un ton méditatif.

De retour à la baie des Cèdres, me sentant raide de froid, dégoûté et loin du confort de mon foyer, je déclare à « Bill » Lafontaine : « Je connais maintenant l’existence des prospecteurs ; et ils ont mon entière sympathie ».

Les nouvelles minières se transportent à la vitesse de l’éclair dans cette région. Avant même que mes vêtements soient secs, un prospecteur vient me serrer la main et me félicite parce que j’ai jalonné, dit-il, un groupe de très bons « claims ».

— Vous êtes sur un site avantageux, dit-il, et vous trouverez peut-être une minéralisation intéressante dessus. Avez-vous également réclamé les eaux avoisinantes sur le lac aux Dorés ?

J’avais négligé ce détail, mais apprends bientôt qu’il peut être d’une très grande importance et si je frappe vraiment un filon sur la terre ferme.

Je m’arrange donc pour enregistrer une réclamation sur les « claims » aquatiques au nom d’un ami et les lui rachète, de sorte que je suis maintenant propriétaire de dix concessions attenantes.

Comme je possède quelque cent acres de sol minier, je lis la loi des mines du Québec et découvre que plus vous en avez, plus vous devez débourser d’argent et d’efforts.

Sur chaque « claim » je suis tenu de faire 25 jours d’ouvrage par année, qu’il s’agisse de travail en surface, de creusage de tranchées ou d’un puits, de forage au diamant, de travail de découvrement.

Un spécialiste en mines me conseille : « Procurez-vous une foreuse au diamant, si vous avez assez d’argent pour l’acheter. Elle vous permettra d’exécuter votre production statutaire très rapidement. De plus, vous ramènerez des échantillons témoins, des entrailles de la terre, c’est-à-dire ce que vous désirez savoir : qu’est-ce qu’il y a exactement là-dessous. Enfin, n’oubliez pas que le total de l’ouvrage accompli sur une concession peut s’appliquer, pour satisfaire aux règlements, à n’importe quelle autre des concessions adjacentes.

« Le salaire d’un prospecteur ou deux, pour accomplir 250 jours d’ouvrage statutaire sera plus élevé que le prix d’une perforatrice. Les ouvriers expérimentés, dans la brousse, gagnent au moins 200 $ par mois. La foreuse coûtera 1,500 $ ; elle vous épargnera donc de l’argent. Vous pouvez percer 250 pieds en moins de deux semaines et les gages de son manipulateur ne dépasseront pas 10 $ par jour ; de plus, vous aurez ainsi une foreuse en permanence sur votre propriété — un grand avantage dans le travail de développement. »

Je décidai sur le champ de me pourvoir d’une foreuse et ce fut l’une des premières choses que je transportai sur ma propriété, le printemps suivant.

Comme le dit si bien « Bill » Lafontaine, il n’y a que deux saisons au Chibougamau : l’hiver et l’été. Le gel envahit subitement la région, d’ordinaire à la mi-novembre, mais ce n’est guère avant Noël que rivières et lacs sont suffisamment pris et leur glace assez épaisse pour supporter le poids des toboggans à moteur, des autos-neiges et autres véhicules pour l’hiver.

La neige est dans l’air. Comme j’emballe mes bagages en prévision de mon départ, j’entends parler d’un vieux prospecteur et trappeur qui habite le Chibougamau depuis de nombreuses années. Je vais donc lui rendre visite dans sa cabane perdue en pleine brousse. Il a l’air d’un ancêtre, avec sa peau ridée et cuivrée, mais il est demeuré alerte et vif de mouvement, et ses yeux pétillent lorsqu’il parle.

Il place tout d’abord une cafetière sur le poêle, puis il se met à raconter des histoires de chasse à l’orignal, de poursuite du caribou, du piégeage des ours. Puis d’autres récits de la vie dans la brousse se succèdent.

Brusquement, il demande : « Vous êtes montréalais ? »

Je réponds oui.

— « Dure existence », réfléchit-il tout haut en brassant le café.

— Je crois qu’il s’agit de l’existence au Chibougamau : « En effet, dis-je, je puis facilement m’imaginer ce qu’ont dû être quarante années dans la forêt ».

Se tournant de mon côté : « Je ne parle pas de la forêt, dit-il d’une voix irritée : je parle de Montréal. C’est là que la vie est dure. J’y descends une fois l’an et j’en reviens à moitié mort. Je connais une gentille petite dame rue Saint-Denis. Quand je retourne au Chibougamau, je suis une ruine. Non. Chibougamau est un endroit calme : mais Montréal, oh alors ! »

Lorsque je quitte le Chibougamau, ces mots joyeux me résonnent aux oreilles. Une mince couche de glace recouvre déjà les baies tranquilles et le sol devient blanc. J’ai devant moi quelque six mois frigorifiés qui me permettront de rêver à la grande Spa minérale que je veux créer et à la veine d’or fabuleuse que j’espère mettre à jour, grâce à ma foreuse à diamant !

Durant ces longs mois d’hiver, Chibougamau dort sous cinq pieds de neige, engourdi par des froids de quarante, parfois cinquante degrés sous zéro Fahrenheit. (« Bill » Lafontaine me raconta qu’il s’éveilla un matin dans sa cabane et que le premier détail qui frappa son regard, ce fut une bouteille de « ketchup » tellement saisie par le froid, que son rouge contenu débordait de six pouces du goulot. « La bouteille était gelée dur, me dit « Bill » ; on eût dit qu’une chandelle rouge avait été plantée dedans. »)

Comme je suis trop grassouillet pour accomplir quoi que ce soit, sauf de me dandiner ici et là sur des raquettes, je décide de confiner mes activités à une région où je peux déambuler sans me casser le cou, je loue un iglou avec chauffage central et service domestique à l’hôtel Mont-Royal, à Montréal. C’est là que, durant l’hiver, je rencontrai la plupart des personnages que les mines du Chibougamau intéressaient.

L’histoire d’une région minière, c’est aussi l’histoire des pionniers qui la développèrent. Comme je possède maintenant des concessions au Chibougamau et espère y vivre, je cherche la compagnie de ceux qui m’ont battu la route. Je désire causer avec chacun des personnages ayant eu quelque chose à faire avec le passé de ce district, car j’ai l’intention d’écrire le présent ouvrage et je n’épargnerai aucune démarche pour y parvenir.

C’est à Montréal que je rencontrai Herbert McKenzie, fils du premier homme qui alla prospecter au Chibougamau. Herb était venu dans le Nord avec son père en 1904, à l’âge de vingt-trois ans. Il avait été mêlé presque toute sa vie aux affaires minières et lorsque je le rencontrai, en 1950, il approchait de ses soixante-dix ans, n’était nanti que d’un rein et se préparait, tout comme s’il eût été dans la trentaine, à s’enfoncer encore une fois dans la brousse pour examiner de nouvelles concessions.

La plupart des propriétés minières que la famille Mc-Kenzie avaient possédées et développées, près d’un demi-siècle auparavant, étaient passées en d’autres mains. Herb avait de nouveau jalonné à la baie Magnetite (à quatre milles environ de ma propriété), et en octobre 1950, il s’y était rendu par canot et en avait rapporté des centaines de livres d’échantillons prometteurs. Son enthousiasme pour le Chibougamau n’a jamais faibli ; il s’est plutôt intensifié avec les années.

Herbert McKenzie est un célibataire rubicond, vigoureux et de haute stature. Sa mémoire est formidable. Il étudia à l’Université McGill, dans sa jeunesse, la minéralogie, la préparation mécanique du minerai et le broyage. Il fut un assistant d’Obalski, Hardman et Low, les trois géologues qui avaient visité le Chibougamau au début du siècle.

Voici en substance, ce qu’Herbert McKenzie m’a dit : — À la fin du siècle dernier, mon père avait un poste de traite à 80 milles au nord-ouest de Saint-Félicien, lequel n’était à cette époque qu’un hameau habité par quelques colons canadiens-français. Le chemin de fer, commençant à Québec, aboutissait à Roberval, distant de vingt milles du poste, et le reste du voyage s’accomplissait par canot remontant la rivière Ashuapmouchouan, ou en voiture à traction animale, sur une route poussiéreuse ou boueuse, selon la saison, jusqu’à Saint-Félicien.

… Au cours d’un de ses voyages à Québec pour y vendre ses fourrures, se remémore Herbert, mon père tombe sur le rapport géologique de Richardson sur le Chibougamau, publié en 1871, mais écrit trente ans auparavant. Richardson fut le premier géologue à visiter cette région, et son ouvrage indique clairement que de l’amiante, de la pyrite de cuivre et du fer magnétite s’y trouvent, mais personne ne profita de ses découvertes, probablement parce qu’à cette époque, l’industrie minière au Canada était encore à l’état embryonnaire.

« En 1903, mon père risqua le coup et pénétra jusqu’au Chibougamau avec des guides indiens. Il m’a raconté que la randonnée fut très pénible, car les Indiens manquèrent leurs points de repère et errèrent durant des semaines dans une multitude de petits cours d’eau, avant de trouver le lac Chibougamau. Mon père établit un campement à l’Île du Portage et fit bientôt une importante découverte d’or à la pointe au Cuivre. Enthousiasmé, il prospecta tout l’été et revint à Québec avec des échantillons à haute teneur d’or, de cuivre et d’amiante.

« Lorsque l’inspecteur des Mines du Québec, Joseph Obalski, examina ces fragments, il s’emballa à son tour et, m’engageant comme assistant, remonta avec nous jusqu’au Chibougamau. Le voyage par canot, à partir de Saint-Félicien, prit près d’un mois. Il fallut franchir plus de cinquante portages éreintants et j’en souffris beaucoup, n’étant qu’à mes débuts dans la brousse.

« Nous dressâmes notre campement à l’île du Portage. Tout l’été passa en de diligentes et méthodiques prospections. Mes fonctions consistaient à suivre Obalski. Un jour alors qu’il tailladait un gros bloc de quartz aux environs de la pointe au Cuivre, il s’exclama soudainement : « Regarde, Herb, de l’or visible. En effet, le gros bloc erratique, tout blanc, était marqué des précieuses stries jaunâtres. Pour la première fois de ma vie je voyais de l’or libre imprégnant du quartz.

« Pour un spécialiste des recherches minières — surtout quand il est jeune — une découverte de ce genre est aussi enivrante qu’une guérison du cancer, pour un spécialiste des recherches médicales. Durant des semaines, je rêvai tout éveillé de châteaux, de domestiques, de chauffeurs en livrée, de yachts… mais ça ne se réalise pas comme ça ; sauf de rares exceptions, la richesse n’est pas le lot du prospecteur — elle sourit au financier et au promoteur, bien sûr, mais pas très souvent au vrai mineur pratiquant.

« Notre travail nous passionnait à tel point — nous faisions de nouvelles découvertes chaque jour — que nous ne repartîmes pour Saint-Félicien qu’à la fin d’octobre, quelque temps seulement avant la congélation des cours d’eau, période dangereuse dans le nord. La première partie du voyage fut pénible ; la neige tombait chaque jour et il fallait casser la glace dans la rivière pour pouvoir y passer en canot.

« Les vivres manquèrent. Durant une semaine, nous mangeâmes de l’orge et du petit poisson blanc pris à l’hameçon, à l’endroit du partage des eaux. Nous souffrions sérieusement d’inanition, mais Obalski, le citadin convaincu, demeurait le boute-en-train de notre groupe. Affaibli par la faim, il serrait sa ceinture d’un cran, racontait des drôleries et nous décrivait les plats appétissants qui nous attendaient à Montréal. Lorsque nos guides — qui, de toute façon, ne mangeaient jamais à leur faim chez eux — grognaient, il savait, par son exemple, leur remonter le moral. Je n’ai jamais rencontré son pareil ; Obalski avait un caractère trempé comme l’acier. Aucun revers de fortune ne pouvait le faire broncher.

« Dès 1905, nous avions organisé une compagnie et étions prêts aux entreprises minières de grande envergure. Nous revînmes au Chibougamau durant l’hiver. Il nous fallut du 23 janvier au 23 avril pour parcourir 154 milles sur la vieille piste indienne. Vingt-huit hommes et trente-six chiens transportèrent 52 tonnes de provisions le long de ce chemin, dans une température constamment sous zéro. Un jour, nous tirions sept tonnes sur quelques douze milles, installions notre campement, puis revenions sur nos pas pour tirer sept autres tonnes. Comme ça nous prenait sept jours pour hâler 52 tonnes tonnes sur douze milles, nous ne progressions, en un mois, que sur cinquante milles.

« Nous avions apporté une grande quantité de bœuf gelé, de porc, d’agneau et diverses autres provisions, car nous projetions des recherches longues et étendues. Nous transportions aussi de la dynamite, une forge, une drille pour l’acier, des ciseaux à froid, des pics, des pelles et des pioches, ainsi qu’un laboratoire complet pour analyser nos échantillons. Tout cela constituait un équipement énorme, mais nous l’installâmes au complet sur l’île au Portage avant le dégel du printemps.

« La débâcle du Chibougamau, ça n’est pas précisément gai. Se sentir naufragé sur une île durant plus d’un mois, n’est pas une situation que l’on recommanderait à un neurasthénique ou à un monsieur sujet à la panique. La glace a fondu à moitié seulement : elle ne tolère même pas le poids d’un chien, pas plus qu’elle ne permet à un canot de naviguer. Les jours se traînent, sombres, il neige, il pleut, il bruine, il tombe des giboulées. La neige, dans la brousse, est trop saturée d’eau pour qu’on puisse y circuler en raquettes, et trop profonde pour nos bottes. C’est à la fois déprimant et exaspérant.

« Dès que le sol dégela, nous creusâmes un puits de quarante pieds près de la pointe au Cuivre.

« Tôt en mai, après avoir pesé nos provisions, nous constatâmes qu’il nous en restait à peine suffisamment pour l’été et qu’il faudrait compléter notre menu avec le poisson des lacs, histoire de ne pas crever de faim.

« Comme nous manquions aussi de vivres pour nos chiens, nous décidâmes de les renvoyer à Saint-Félicien, mais un dégel inattendu survint : la glace s’amincit très vite et il fut impossible de traverser les pauvres bêtes jusqu’à la terre ferme. Nous savions qu’en les gardant, elles ne pourraient que mourir lentement de faim. Sur l’île Merrill, nous creusons donc un grand trou, nous attachons les quadrupèdes à des piquets pour en disposer. à coup de fusil le plus rapidement possible. Pas moyen de faire autrement. Tout cela, faut-il le dire, nous avait mis la mort dans l’âme.

« L’Île Merrill est en ce moment le théâtre de nouvelles activités minières. Il se pourrait que les chercheurs découvrent quelque jour, les ossements de nos pauvres amis.

« En ces temps lointains, on ne jalonnait pas les concessions de la même manière qu’aujourd’hui. Un permis de mineur, coûtant dix dollars, permettait au prospecteur de jalonner un mille carré, sans que le gouvernement exigeât de travail statutaire ; en d’autres termes, nous n’étions pas tenu d’exécuter le moindre ouvrage sur nos concessions. Plus tard, on promulgua une nouvelle loi. Elle permettait le jalonnement de cinq concessions de 40 acres, avec un seul permis. Cette loi-là non plus ne réclamait pas de travail statutaire, mais nous devions de toute façon verser au gouvernement un dollar par acre annuellement. Ces sommes constituaient des versements pour un bail de 99 ans, qu’on accordait après cinq années de paiements ininterrompus.

« Nous étions à l’époque des jours héroïques, il n’y avait pas d’agent du ministère des Mines au Chibougamau et les querelles entre prospecteurs se réglaient généralement à coups de poing, et pas toujours selon les lois les plus strictes du marquis de Queensberry. Le registraire des mines le plus rapproché se trouvait à Québec.

« En 1909, le gouvernement de Québec nous vote un crédit de 10,000 $. pour la construction d’une route d’hiver dans les terrains miniers. (Qu’il ait siégé sous la bannière libérale, conservatrice ou d’Union nationale, le gouvernement du Québec n’a jamais perdu foi en l’avenir du Chibougamau.

« La même année nous avons nivelé un excellent « chemin de neige » raccourcissant de vingt milles l’ancienne piste indienne. N’ayant que des chevaux pour nous aider, il faut l’hiver entier pour terminer la tâche.

« De nos jours, des « bulldozers » accompliraient la même besogne en quelques semaines. À un certain moment le foin vint à manquer et nous fûmes obligés de tuer sept chevaux, que les guides indiens mangèrent avec une extrême satisfaction. Je me souviens qu’en parlant de monture, l’un de nos charretiers abattit un orignal et en accrocha la moitié de la carcasse à un arbre. Durant la nuit, elle glisse jusqu’au sol. Au matin, nous la trouvons en partie rongée. Je parsème ces débris d’un peu de cyanure de potassium, (partie des ingrédients chimiques de mon laboratoire) et à l’aube suivante, s’étalent tout raides, autour de cette viande empoisonnée cinq grands loups gris, deux renards argentés et un noir… Le charretier eût une prime de dix dollars pour chaque loup (l’un d’eux pesait plus de cent livres), 200 $ pour chaque renard argenté et 125 $. pour le noir. Ce total dépassait de beaucoup son salaire de l’hiver entier, (qui était à cette époque de quarante dollars par mois).

Napoléon disait « qu’une armée marche sur son ventre »… On peut en dire autant du régiment d’élite que forment les prospecteurs.

« Pendant l’été, nous eûmes un excellent cuisinier à l’île du Portage et nous avons vécu comme des empereurs romains, mangeant plats rares et savoureux tels que castor rôti, biftecks de venaison, truite sur le gril, etc. Le Chef retranché derrière une tôle protectrice fixée dans le foyer du camp, faisait lentement cuire viandes et poissons à la broche. Le castor bien apprêté est un mets vraiment royal ; sa queue, très tendre et sa cervelle tiennent une place d’honneur dans le menu des grands gastronomes. Nous attendions toujours avec impatience la saison des bleuets, non pas précisément pour en manger, mais pour tuer au fusil, ou capturer au piège un jeune ours bien dodu, grand amateur de ces myrtilles. Nous appendions la viande d’ours à une branche l’espace de quatre ou cinq jours, puis nous nous régalions de merveilleux biftecks.

« Dans les lacs Chibougamau et aux Dorés, nous pêchions quantités de brochets, truites, poissons blancs et dorés ; dans les ruisseaux avoisinants frétillaient des bandes de truites mouchetées. Comme vous le voyez, notre ordinaire était varié !

« Mon frère et moi avons imaginé de faire de la prospection sous-marine sur le flanc sud de l’île du Portage. Introduisant deux tubes dans une demi sphère de caoutchouc, nous nous appliquions cet appareil sur le nez et la bouche. Nous attachions une corde à un gros caillou ; grâce à ce lest, nous pouvions demeurer dans une dizaine de pieds d’eau, tout en respirant par les tubes. Ces moyens primitifs nous permettaient quand même de demeurer plusieurs minutes sous la surface et de ramener de précieux échantillons de roc à l’air libre. De plus, cela nous permettait d’exercer un sport agréable… et propre !

« Nous trouvions que les Indiens avaient des idées bizarres ; mais d’après la façon dont ils nous observaient, cette opinion paraissait bien réciproque ! l’une de leurs superstitions voulait que quiconque escaladât le mont Jongleur — sur la route du portage entre la baie McKenzie et le lac Mistassini — devînt fou. Nous avons grimpé jusqu’à son faîte ; c’est une montagne ayant la forme d’un chapeau haut de forme. Pour monter, nous utilisâmes ses profondes crevasses. Au retour les Indiens nous observent longtemps en silence, avec l’air de se dire que, de tout façon, nous étions déjà trop fous avant le départ pour le devenir après notre ascension.

« Le long de ce même portage, à proximité de la baie McKenzie, nous découvrîmes une source dont l’eau, claire au point de sembler parfois invisible, repose sur un lit de sable aussi blanc que la neige. Le sable — et non pas l’eau, — se soulève toutes les huit minutes, créant ainsi des bulles : puis il retombe lentement au fond. Les Indiens attribuent ce phénomène, frappant à cause de sa régularité, à leurs dieux ; pour cette raison, ils considèrent cette eau comme sacrée et refusent d’en boire. Nous en bûmes, quant à nous, copieusement, mais nos camarades rouges mirent promptement fin à ce sacrilège en enterrant le cadavre d’un bébé au bord du ruisseau et en bordant la fosse d’une haie. Jamais plus nous ne touchâmes à cette eau.

« Les vents au Chibougamau, sont souvent erratiques, mais il y a des souffles assez constants. En été, les vents dominants viennent du sud-ouest et, durant les mois à ouragans nous subissons parfois les coups de queue de tempêtes dont le mouvement giratoire casse des arbres et soulève dans les lacs, des lames énormes. Les vents du nord-ouest, descendant de la baie James, soufflent d’ordinaire pendant trois jours ; ceux du nord-est signifient d’habitude du beau temps, car ils viennent du Labrador, distant de 1,500 milles. Ils arrivent au Chibougamau considérablement ralentis par les montagnes et les collines.

« Quoique nos activités principales concernent les mines, nous augmentons nos revenus en piégeant et chassant les animaux à fourrure. Nous en transportons de précieux chargements jusqu’à Montréal.

« Alors que nous faisions de la prospection au Chibougamau, le gouvernement de Québec, proclama une prohibition de trois années sur la chasse au castor, mais je rencontrai un trappeur qui viola cette loi de telle manière, qu’il s’y amassa une fortune considérable, car les peaux de castor atteignaient des prix fabuleux lorsque la vente en était défendue.

« Les règlements de chemin de fer, à cette époque, stipulaient que le transport des matières explosives ne serait pas accepté, à moins qu’elles soient accompagnées de leur propriétaire, lequel serait obligé de rester assis sur sa marchandise, dans le fourgon à bagages, durant tout le voyage. Notre trappeur eut simplement l’idée d’empiler ses peaux de castor dans une grosse caisse, de libeller son colis « dynamite » et de s’asseoir dessus. Aucun inspecteur de la province vérifia le contenu de la caisse, qui arriva à Montréal avec le coureur des bois, sans encombres. »

Herbert McKenzie, prospecteur, trappeur et pionnier du Chibougamau fit une pause, bourra sa pipe et s’enquit : « Et vous, qu’est-ce qui vous attire au Chibougamau ? »

— « Une source d’eau minérale », répliquai-je.

— Une source d’eau minérale !

— Oui, et nantie de fortes vertus curatives : mais je n’ai pu la localiser. Elle est censée se trouver à l’extrémité de la péninsule Gouin, où je possède des concessions. Dans le rapport d’Obalski, daté de 1907, un personnage qui tient du mythe, un nommé Pauli… »

— Pauli ! s’écria Herb : je l’ai bien connu ; de fait, j’étais présent lorsque la source fut découverte. Vous avez dû faire erreur en lisant le rapport, car elle n’est pas située sur la péninsule Gouin, mais au nord-est de cette dernière, à la baie Proulx, à environ un mille de vos concessions. Un ingénieur nommé Lepage, qui vérifiait la ligne divisant les cantons Roy et McKenzie, découvrit cette source et nous la montra, à Pauli et à moi-même.

« Ce Pauli, qui était marchand de scieries à New York, était en excursion de pêche dans la région du lac Saint-Jean, lorsqu’il entendit parler de nos découvertes minières au Chimougamau. Quoiqu’il n’ait jamais erré dans la brousse, ni couché sur quelque chose de plus dur qu’un matelas de plumes, il accomplit la longue randonnée par canot, franchissant sans broncher les quelque cinquante portages le séparant de son but. Deux guides indiens l’accompagnaient, et il les suivit comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie. Exploit assez remarquable pour un type qui avait passé son existence sur les pavés de Manhattan.

« Nous fûmes ahuris en le voyant débarquer à l’île du Portage, tiré à quatre épingles, faux-col blanc et chemise immaculée. Le contraste entre cet élégant new-yorkais et les rudes (et pas trop propres) mineurs de notre camp était effarant.

« La première fois que Pauli visita la fameuse source, il en but de copieuses rasades, après quoi il resta éveillé toute la nuit… et pas pour regarder la lune ; je vous en passe un papier, si j’ose dire… « Merveilleux médicament pour les reins ! » s’exclamait-il le lendemain matin, à l’heure du déjeuner. Pas étonnant, comme on le constata plus tard, l’analyse démontra que cette eau était lourdement chargée de lithium, principal ingrédient des plus importantes eaux minérales du monde.

« Pauli sautait d’enthousiasme au sujet des possibilités commerciales de la source. Il voulait que nous devenions ses associés dans une entreprise d’embouteillage du liquide, lequel irait ensuite par canot vers les malades qui languissent dans la civilisation. Mon père et moi refusâmes d’y participer, après avoir calculé que les frais de transport mettraient le prix de l’eau à cinq dollars la pinte.

« Ces renseignements diminuèrent mon enthousiasme pour l’exploitation des eaux minérales.

« Au diable les sources ! m’écriai-je avec mépris ; ce sont les mines qui comptent ! La monotonie de l’hiver me rendait nerveux, j’eus alors l’idée de ramasser toutes les nouvelles que je pouvais trouver sur le Chibougamau et je publiai un journal « The Chibougamau Miner ». Le personnel du ministère des Mines, prospecteurs, mineurs, ingénieurs miniers, trappeurs, chasseurs : tout ce monde collaborait, me fournissait des articles spéciaux, des données historiques, des photos, des idées nouvelles. Je n’avais qu’à tout coordonner, rédiger un peu et remettre le tout à l’imprimeur.

Grâce à cette assistance bénévole, ça n’était pas une trop vilaine feuille que ce journal « de frontière », et la confrérie minière qui s’intéressait à cette région l’accueillit favorablement. Les souscriptions affluèrent par centaines, ainsi que les lettres de félicitations. Certains enthousiastes télégraphièrent même des hourras ! Un seul lecteur m’écrivit des injures. Il s’agissait d’un promoteur torontois de mines, qui se sentait insulté parce que j’avais fait une allusion innocente à quelques louches aigrefins qui lui servaient de lieutenants. Un an après, ce promoteur se voyait traduit devant les tribunaux pour fraude et enfermé en prison (endroit où à mon avis, l’on aurait dû le placer dès sa naissance).

Deux numéros du « Chibougamau Miner » parurent, puis la publication cessa et l’on remboursa les souscriptions. La vérité, c’est que Chibougamau hivernait, tout comme ses ours, sous une épaisse couverture de neige, et comme je ne publiais pas une feuille dite « de promotion », je n’avais presque plus rien à écrire. On peut dire que le « Chibougamau Miner » était un enfant qui promettait, mais qui naquit trop prématurément…

En mars, je me rends à Noranda pour acheter une foreuse au diamant, de messieurs Boyle’s Bros., experts en outillage minier. Noranda est une des plus importantes villes minières du monde et c’est aussi l’une des plus tristes. Une fumée nauséabonde et sombre, que vomissent les cheminées de la fonderie, empuantit la ville ; la végétation disparaît, les arbres deviennent rabougris, les maisons, dont la peinture a pelé, semblent galeuses. Un seul endroit surpasse Noranda en laideur : c’est l’usine d’aluminium d’Arvida, près de Chicoutimi. Elle représente à mon humble opinion le dernier mot de la hideur architecturale.

Et je me demandais : Est-il possible que le magnifique Chibougamau, paré des splendeurs virginales de ses forêts et de ses cours d’eau, doive partager un jour ce sort-là ? Hélas ! il faut le craindre : c’est la rançon du progrès.

Lorsque les mines entreront en pleine production au Chibougamau, les résidus de minerai ramenés à la surface seront probablement jetés dans le lac aux Dorés. Ces résidus (tailings) contiennent une forte proportion d’acide. Rapidement, les eaux deviendront empoisonnées et tourneront, du vert émeraude qui les caractérisent en ce moment, à la grisaille qui exsude la mort ; car tout mourra : les poissons et leurs œufs, les merveilleuses plantes aquatiques, les grands cèdres qui baignent leurs racines le long des berges.

Un peu plus tard, la fonderie s’érigera pour parachever la tuerie. Ses sinistres cheminées dégageront des exhalaisons sulfuriques, et la forêt entière succombera : les sapins, les épinettes, les bouleaux, les peupliers, la mousse, les fleurs sauvages, les massifs de bleuets et de framboises. Tout ce qui croît ! Alors, le vison, la loutre, le castor, l’ours et l’orignal abandonneront ce lieu maudit ; les oies et les canards sauvages survoleront le Chibougamau sans s’y poser. Tout ne sera que désolation. Il y faudra des années, mais cela viendra.

— « Oui, c’est la rançon du progrès », me répétait tristement le docteur Bainville, de Saint-Félicien.

Dès mon retour à Montréal, je rassemble l’équipement nécessaire en vue des opérations de l’été suivant. Mes concessions se trouvaient dans une section isolée à quinze milles de la route. Il me fallait trouver une embarcation à faible tirant d’eau, capable toutefois, de transporter des tonnes de matériel sur le lac Chibougamau, qui est parsemé de hauts-fonds. Les embarcations de rivières ou les barges seraient inaptes à manœuvrer dans les hauts-fonds et les grands vents qui balayent la région.

Aux usines de la « Vickers », dans l’est de Montréal, je découvre deux bateaux qu’on eût dit faits sur commande pour ce que je voulais tenter : c’étaient des chaloupes océaniques de sauvetage tout en acier. Je les achète pour un prix équivalant à celui de trois caisses de whisky ! Si je les payai bon marché, c’est qu’on les avait construites pour un cargo américain, lequel avait été acheté par une compagnie anglaise de navigation : et comme les dimensions américaines de ces chaloupes n’étaient pas conformes aux exigences de la compagnie d’assurances « Lloyd », on les avait mises au rancart. On m’expliqua qu’il n’y avait qu’un pouce ou deux de différence, entre la longueur et la largeur des chaloupes de sauvetage américaines et britanniques. Ce petit détail maintint mon compte de banque à flot (fonction bien inattendue pour ce genre de chaloupes !), car leur construction avait dû coûter des milliers de dollars.

Ces embarcations offrent de plus l’avantage d’être insubmersibles, étant munies de caissons d’air métalliques. Chacune peut contenir quarante personnes, sans compter un large espace pour les vivres et les réservoirs d’eau douce. Au milieu du siège avant, on peut fixer un mât solide, cet auxiliaire précieux sur toutes les eaux du monde.

Ces barques de sauvetage mesurent vingt-quatre pieds de longueur, par sept pieds de largeur au centre et, flottent comme des bouchons de liège. Leur tirant d’eau n’est que de six pouces, sans chargement. Chargées jusqu’à plat bord d’une cargaison pesant plusieurs tonnes, leur quille protège encore l’hélice du moteur hors-bord qui les actionne. On n’utilise que ces moteurs hors-bord au Chibougamau, car s’ils frappent un caillou ou tout autre objet submergé, leur arbre de couche se relève, ne subissant à peu près aucun dommage ; tandis qu’une embarcation mue par un moteur intérieur se trouverait en mauvaise posture, avec un arbre de couche tordu… et le plus proche atelier de réparations situé à deux cents milles plus loin !

Tôt en mai, j’étais à Saint-Félicien, complètement pourvu pour un séjour d’un été dans la brousse. Deux camions de dimensions énormes avaient transporté mes deux chaloupes sur une distance de 150 milles, jusqu’au camp O’Connell, à la partie sud-est du lac Chimougamau. D’autre équipement vint ensuite : deux canots, deux chaloupes, une coque de cèdre de 14 pieds, légère et rapide, nommée « Hopi », destinées à remorquer les deux chaloupes de sauvetage ; trois moteurs hors-bords Johnson, des tentes, des fanaux, une batterie de cuisine, une coutellerie, des sacs de couchage, la foreuse à diamants, deux cents pieds de mèches à forer, deux caisses remplies de pièces de rechange pour la machinerie ; de la dynamite et des outils ; des tonneaux d’huile, d’essence, de naphte, de kérosène et de graisse, ainsi que plusieurs centaines de pieds de madriers, pour le plancher des tentes. (Une tente c’est le foyer de l’homme des bois ; quand elle est munie d’un plancher, il a l’impression d’habiter un palais). Le dernier camion apporta une tonne de vivres : légumes, viande, conserves, etc.

Je me rendis au Chibougamau dans ma propre voiture ne transportant avec moi qu’une seule pièce de lest : une caisse de bouteilles de vin, histoire de baptiser en bonne et due forme les chaloupes et la foreuse.

Dans le camp O’Connell, au Mille 132, l’activité régnait jour et nuit. Il ne restait que vingt milles de la route de Chibougamau à terminer, et les constructeurs s’y attaquaient comme à un ennemi pris de panique. Il n’y avait pas de relâche. Des escouades de camions, chargés de gravier, de cailloux, de sable, de ciment, de bois pour les ponts et les ponceaux, défilaient en grondant et revenaient, comme pourchassés par une contre-attaque atomique. Les ornières de gravier semblaient prendre feu au passage des machines.

On eût dit la dernière étape d’une offensive à outrance. Les ouvriers, l’air décidé, semblaient dire : « Finissons-en une fois pour toutes. Fonçons jusqu’au lac Gilman, où sera l’emplacement de la ville de Chibougamau. Vite ! Car les prospecteurs et les mineurs viendront bientôt et ils auront besoin de cette route pour transporter leur lourde machinerie, destinée aux grandes mines qui vont naître. »

Des groupes de prospecteurs ne cessaient d’affluer au camp O’Connell, où ils obtenaient le vivre et le couvert pour un prix modique. Les constructeurs de la route avaient mis plusieurs maisons à la disposition des voyageurs, afin de leur éviter l’ennui de dresser des campements temporaires avant de s’enfoncer dans les hautes forêts.

Le camp de construction O’Connell, de vaste dimension servait de lieu de concentration pour toutes les lourdes machines destinées à parachever la route : camions, pelles mécaniques, niveleuses, bulldozers, jeeps, générateurs, pompes, instruments de dynamitage. Une équipe de mécaniciens travaillaient vite et sans un geste inutile, à démonter des véhicules et à rassembler des moteurs. Un soudeur casqué accroupi dans une flamme bleue, avait l’air d’un guerrier martien, alors qu’il promenait sa torche sur la fêlure d’une pelle géante.

Le camp constituait un village complet, se suffisant à lui-même. Il tirait la force et la lumière de ses moteurs diesel. Un entrepôt était rempli de pièces de rechange, jusqu’à ses poutres ; un autre recelait des conserves, des lits, des couvertures, des ustensiles de cuisine, des fourneaux de campement. Un intendant fournissait les cigarettes, les bonbons et tout ce qu’il fallait pour écrire. Des cabanes de bois rond et des tentes confortables abritaient des centaines d’ouvriers. Durant l’hiver, on chauffait ces maisons et ces tentes au moyen de poêles cylindriques dans lesquels s’enfournaient des bûches de bouleau de trois pieds.

La chaleur était si intense, qu’on devait parfois tenir les fenêtres ouvertes même par les grands froids. Les directeurs de la compagnie habitaient des villas au bord du lac ; ils les chauffaient au moyen de fournaises à l’huile, efficaces mais malodorantes.

L’homme responsable de toute cette activité était « Bill » Smith, un ingénieur montréalais qui s’occupait depuis sa jeunesse de construction routière. Bill, âgé d’à peine trente ans, est d’aspect délicat et parle d’une voix douce. Ce n’est pas ainsi qu’Hollywood se représente un chef de camp dans la brousse ! Il avait l’air d’un capitaine d’équipe de ballon au panier dans un collège ; mais derrière ce masque se cachait une volonté de fer et la connaissance précise de ce qu’il accomplissait. (Les ouvriers l’estimaient, admiraient sa droiture et sa générosité quand il s’agissait de régler des fautes légères. Les Canadiens français l’appelaient « un bon gars », compliment que l’on ne décerne pas à tout le monde dans la forêt.)

Une stricte discipline devait être maintenue dans le camp, car il eut suffi d’un bootlegger ou d’une femme de mœurs légères pour dérégler l’horaire du travail. (Bill me chanta pouille pour avoir donné à l’un de ses contre-maîtres quelques verres de whisky. Cet homme n’était pas en service, un samedi après-midi et comme je suis moi-même un buveur grégaire, c’est-à-dire incapable de boire seul, je lui offris de partager ma bouteille. Il but deux coups rapidement, puis se mit à faire des moulinets avec ses bras.

Ce que voyant je rebouchai la bouteille d’eau de vie et quittai les lieux. Ce soir-là, le contremaître devait aller jouer au poker chez Bill. « Il jouait avec ses pouces et gâta la partie » me dit Bill ; « ne donnez jamais d’alcool à ce type-là. Il ne peut prendre qu’un verre sans se déplacer ; il devient gris au deuxième ; au troisième, il se prend pour Jack Dempsey. C’est bien malcommode »…

Les autres directeurs de la compagnie O’Connell étaient aussi efficaces que Bill. Rien qu’à les voir exécuter ou donner un ordre, on se rendait compte qu’ils connaissaient la construction des routes de A jusqu’à Z. J’en accompagnai un qui s’en allait faire sauter un immense quartier de roc. Il dessina des marques sur la pierre et ordonna aux foreurs de percer des trous aux endroits désignés. Quelques jours plus tard, les trous furent remplis de dynamite, puis reliés par des fils électriques à un commutateur central. Lorsque survint l’explosion, je crus que la calotte de la planète avait sauté ; mais plus tard, je constatai que la coupure était aussi nette que s’il s’était agi d’une masse de beurre taillée au couteau.

Herb. O’Connell avait le don de se choisir des hommes capables et loyaux pour ses postes importants. Voilà sûrement l’un des secrets du succès de son entreprise considérable.

La glace s’amincissait sur le lac Chibougamau et un soir de la fin de mai, un vent vif se leva. Le lendemain matin, toute la glace s’était évanouie. (La fin de la période de débâcle au Chibougamau, arrive ordinairement un mois plus tard que dans la région de Montréal).

À l’aide de trois coureurs des bois canadiens-français nous lançons aussitôt le « Hopi », ainsi qu’un canot et une chaloupe. Lourdement chargés de matériel nous voguons sur le lac Chibougamau, en direction de mes concessions situées à quinze milles environ.

C’est mon premier voyage sur le lac et ceci me rend prudent. Notre flottille se maintient à quinze cents pieds environ des rives de la péninsule Gouin ; au bout d’un mille ou deux, nous nous faufilons entre deux îles (sans noms sur la carte), plus ou moins jointes à la terre ferme par une batture. À force de sondages nous trouvons un chenal d’une profondeur moyenne de six pieds. C’est plus qu’il n’en faut pour nos embarcations, qui ne tirent que deux pieds. Je nomme ces flots « Take It Easy Islands » (quelque chose comme : « Îles soyez Prudentes»).

Encore quelques milles et nous voilà derechef entre des îles innommées et la rive. Lentement nous les dépassons ; et comme l’eau devient profonde sous nos quilles. Je les nomme « Îles Okay ».

La traversée se poursuit. La sonde ne touche plus le fond. Voici l’île du Refuge (ainsi se nomme-t-elle sur la carte géologique No. 304-A), puis nous atteignons une longue pointe, derrière laquelle une baie invite à l’exploration. Elle constitue un magnifique point d’ancrage.

À un quart de mille au large, à partir de cette baie, il y a un chenal profond, jusqu’à la baie du Commencement, où se trouvent les concessions. En route, nous voyons le portage de la Baie d’Hudson, puis le poste abandonné de la compagnie du même nom, enfin nous doublons la pointe de la baie Eaton — un autre bon point de mouillage, presque entièrement entouré de terre. Et nous parvenons à la tête des rapides où les quatre-vingt-dix milles carrés d’eau du lac Chibougamau se déversent dans le lac aux Dorés.

Derrière la pointe nord-est de la péninsule Gouin, nous trouvons une autre baie très sûre, pouvant servir de mouillage à une flotte dix fois plus importante que la nôtre. Sept ou huit cents pieds au-delà, nous apercevons les rapides baignant la rive où j’avais jalonné mes claims, l’automne précédent.

Le bruit des moteurs cesse et le silence des grandes solitudes nous enveloppe à peine troublé par le murmure éloigné des rapides. Pas l’écho d’un pas, d’un chant ou d’un cri, pas un froissement de feuille. Nous regardons la forêt, dense, verte et mystérieuse ; on eût dit qu’à leur tour, les arbres, immobiles et silencieux nous observaient.

Et les mots éloquents de Charles Dickens, dans « Oliver Twist », me revinrent en mémoire : « Les grands arbres étaient revenus à la vie et à la santé ; étendant leurs bras au-dessus du sol assoiffé, ils transformaient les endroits trop découverts en coins ombreux, d’où l’on pouvait contempler le paysage baigné de soleil… La terre avait mis son plus beau manteau d’émeraude et répandu son parfum le plus odorant. L’année était dans sa jeunesse et sa vigueur ; toutes choses étaient joyeuses et florissantes. »

Y avait-il une présence humaine autre que la nôtre en ces lointains parages ? Peut-être un prospecteur y campe-t-il sur le portage ? Je crie : « Hello ». Et nous convînmes qu’un nom seyant pour cette baie serait : « Hello Bay ». Et ainsi fut-elle nommée.

Transbordant notre matériel de campement dans un canot, nous abordons la tête des rapides. La forêt nous accueille, tandis que mes hommes éclaircissent à la hache un emplacement pour les tentes, je marche jusqu’au bord de l’eau et regarde longtemps, très longtemps, les flots glissants des cascades.

Il m’est impossible de décrire la scène que je vois aussi bien qu’aurait pu le faire George Borrow, à mon avis, le plus grand de tous les écrivains quand il parle de voyages. Je lui emprunte donc quelques lignes de son « Wild Wales » (le pays sauvage des Galles),

« L’endroit offre un cadre étonnant de solitude ; mais sans tristesse ni horreur. On dirait le site rêvé où quelque personne pensive et lasse, mais nullement aigrie par le tourbillon de l’existence, pourrait s’installer, jouir de quelques innocents plaisirs, faire sa paix avec Dieu et ensuite se préparer tranquillement pour le sommeil définitif ».

Le Chibougamau me parut à cette époque l’endroit idéal pour m’enfoncer dans l’oubli. Je suis un homme pensif, ami des livres ; un peu las parfois mais non aigri. Peut-être quelque peu angoissé devant la scène trop bruyante du monde. C’est pourquoi j’aspire à la solitude, mais non pas à l’isolement absolu. Qu’on me donne la compagnie d’un foreur, d’un coureur de brousse ou d’un trappeur, de n’importe qui me permettant d’échanger un « bonjour » ou « bonsoir » et je serai satisfait. Je n’éprouve point le besoin de la conversation inepte d’un mondain pour combler le vide de mes jours, car j’ai en puisant dans mes livres toujours devant moi, les testaments spirituels des plus grands génies de tous les temps.

Je n’ai qu’à étendre la main vers la solide armoire de bois, placée au chevet de ma couchette pour me trouver tout de suite en compagnie de « Lord Jim », ou d’ « Hamlet », ou du « Dr. Johnson », ou de « Heine » ou de « Mencken », ou de « Tchékov » et de cent autres nobles esprits. Le babillage insignifiant des sots habitants des grandes villes ne m’a jamais particulièrement attiré.

Au crépuscule, les tentes sont dressées. Nous sombrons peu à peu dans l’inconscience, le murmure des rapides allant s’affaiblissant, à mesure que les bras de Morphée nous bercent.

Le lendemain matin, nous retournons sur la rive sud-est, lançons une chaloupe de sauvetage et revenons jusqu’à la « chute à Wilson », ainsi qu’un pilote aérien de Chibougamau a baptisé les chutes, lorsqu’il porta un toast à notre succès futur. Dans la chaloupe de sauvetage nous transportons la foreuse à diamant.

La foreuse est la pièce la plus importante de mon équipement, et je veux la faire fonctionner au plus vite. Car j’ai contracté comme tous ceux de Chibougamau, la fièvre de l’or.

J’en suis au stade de la spéculation, relativement aux mines : je possède des concessions : le second stade sera celui du développement : ensuite viendra la production. (J’en ajoute un quatrième, nommé le stade « Harry Oakes », lorsque les titres de noblesse, les domestiques et les châteaux affluent et que Sir Prospecteur se réveille un soir, tout comme le magnat canadien du nickel, en train de brûler vif dans un lit en flammes).

La question qui m’embête n’est pas « forer ou ne pas forer » mais forer ? —

Ai-je des concessions valant d’être exploitées, ou suis-je propriétaire d’une réserve de chasse ? (Des familles de perdrix se promènent fièrement autour de notre campement et l’ours et l’orignal sont abondants dans le district).

On me donne beaucoup de conseils à Montréal. Un ingénieur minier me suggère (il se trouve momentanément sans emploi) un rapport complet d’ingénieur minier ; un géologue préconise un relevé géophysique ; un autre, une carte détaillée de l’endroit ; un courtier marron me conseille de vendre mes claims et ajoute : « Le Chibougamau n’a aucune valeur. Mais moi, je connais une magnifique mine de zinc avec laquelle vous pouvez doubler votre argent, s’il vous est possible de mettre la main sur quatre-vingt-dix mille dollars. » Je lui réponds qu’en effet, j’ai la main sur quatre-vingt-dix mille dollars, mais que je n’entends pas la bouger. Il me quitta sans me dire bonsoir. Un autre courtier (pourtant celui-là a l’air honnête !) émet l’avis que je devrais former une compagnie et « vider les poches des imbéciles » ; mais comme je ne suis pas né avec le cerveau d’un comptable, je décline la proposition.

Je sais que mes concessions sont placées à proximité de ce qu’on suppose être la « faille principale » longeant le lac aux Dorés ; et comme les gisements minéraux d’importance commerciale sont fréquemment situés près de ces « cassures » géologiques (d’après Von Bernewitz, Von Schnartz et autres imposants spécialistes des couches stratifiées), j’ai autant de probabilités de succès que n’importe qui. Mes claims se trouvent installés, selon l’expression pittoresque d’un prospecteur, en plein sur « la zone des bananes ».

Un savant distingué, intéressé au développement de Chibougamau et ne se souciant pas de dépouiller le public, me déclara que mes chances de succès étaient grandes et me donna des conseils quant aux emplacements où je devais forer. « Si j’étais le géologue consultant d’une compagnie propriétaire de vos claims, me dit-il, indiquant des points sur la carte géologique, c’est là que je leur conseillerais de forer. Peut-être ne frapperez-vous rien en ces endroits, mais les carottes (core) que vous ramènerez à la surface vous indiqueront les possibilités futures dans cette zone. »

Et c’est ainsi que l’avis, précieux et désintéressé, d’un des plus grands experts en mines au Canada ne me coûta qu’un cigare havane et un verre de bon whisky.

Alors que je déballe la foreuse, deux types pittoresques se joignent à notre équipe, l’un est « Joe Chibougamau » et l’autre, son partenaire, « Albert Chibougamau ».

Le vrai nom de Joe est Joseph Mann ; son partenaire, de son côté, quand il signe un document légal, inscrit : « Albert Gravel ».

Joe et Albert Gravel portent des barbes remarquables, des chevelures d’anciens coureurs des bois et sacrent comme des charretiers. Au lieu de chapeaux, ils s’entourent le chef de foulards aux couleurs vives. Tout ce qui leur manque pour compléter le tableau, ce sont des anneaux aux oreilles. Ils sont gais, insouciants, rieurs et farceurs. Ils travaillent comme des nègres, nus jusqu’à la ceinture, sous le soleil ou sous la pluie, maniant leurs outils comme des déchaînés.

Tandis qu’ils aiguisent leurs haches, ils examinent un espace de la forêt à éclaircir pour la foreuse et, poussant un cri strident, se ruent dessus, taillant à droite et à gauche. En un rien de temps, les arbres sont abattus, émondés, la foreuse installée et son diamant mord dans le roc.

Je regarde Joe s’occuper du moteur de la foreuse, et j’aime entendre vibrer la machine, quoique je déteste toute chose mécanique. Cette singulière contradiction provient simplement du fait que cette foreuse m’appartient et que j’espère qu’elle m’apportera les richesses nécessaires pour satisfaire mes goûts comme bibliophile et collectionneur de choses rares. (J’ai connu un exploiteur de pétrole du Texas dont l’odorat était si délicat, qu’il portait toujours un mouchoir lourdement parfumé ; cependant, lorsque par ses soins un puits d’huile à la senteur fétide jaillissait du sol, il s’exclamait : « C’est le meilleur parfum au monde ! ».

Nous creusons le premier trou à un angle de 50 degrés, direction sud-est, sur la rive du lac Chibougamau, à quelques centaines de pieds au-dessus des rapides. Les mèches pénètrent jusqu’à 115 pieds, mais les échantillons sont très peu minéralisés. Dame Nature a gagné la première manche, en se dérobant. Elle gagne aussi la deuxième, car le trou suivant, directement au pied des rapides, ne produisit guère mieux. La troisième manche fut nulle, car nous frappons une bonne minéralisation à 140 pieds, également tout près des rapides.

Que le lecteur se souvienne que des milliers de trous semblables ont été creusés, au coût de centaines de millions de dollars, en Amérique depuis cinquante ans, et que ceux qui ont rapporté la fortune peuvent se dénombrer en moins de dix minutes. Il y a quelques années, une entreprise pétrolifère de l’Ouest dépensa plus d’un million de dollars à forer un seul trou, et l’abandonna après n’avoir remonté que de l’eau salée. On ne doit pas oublier que cet unique trou fut foré sur l’avis de quelques-uns des meilleurs géologues du pays.

Durant les quarante dernières années, il s’est dépensé également des millions de dollars au Chibougamau, rien qu’à perforer ici et là sa surface. Pourtant, il n’y a pas encore une seule mine en production. La structure géologique de la région indique qu’elle possède de vastes gisements minéraux… mais où ? Surtout en quantités profitables ? « Une mine c’est un accident de la nature », m’avait déjà dit Bill Wiltsey, le représentant de Noranda au Chibougamau, et je suis décidé de tenter la découverte de cet « accident ».

Proportionnellement je joue gros jeu, car je n’ai l’appui d’aucune compagnie, et je paye de mon argent tout le travail. J’en possède assez pour exécuter mon plan actuel, mais pas pour entreprendre l’exploitation sur une grande échelle. Et l’idée de former une association frauduleuse ne m’inspire pas. (Rien de mieux pour suivre le sentier de la vertu que des revenus substantiels !)

Il est vrai que jusqu’à date, les résultats ne se sont pas révélés mirobolants, mais les travaux statutaires de l’année sont déjà accomplis. Le nécessaire est donc fait, concernant la loi.

Le travail de forage fut interrompu à ce moment critique car la nouvelle se répandit, parmi les prospecteurs avides de cancans, que d’importantes découvertes aurifères avaient été faites dans le canton de Dauversière, à trente milles au sud de nos terrains. Le campement devint chaotique. « Joe Chibougamau » et « Albert Chibougamau » réunirent leurs hardes et des vivres pour une incursion rapide dans le nouveau territoire où l’on avait trouvé l’or.

Le moteur de 22 c.v. en poupe, le « Hopi » galopa sur le lac Chibougamau à vingt milles à l’heure. Au bras du sud-ouest, Joe et Albert sautèrent dans un avion. Vingt minutes plus tard, ils plantaient des jalons dans la terre promise. Ils en plantèrent en leur nom puis au mien. C’étaient deux prospecteurs extrêmement avisés, ne négligeant aucune rumeur, relevant toutes les pistes ; deux types alertes, sachant discerner le moindre signe de nature à les mener jusqu’aux gisements de valeur et à la richesse qu’ils pourraient apporter.