L’appel de la terre/Chapitre II

Imprimerie de "L’Événement" (p. 7-12).

II


Voulez-vous connaître l’âme d’un peuple ? regardez la contrée qu’il habite, le sol qui l’a façonné à son image. Or, nulle part, cette influence de la terre sur l’âme de ses habitants n’est plus marquée qu’en notre province de Québec, parce que nul pays n’est délimité de façon plus précise. Enfermé entre les murailles de granit de ses Laurentides et les immensités de l’eau de son fleuve, le Canadien français de la province de Québec s’est développé d’une manière spontanée et originale, en intime harmonie avec la terre natale.

Celle-ci offre un décor multiple et varié à souhait, pittoresque, sévère et riant tour à tour. La province de Québec est la Suisse du Canada, a-t-on dit avec raison.

Cependant on entend répéter souvent que la patrie de Guillaume Tell est plus pittoresque en général que les côtes du Saint-Laurent. Ce n’est pas juste. Que la Suisse présente plus de jolie grâce dans le dessin de ses montagnes et dans la forme de ses lacs, possible ; n’empêche que la nature canadienne est plus précisée par la sauvagerie de ses aspects, par la pureté de ses horizons, et qui est la pureté des mœurs et des coutumes de ses habitants…

D’un côté, c’est la mer qui se chante éternellement à elle-même, sans se lasser jamais, son hymne vaillant et mélancolique, et de l’autre, ce sont nos Laurentides aux lignes nettes, aux sommets arrondis enveloppés de brume, aux pentes abruptes et aux gorges profondes, où dorment des lacs dans lesquels se précipitent des Niagaras en miniature. Pentes et cimes, gorges et vallées sont autant d’étagères qui supportent des forêts éternellement vertes de sapins et d’épinettes. Et de toute cette nature à la fois calme et tourmentée suinte un climat énergique dont la mâle alternance des hivers rigoureux et des étés vibrants fouette le sang et trempe les muscles.

C’est de ces monts et de ces plaines, de ces lacs tranquilles et de ces forêts sauvages qu’est faite l’âme du peuple canadien ; âme de douceur, de charme, de joie saine et franche qui s’accompagne, l’occasion venue, d’une bravoure indomptable et quelquefois farouche.

La nature laurentienne est variée et, pourtant, étudier l’un de ses aspects, c’est apprendre tous les autres ; connaître un village de nos campagnes, c’est savoir par cœur tous nos villages, comme on peut apprendre par l’étude d’un seul individu le type général de l’habitant de nos campagnes…

Quand le voyageur, harassé, est parvenu, par les lacets d’une route rocailleuse, au sommet des montagnes qui entourent, du côté du nord, l’embouchure de la rivière Saguenay, il aperçoit tout en bas, un joli village qui, par sa tranquille apparence, semble l’inviter au repos qu’il désire. Formé de rangées de maisonnettes blanchies à la chaux, carrelé de petits jardins potagers et piqué de bouquets d’arbres, ce hameau respire l’aisance relative de ses habitants. Au reste, les grands champs cultivés qui l’entourent parlent plus éloquemment encore de la situation financière heureuse de leurs propriétaires.

C’est le village des Bergeronnes.

Il est traversé de deux petites rivières qui lui ont donné leur nom et ses rivièrettes elles-mêmes s’appellent du nom des oiseaux qui étaient connus, en France, au temps de Champlain, sous la gracieuse appellation de bergeronnettes et qui étaient très nombreux, à l’époque de la colonie, dans les parages de Tadoussac.

On a prétendu que le nom de Bergeronnes peut avoir été donné à ces rivières en souvenir de Pierre Bergeron, géographe et navigateur, qui a parlé des voyages de Cartier et de Roberval dans un intéressant traité de navigation. Mais on n’admet guère cette hypothèse.

Aux Bergeronnes fleurit, dans toute sa diversité de couleurs et de dessins, la nature saguenayenne.

En arrière du village, s’étagent des collines d’où des arbres de toutes les essences dégringolent jusqu’aux premières habitations. Nulle part, le long de la côte, les forêts ne sont plus vertes et les plaines plus dorées…

La maison de Jacques Duval est bâtie à l’entrée du village, sur le bord de la route de l’église. Elle est blanche, propre et surmontée d’un toit pointu garni de lucarnes. C’est le père Duval qui l’a bâtie, il y a une vingtaine d’années, quand il est venu s’établir aux Bergeronnes après avoir vendu le demi-lot de terre qu’il possédait à la petite Rivière Saint-François, dans le comté de Charlevoix. Elle est bien à lui, cette maison, de même que la terre qui l’entoure…

Il a fait, durant dix ans, toutes les économies pour payer l’une et l’autre.

Il y a tout alentour de la bâtisse un jardin potager où il pousse des tourne-sols à côté des choux et des betteraves. Ce jardin-carpharnaüm est l’objet de toutes les sollicitudes de la mère Duval comme aussi de ses plus noirs soucis. Vingt fois le jour, en effet, il lui faut sortir et chasser, à coup de tout ce qui lui tombe sous la main, un bataillon de poules et de poulets, qui, après avoir traversé sans péril et partant sans gloire des clôtures obligeantes, viennent lâchement faire le sac des plates-bandes. Un énorme coq surtout est la bête noire de la mère Duval, bien que ce chanteclerc soit du plus brillant plumage. Aussi, il ne se passe pas de jour que la brave femme ne se promette de faire de cette tête de Turc à crête sanguinolente un ragoût pour le dimanche suivant.

Le rez-de-chaussée de la maison dont, du reste, tout l’intérieur n’a rien du Palais des Doges, se compose de deux pièces : la cuisine qui est aussi le salon, la salle de réception et la salle à manger, et la chambre des vieux qui renferme les garde-robes, le garde-manger, et, au besoin, le cellier. En haut, sous les combles, se trouvent la chambre d’André et celle dite des étrangers.

Les murs et les cloisons de ces pièces sont tapissés de vieux journaux mais tout est de la plus engageante propreté. La grande horloge carrée, qui sert aussi de coffre de sûreté, est solidement placée sur une tablette, au-dessus de la grande table de famille. À côté se détache en noir la croix de Tempérance ; partout ailleurs s’étalent des lithographies des moins esthétiques : l’une de la Vierge à la Crèche, une autre du Roi Edouard vii et une troisième d’un chef politique du pays que l’on a découpée d’un grand journal illustré.

Pour l’heure, la mère Duval finit de laver son plancher et tout sent net dans la maison. Demain n’est pas dimanche mais c’est jour de fête quand même puisque Paul doit venir. Tout l’après-midi, les poules ont pu picorer tant qu’elles ont voulu les « carrés » du jardin ; le futur « ragoût » en a même profité pour déraciner une bonne douzaine de choux et toute une plate-bande d’oignons sans s’entendre menacer du plus léger coup de balai.

Les faucheurs vont bientôt rentrer…

Ils s’en revenaient, en effet, à travers les champs, assis tous deux, les pieds ballants, sur la charrette que traînaient à petits pas mesurés les bœufs roux.

Encore une rude journée finie !

Le soir descend, un beau soir dont les deux hommes peuvent distinguer, derrière eux, à l’horizon de la prairie, les sourires mélancoliques… Quand ils arrivèrent près du plateau où s’élève la maison, ils se trouvèrent en face de toute la beauté crépusculaire du jour. Les montagnes qui entourent l’horizon s’efforçaient de retenir le soleil en fuite, et sur leurs flancs, trainait une brume bleuâtre. Tout le bord du ciel se teintait de couleurs charmantes qui, par d’heureuses gradations, passaient du violet à l’or… Au loin, à la lisière du bois, une vache meuglait vers la maison. « André, tu soigneras bien les bœufs, » recommanda le père Duval, quand la charrette se fut arrêtée devant les étables…