L’appel de la terre/Chapitre I

Imprimerie de "L’Événement" (p. 3-6).

I


Ils fauchaient depuis le petit jour et déjà ils entendaient, dans l’espace ensoleillé et chaud, les notes de l’angelus du midi ; ils fauchaient depuis l’heure où les étoiles plus basses et pâlies clignotent sur la courbe frangée des montagnes. Les reins courbés, comme des lutteurs, d’un balancement régulier, pas à pas, ils attaquent les foins et le mil cendré ; ces herbes, blessées à mort, se courbent en larges andains autour des faucheurs cependant que le soleil, à mesure, fane leurs fibres.

Un dernier éclair des faulx et les hommes s’arrêtent. Le soleil du midi arde sur toute la campagne, cuisant la terre, séchant l’herbe, accablant bêtes et gens.

Jacques Duval et son fils André vont s’asseoir dans l’ombre mince d’une clôture et se mettent en frais, sans plus de cérémonies, de mordre à belles dents dans la grosse galette brune du lunch préparé le matin à la maison. Et, cependant qu’ils mangeaient, mastiquant bien chaque bouchée qu’ils humectaient de grandes lampées de lait, ils regardaient devant eux le travail accompli… Tout près de là, dans le chaume, attelés à une charrette flanquée de grandes « aridelles », deux bœufs roux semblent sommeiller, les yeux ouverts ; par instants, ils secouent d’un long frémissement leur échine puissante harcelée d’essaims de mouches.

Pendant la fenaison, le repas des faucheurs est vite pris ; le temps presse et l’appétit est robuste ; faucher durant toute une matinée fait descendre l’estomac dans les talons, aussi s’empresse-t-on de le remettre à sa place. Ensuite vient la demi-heure de repos mérité et réparateur, le moment des confidences ou d’un court sommeil.

Jacques Duval et André allument leur pipe et se mettent à causer.

André est rêveur ; il regarde son père qui, le chapeau sur l’oreille, hume consciencieusement les bouffées de tabac de son brule-gueule très honnêtement culotté. Après quelques instants, André laisse échapper aigrement ces paroles.

— Sais-tu, père, que Paul vient souper à la maison, ce soir ?

— Mais oui, mon garçon, même que j’ai dit à ta mère de faire rissoler une omelette au jambon, puisque notre Paul est maintenant accoutumé aux grandeurs.

— Drôles de grandeurs… un maître d’école ! fit André avec amertume ; j’aime bien mieux, moi, rester un simple habitant, un pauvre cultivateur, un toucheur de bœufs…

— Chacun son goût, mon garçon, et, d’ailleurs, qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse ? Ton frère a voulu devenir un « monsieur », eh ! ben…

On sait ce que l’on veut dire à la campagne d’un paysan qui est devenu un « monsieur ». Il est un être à part ; il a des manières douces, inoffensives, mielleuses, un peu les façons du parvenu, mais il n’en a pas toujours la morgue ; il ne brille pas par la fortune ; il est plutôt pauvre, plus pauvre souvent qu’un cultivateur qui n’a qu’un demi-lot à cultiver. Au milieu de ses parents et de ses amis d’enfance, le « monsieur » se distingue par une instruction et une éducation qu’eux n’ont pas et, à cause de cela, il a abdiqué leurs manières brusques et parfois grossières. Il ne fuit pas la société de ses anciens amis, mais ceux-ci l’évitent quelquefois avec obstination, le raillent au besoin. Bref ! le terme de « monsieur » n’implique pas l’injure ni le mépris ; il exprime plutôt, chez les campagnards, un sentiment de pitié.

« Tout de même, c’est un bien bon garçon que Paul », rectifia le père Duval, qui avait peur d’en avoir déjà dit trop long sur le compte de son ainé.

— Sûr que oui, approuva André, mais ne vaudrait-il pas mieux qu’il cultivât la terre comme nous ? Nous serions trois à la besogne et à trois, nous taillerions une rude concurrence aux Mercier, aux Gendron et aux Bergeron ; ceux-là ont des bras pour cultiver ; aussi, quelle besogne ! Dans quelques années, leurs lots vaudront très chers et pas un coin de leurs champs ne sera en friche ; du train dont vont les choses, ils pourront bientôt nous acheter. Et tenez, l’autre jour, comme je me rendais au « trécarré » chercher les génisses, j’ai rencontré Mercier qui m’a demandé comme cela : « Hé ! André, pas encore à vendre la terre du père ?… » Je lui aurais donné un coup de poing. Et, comme je le regardais d’un œil qui voulait en dire long de ce que j’avais sur le cœur, Mercier a ajouté : « Tout de même, vous faudra bientôt des engagés ; les récoltes, tu sais, et les semences, c’est pas les moineaux, ni les corneilles qui les font. » Ah ! c’est raide, allez, de se faire dire des choses comme ça.

— Encore une fois, qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse, répéta la père Duval en poussant un soupir.

Les deux hommes se levèrent.

La prairie semble fatiguée du fardeau du foin qui reste encore debout… Au travail donc sans plus tarder. Demain, il y aura peut-être la pluie, l’ennemie acharnée de la fenaison…

André, sombre toujours, enfonce déjà sa faulx dans l’épaisse nappe de mil… Jacques Duval, après avoir allumé tranquillement une seconde pipe, tire sa pierre à faulx d’une petite gaine de cuir qu’il porte à sa ceinture et, la passant et repassant sur la lame, en fait crisser au loin l’acier…

Et jusqu’à la brunante, les deux faulx brisèrent l’herbe au vol régulier et chantant de leurs ailes claires…