Le Courrier fédéral (p. 225-230).

CHAPITRE XXV

MOURANTE


Tout est silencieux à la villa Andréa ; ce silence a quelque chose de tragique, comme le silence de la mort. Dans les corridors déserts de la villa, dans les salons, dans la bibliothèque, Yves Courcel, Andréa, Tanguay et Sylvio Desroches errent, le visage amaigri, les joues pâlies, les yeux cernés de bistre… Les domestiques marchent sur le bout des pieds et, eux aussi, ont l’air triste… C’est que Éliane, la fille chérie d’Yves Courcel, l’idole d’Andréa, la fiancée de Tanguay, l’adoration de Sylvio Desroches, Éliane est mourante…

Quand Éliane reprit connaissance, après son retour à la villa Andréa, ce ne fut qu’un soulagement passager, car une fièvre intense se déclara, le soir même, et tous ceux qui l’aimaient furent témoin de crises de délire épouvantables. Éliane, qui ne reconnaissait pas du tout ceux qui l’entouraient, se croyait, évidemment, encore dans la caverne…

« De grâce, M. Castello, » disait-elle, « de grâce, ayez pitié !… Délivrez-moi de ce supplice ! »

« Vous épouser ! » s’écriait-elle, en d’autres temps. « Vous épouser ! Vous ! Jamais ! »

« Les rats ! Les rats ! » criait-elle ensuite. « Père ! Tanguay ! Papa Andréa ! » Délivrez-moi de ces sales bêtes !  ! » Et les mains de la pauvre enfant battaient l’air, sans cesser un instant.

« Grand Dieu ! » s’écria Yves Courcel, quand il assista, pour la première fois, à l’une de ces crises de délire : « Tanguay, n’y a-t-il pas moyen de lui faire comprendre qu’elle est à la villa Andréa, en sûreté, parmi nous ? »

— « Éliane, chère enfant bien-aimée, » suppliait Andréa, « vous êtes à la villa, au milieu de ceux qui vous aiment et qui donneraient leur vie pour vous épargner un moment de peine ou d’angoisses !… Oh ! pauvre pauvre petite !  ! » et Andréa pleurait comme un enfant.

« Éliane chérie, » disait Sylvio Desroches, « il n’y a pas de Castello ici… il n’y a pas… »

— « C’est inutile, père, » dit Tanguay tristement : « Éliane est sourde à nos voix et à nos pleurs… Elle fait 102 de température, dans le moment… Éliane ! Éliane ! »

— « Que faire ! Que faire ! » s’écriait Yves Courcel.

En voyant Éliane délirer ainsi, il semblait à ces hommes qui l’adoraient, que rien ne pouvait être plus épouvantable ; cependant, quand, après huit jours de ces crises, la pauvre malade tomba dans une sorte de coma, leur douleur et leur angoisse devint terrible… Éliane allait mourir !… Éliane, leur bien-aimée !… Éliane, pour qui chacun de ces hommes aurait donné sa vie, sans hésiter un moment !…

« M. Courcel, » dit Tanguay, « faites venir un spécialiste, sans retard… Éliane se meurt… et je n’y puis rien ! » ajouta-t-il, avec un sanglot.

Un spécialiste fut mandé, en toute hâte et, quelques heures plus tard, il arriva à la villa Andréa.

Après s’être consulté avec Tanguay pendant quelques minutes, le spécialiste monta dans la chambre d’Éliane, d’où il sortit bientôt, le visage très grave. Un domestique le conduisit à la bibliothèque, où les quatre hommes l’attendaient avec une anxiété impossible à décrire.

« Docteur ! » crièrent-ils, lorsqu’ils aperçurent le spécialiste. « Dites-nous ! Dites-nous, vite !… »

— « Mes amis, » répondit le médecin, d’une voix émue, « si vous voulez la vérité… »

— « La vérité ! La vérité ! » s’écria Yves Courcel. « Ma fille ! »

— « Ce n’est plus qu’une question d’heures, » reprit le spécialiste… Ce coma… »

— « Et vous ne pouvez rien, rien pour la sauver ? » demanda Yves, en sanglottant.

— « Une seule chose pourrait la sauver… peut-être… mais, c’est tellement risqué que… »

— « Qu’est-ce ? Qu’est-ce ? » demanda Tanguay.

— « Une goutte de sang s’est coagulée sur le cerveau, » répondit le spécialiste, « et il faut l’enlever cette goutte de sang… C’est une opération si délicate, tellement risquée, cependant… Un sur cent peut-être survit à cette opération… C’est mon devoir de vous en avertir. »

— « Et vous pensez que, cette goutte de sang enlevée… » commença Andréa.

— « Non, Monsieur, je ne pense pas que l’opération puisse sauver Mlle Courcel ; mais c’est le dernier moyen. »

— « Alors, que l’opération se fasse, Docteur ! » dit Yves Courcel. « Qu’elle se fasse, sans retard ! »

— « Bien, » répondit le spécialiste. « À vos risques… Je vous en avertis, cependant, la jeune malade peut mourir sous le bistouri… D’un autre côté… si elle ne meurt pas de l’opération, elle devrait, trois heures après, s’éveiller en pleine connaissance. »

— « Faites l’opération, dit Courcel.

— « Il me faut un assistant, » dit le spécialiste. Tanguay, ne se sentant pas capable d’assister le spécialiste dans cette opération, si dangereuse pour sa chère fiancée, on fit venir, de Bowling Green, le Docteur Widelands, puis, au moment où les deux médecins, le spécialiste et son assistant, quittaient la bibliothèque pour faire l’opération, Yves Courcel s’écria :

« Sauvez-la, Docteur ! Ma fille ! Mon seul trésor !  ! »

— « Ma fiancée ! » dit Tanguay.

— « Mon idole ! » pleura Andréa.

— « Nous l’aimons tant, la chère enfant ! » dit, à son tour, Sylvio Desroches.

— « Messieurs, » répondit gravement le spécialiste, « je ferai de mon mieux… Dieu fera le reste ! »

Puis, accompagné du Docteur Widelands, il se dirigea vers la chambre d’Éliane.

Yves, Andréa, Tanguay et Sylvio, restés à la bibliothèque, passèrent bientôt par toutes les angoisses. Ils essayaient de fumer ; ils ne le pouvaient pas… leurs cigares s’éteignaient et tombaient de leurs doigts. Tour à tour, ils se levaient et faisaient quelques pas, puis ils retombaient sur leurs sièges. Cette attente… ils ne devaient jamais l’oublier…

Tout à coup, Tanguay se dirigea vers la porte de la bibliothèque ; aussitôt, Sylvio se leva et posa la main sur l’épaule de son fils, lui demandant :

— « Où vas-tu, Tanguay, mon fils ? »

— « Je… Je… » balbutia Tanguay, les lèvres tremblantes, « Éliane… »

— « Tanguay, » dit Sylvio, « tous, nous sommes dévorés d’anxiété et d’inquiétude… Quelqu’un souffre tout autant que toi, en ce moment… vois, plutôt ! »

Du doigt, Sylvio Desroches désigna Yves Courcel, Yves Courcel qui était saisi d’un tremblement nerveux et dont le visage était tout bouleversé par la douleur.

Tanguay reprit son siège et le silence régna, de nouveau dans la pièce… Mais, soudain, Andréa, qui, malgré son immense bonté, sa générosité et son parfait désintéressement, n’avait, depuis l’enfance, dit un seul mot de prière, Andréa, levant sa tête, qu’il avait appuyée sur ses bras repliée, s’écria :

« Mon Dieu, sauvez notre Éliane, notre enfant ; vous seul le pouvez !  ! »

Et, encore une fois, tout devint silencieux.

Enfin, quelqu’un ouvre doucement la porte de la bibliothèque : c’est Mme Duponth. Elle aussi, la brave femme est pâle et inquiète. En apercevant Mme Duponth, les quatre hommes se levèrent et coururent vers elle.

— « Éliane ? » demandèrent-ils. « Avez-vous des nouvelles ? » — « Oui, Messieurs, » répondit Mme Duponth. « L’opération a très bien réussi… Mlle Éliane dort paisiblement. »

— « Dieu en soit béni ! » s’exclama Yves Courcel. « Mme Duponth, » ajouta-t-il, « pourrions-nous la voir… un instant… rien qu’un instant ! »

— Je vais demander au médecin, » répondit Mme Duponth. « Ah ! le voici ! » ajouta-t-elle, en se retirant.

Le spécialiste entra à la bibliothèque, à son tour.

« Tout s’est bien passé, » dit-il. « J’ai enlevé la goutte de sang coagulée qui pesait sur le cerveau… Maintenant, elle va dormir trois heures… Il est neuf heures, » ajouta-t-il, en regardant l’heure à sa montre ; « à minuit, elle devrait s’éveiller. »

— « Et si elle ne s’éveille pas ? » demanda Andréa.

Le spécialiste ne répondit pas.

« Je sais, hélas ! » dit Tanguay. « Si Éliane ne s’éveille pas dans trois heures… elle ne s’éveillera… jamais ! »

— « Mon Dieu !  ! » s’exclamèrent-ils tous.

— « Le Docteur Desroches a raison, » répondit le spécialiste. « Nous allons espérer pour le mieux… Moi, je pars ; mais le Docteur Widelands restera toute la nuit à la villa… Vous me téléphonerez, sans doute, des nouvelles, demain matin ?… J’espère qu’elles seront bonnes ! Au revoir, Messieurs !  ! »

Le Docteur Widelands permit aux quatre hommes de voir Éliane, un instant. Combien elle était changée, la pauvre enfant !… Mais, ce n’est qu’une courte vision qu’ils eurent de leur chérie ; le Docteur Widelands leur fit signe de se retirer, puis il alla les trouver dans la bibliothèque et leur dit :

« À minuit, quand Mlle Courcel s’éveillera, je vous le ferai dire immédiatement, puis, si, en reprenant connaissance elle vous demande, vous pourrez entrer la voir pour quelques instants… Moi, je vais rester à portée de la voix de la garde-malade, jusqu’à minuit… Si vous aimez à me tenir compagnie, Docteur Desroches… »

— « Je vous accompagne, Docteur Widelands, » répondit Tanguay. Et les deux médecins quittèrent la bibliothèque.

Ce furent trois heures inoubliables encore, celles qui s’écoulèrent, si lentement, au gré d’Yves Courcel, d’Andréa et de Sylvio Desroches… Enfin, le grand cadran du corridor d’entrée sonna minuit… Au premier coup de minuit, les trois hommes se levèrent, comme mus par un ressort… Minuit !… C’est à cette heure qu’Éliane devait s’éveiller… sinon… Le cou tendu, les yeux fixés sur la porte, la bouche entr’ouverte, le visage pâli, les mains et les jambes tremblantes, les trois hommes attendaient qu’on vint leur annoncée… quoi ?…

Que faisait-on qu’on ne venait pas ?… Le spécialiste avait bien dit minuit pourtant !… Il y avait déjà quelques minutes que minuit était sonné… Oui, ils s’en souvenaient bien ; le spécialiste avait dit minuit

On ne venait pas !… Alors ?…

Mais la porte de la bibliothèque venait de s’ouvrir et Tanguay, le visage pâle, mais souriant, entra… Inutile de lui demander des nouvelles ; Éliane était sauvée !  !…

« Éliane s’est éveillée, » dit Tanguay. « Elle vous demande tous.

— « Merci, mon Dieu ! » sanglota Yves.

L’entrevue avec Éliane, sauvée de la mort, fut de très courte durée ; mais, quand les trois hommes quittèrent la chambre de la jeune fille, ils emportaient l’espoir de voir leur bien-aimée bientôt convalescente, et enfin guérie.

En effet, au bout d’une dizaine de jours, Éliane put quitter sa chambre ; elle entrait en pleine convalescence.

Le bonheur était revenu à la villa Andréa.