Le Courrier fédéral (p. 124-129).

CHAPITRE III

LES FIANÇAILLES


Lucia fit son apparition au dîner. Cette pauvre Lucia avait certainement un gros rhume, car elle était bien changée et elle toussait beaucoup.

« Ça va mieux, Lucia, je l’espère ? » demanda Éliane.

— « Un peu mieux, merci, Éliane. »

Après le dîner, Castello offrit son bras à la jeune fille et la conduisit au salon ; Lucia les y suivit.

« Mlle Lecour, » dit Castello, « vous nous feriez un grand plaisir si vous vouliez nous chanter quelque chose. »

— « Mais… je ne sais vraiment… » commença Éliane.

— « Que chantiez-vous donc, l’autre soir, alors que j’étais dans mon étude ? C’était si joli ! »

— « Oh ! cela ! » répondit Éliane en souriant. « Ce n’est qu’une petite berceuse que ma mère avait composée, paroles et mélodie et qu’elle me chantait souvent… J’ai fait un accompagnement à cette mélodie, en souvenir de ma mère regretté. »

— « Alors, ne nous feriez-vous pas le plaisir de nous la chanter cette petite berceuse ? » demanda Castello. J’aimerais tant à l’entendre ! »

— « Oui, chantez donc, Éliane ! « interposa Lucia.

— « Mais, avec plaisir, si cela peut vous être agréable, » répondit la jeune fille.

Éliane se mit au piano, et après avoir joué une exquise petite ritournelle, elle chanta, d’une voix touchante et douce, la berceuse qui suit :


DORS, MON ENFANT

En regardant tes lèvres roses,
Ton front charmant,
Lorsque dans mes bras tu reposes
Si doucement,
Mon cœur s’inonde de tendresse ;
Heureux moment
Où, contre mon cœur je te presse…
Dors, mon enfant !

II


En voyant ta blanche paupière
Ton œil voilant,

Ange, je sens mon cœur de mère
Tout palpitant…
Pour toi, je chante une berceuse ;
Aussi, ce chant,
C’est le cri d’une mère heureuse…
Dors, mon enfant !

III

Ah ! que jamais tu ne connaisses
Ni le tourment,
Ni l’épreuve, ni les détresses,
Un seul instant !
Mon amour te garde, chérie,
Fidèlement…
Que douce soit, pour toi, la vie !…
Dors, mon enfant !

« Merci et encore merci, Mlle Lecour ! » s’écria Castello. « Elle est vraiment jolie cette berceuse ! La musique est ravissante et les paroles débordent d’amour maternel. »

— « Pauvre maman ! » murmura Éliane.

— « Mlle Éliane, » reprit Gastello, « vous avez deviné, sans doute sur quel sujet je désire vous entretenir, ce soir ? »

— « Mais non, M. Castello, » répondit Éliane. « Je ne… »

— « Sûrement, sûrement, Mlle Éliane, » reprit Castello, « vous avez dû lire dans mon cœur déjà !… Je vous aime, Éliane ! Je vous aime !… Voulez-vous devenir la Comtesse del Vecchio-Castello ?… Je vous comblerai de richesse, vous habiterez un palais, vous commanderez à une armée de domestiques, vous… Éliane, Éliane, voulez-vous être ma femme ? »

La surprise d’Éliane fut tellement grande qu’elle faillit crier ; même, une exclamation d’horreur vint à ses lèvres… Cependant, elle pensa à temps à ceux qu’elle avait résolu de sauver : le Docteur Stone et son petit domestique, puis le captif… Non ; il fallait ruser avec ce Castello, afin de lui inspirer confiance… Il fallait lui jeter de la poudre aux yeux, si elle voulait réussir dans sa grande entreprise.

Éliane baissa les yeux soudain, pour cacher à ce bandit tout le mépris qu’elle ressentait pour lui… La ruse, la ruse seule pouvait tout sauver !

« Vous ne répondez rien, Éliane, chère Éliane ? » reprit Castello. « Assurément, ma demande ne vous a pas surprise ?… Mon cœur appartient à l’Ange de la caverne, depuis le premier soir il m’est apparu, sur le sommet de ce rocher. » Et du doigt il désigna le piédestal de l’Ange de la Caverne. « Je pars dans quelques jours et je serai près de deux mois absent ; mais auparavant, j’ai voulu vous parler de mon amour… Ne puis-je, dorénavant, Éliane, » ajouta Castello, « dans ma pensée, vous nommer ma fiancée ? »

Qu’allait répondre Éliane ?… Le profond mépris qu’elle ressentait pour l’homme qui lui parlait ainsi devait se refléter sur son visage… Elle se contenta de baisser les yeux, de nouveau et Castello crut à de la timidité de la part de la jeune fille.

« Est-ce « oui » Éliane ? » demanda-t-il, en lui pressant la main. « Me permettez-vous de baiser cette main en signe de nos fiançailles ? »

Éliane inclina la tête… mais, quand Castello posa ses lèvres sur la main de la jeune fille, elle frissonna de la tête aux pieds, tant cet homme lui inspirait d’horreur.

« Oh ! merci, merci ! » s’écria Castello. « Vous serez heureuse, je vous le promets, Éliane, ma chérie !… Nous quitterons la caverne pour aller demeurer à Bowling Green, dans ma maison, que les gens de l’endroit nomment « le château ». Quelle charmante Contesse del Vecchio-Castello vous ferez, mon Éliane !… Aussitôt que je serai de retour, notre mariage sera célébré, n’est-ce pas, ma bien-aimée ? » — « Anselmo, » interrompit Lucia, « je n’aime pas te voir partir… Je suis plus malade que tu le crois et… j’ai peur ! »

— « Allons ! Allons ! » s’écria Castello. « Je t’en prie, Lucia… Vas-tu faire des scènes pour un simple rhume maintenant ? »

— « C’est vrai… J’ai tort… et tu as raison, mon frère… Ce n’est qu’un simple rhume et Éliane me soignerait, je présume, si je tombais vraiment malade. »

— « Vous n’en doutez pas, j’espère, Lucia, » répondit Éliane.

— « Maintenant, » dit Castello, « vous n’avez pas peur de passer la nuit seule, n’est-ce pas, Éliane ?… Lucia et moi avons affaire à sortir. Nous n’emmenons que Goliath. Samson surveillera les alentours de la caverne, puis, vous ne serez pas seule ici ; il y a le chef de cuisine et les deux marmitons. D’ailleurs, nous serons de retour, Lucia et moi, le plus tôt possible. »

— « C’est bien, » répondit Éliane, que le départ de Castello et de Lucia comblait de joie. « Non, je n’aurai pas du tout peur car je vais être très-occupée… Je suis à composer une sonate, » ajouta-t-elle en souriant ; « de plus, il y a, à la bibliothèque, des livres en quantité. »

— « Je laisse la caverne entière à votre disposition, » dit Castello à Éliane. « Amusez-vous bien !… D’ailleurs, je sais qu’avec des livres et un piano, vous ne vous ennuyez jamais… Mais, avant de partir, » ajouta Castello, « je voudrais vous offrir un petit cadeau en souvenir de nos fiançailles, Éliane ; l’accepterez-vous ? »

— « Non, merci, M. Castello, » répondit Éliane. « Je préfère… »

— « Veuillez m’excuser ; je reviens, » dit Castello, en quittant le salon.

Éliane eut préféré ne rien accepter de Castello. D’ailleurs, elle le savait d’avance, il allait lui faire cadeau de quelqu’objet de valeur, passé en contrebande, jadis… Une bague, sans doute, ou un collier, ou un bracelet qu’il s’était procuré, alors qu’il était contrebandier, en volant le gouvernement… Ah ! bah !… Cependant, il lui faudrait jouer son rôle jusqu’au bout… Oui, elle simulerait la joie en recevant le cadeau de Castello, tout-à-l’heure ; il ne fallait rien négliger, rien, si elle voulait réussir dans ses projets.

À ce moment, Castello entrait dans le salon.

« Veuillez accepter ce petit souvenir de nos fiançailles, Éliane, » dit-il ; « je crois qu’il vous plaira. »

Un cri de joie s’échappa des lèvres d’Éliane, mais non de joie feinte ; car, Castello tenait dans ses bras un mignon petit chien, tout blanc, de la race dite Poméranienne.

« Oh ! le cher cher mignon ! » s’écria la jeune fille. Et il est à moi ?… Vous me le donnez, vraiment ? »

— « Certainement. J’ai vu combien vous aimiez les chiens lors de notre excursion à Bowling Green et… »

— « Oh ! merci, merci ! » dit Éliane, en prenant le chien des bras de Castello. « Et je pourrai lui faire un lit dans ma chambre, n’est-ce pas et le garder toujours avec moi ?… Je lui montrerai à présenter sa patte, comme Tristan, le chien de M. Mirville ! »

— « Vous aurez soin, cependant, de voir à ce que votre chien ne s’approche pas de moi, Éliane » — ceci de Lucia — « J’ai peur des chiens, tout petits soient-ils. »

— « Je n’oublierai pas, Lucia, » assura Éliane.

— « Quel nom allez-vous donner à votre petit chien, ma chérie ? » demanda Castello.

— « Je vais le nommer… « Rayon », car il m’apporte de vrais rayons dans cette caverne ; de plus » ajouta-t-elle en riant, « il sera le plus beau rayon de la bibliothèque, où il me tiendra constamment compagnie. »

— « Combien je suis heureux de vous avoir fait tant plaisir, Éliane ! » s’écria Castello… « Mais, il nous faut partir Lucia et moi… Viens-tu, Lucia ? »

— « Je te suis, mon frère, » répondit Lucia, d’une voix fatiguée.

Enfin, tous deux partirent. Éliane avait la caverne entière à sa disposition. Il ne restait que le chef de cuisine et les petits marmitons Paul et René… Il fallait profiter de cette sorte de liberté pour essayer de secourir le Docteur Stone… Comment faire ?… Instinctivement, ses yeux se portèrent sur le piédestal de l’Ange de la Caverne… Hélas ! ce piédestal était infranchissable !  !  !

« Mon Dieu, » pria Éliane, « inspirez-moi !… Faites-moi trouver un moyen de le sauver  !.. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Vous qui pouvez tout, aidez-moi !  ! »