Le Courrier fédéral (p. 119-124).

CHAPITRE II

LA PIERRE À BASCULE


Le Docteur T. Stone et son nègre Bamboula erraient, en effet, égarés dans la partie inhabitée de la caverne. Cependant, ni Castello, ni Goliath, ni Samson ne s’en doutaient.

Voici comment les choses s’étaient passées : le Docteur Stone avait chargé son nègre Bamboula de découvrir, si possible, la seconde entrée de la caverne. En s’orientant de son mieux, le médecin put indiquer, à peu près, l’endroit où devait être cette entrée, Bamboula se mit donc à l’œuvre, arpentant le bois, du matin au soir ; mais il semblait bien, tout d’abord, qu’il ne parviendrait pas à découvrir quoi que ce fut. Un soir, cependant, la chance le favorisa, car, tout comme il était arrivé à la mère d’Éliane, les pieds du petit nègre s’enchevêtrèrent dans des broussailles et il glissa, à son tour, dans la crevasse conduisant dans la caverne.

S’étant assuré qu’il ne se trompait pas, Bamboula partit, à la course, dans la direction de la résidence du docteur, après avoir pris la précaution de bien remarquer l’endroit de sa découverte.

« Massa ! Massa ! » cria Bamboula, en entrant chez le Docteur Stone. « Bamboula a trouvé l’entrée de la caverne !  ! »

Le lendemain matin, le médecin partit, accompagné de Bamboula, afin de s’assurer que celui-ci ne s’était pas trompé : en effet, il y avait là une crevasse conduisant à la partie inhabitée de la grotte.

« Nous reviendrons ce soir, Bamboula, » dit le Docteur Stone à son domestique. « Nous apporterons des bougies, une lampe électrique et une pelotte de ficelle. » Le soir donc, le médecin et son nègre pénétrèrent dans la caverne, bien approvisionnés de bougies, d’allumettes et de ficelle. Ils commencèrent aussitôt leur exploration.

Ainsi que l’avait dit Castello à Éliane, cette entrée de la caverne était gardée, chaque nuit, par les deux colosses Goliath et Samson ; mais, comme Castello se privait ainsi des services de ses deux indispensables domestiques, il résolut de faire boucher et cimenter cette crevasse. Une lourde pierre fut roulée jusqu’à la crevasse, puis cimentée sur place. Ces hommes n’étaient pas scrupuleux, on le sait ; cependant peut-être auraient-ils hésité à fermer ainsi cette issue au Docteur Stone…

Dans tous les cas, quand, au bout de trois heures de vaines recherches, le médecin et son domestique voulurent sortir de la caverne, ils ne le purent ; la lourde pierre, fortement cimentée à la paroi de la grotte, les faisait prisonniers… Sans une goutte d’eau à boire, sans un morceau de pain à manger, ils étaient condamnés à mourir de soif et de faim…

Mais Éliane, persuadée que Castello et ses deux domestiques étaient responsables de l’emprisonnement du Docteur Stone, était revenue volontairement à la caverne. Elle ne pouvait abandonner celui qui avait risqué sa vie pour elle et elle le sauverait, si possibilité il y avait… Le ciel lui viendrait en aide et lui inspirerait le moyen de sauver celui qui avait si généreusement essayé de la secourir.

À peine revenue à la caverne et enfermée dans sa chambre, Éliane s’empressa de prendre connaissance du billet qu’elle avait trouvé dans son gant. Ce papier avait semblé lui brûler littéralement la main durant le trajet de Bowling Green à Smith’s Grove, tant elle avait hâte de savoir ce qu’il contenait.

Une lettre très-courte était écrite sur ce papier ; cette lettre, signée du nom d’Andréa, était ainsi conçue :

« Mademoiselle Éliane,
    Nous sommes vos amis, M. Mirville et moi ; vous pourrez toujours compter sur nous. Si jamais nous pouvons vous être utiles, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, avec confiance, faites appel à notre amitié et à notre dévouement.
A. Andréa.
    Voici notre adresse et aussi notre numéro de téléphone ; prenez-les en note, puis détruisez ce billet.
Adresse : Bowling Green Suburb.
Green Valley,
Ky.
Téléphone : 493, ring Bowling Green. »

Éliane ressentit un certain soulagement après avoir lu ce billet : elle avait deux amis qui s’intéressaient à elle… Il est vrai qu’elle ne pouvait pas communiquer avec eux, pour le moment, du moins. Qui se serait chargé de sa lettre d’ailleurs ?… Quant à téléphoner… Il y avait bien un téléphone dans la caverne ; mais ce téléphone était dans l’étude de Castello et l’étude était toujours fermée au moyen d’un pan de mur ; donc, impossible d’y pénétrer.

Éliane plia en un aussi petit volume possible le billet d’Andréa puis elle ouvrit un médaillon qu’elle portait toujours à son cou, sous son corsage. Ce médaillon contenait trois portraits : celui de son père Yves Courcel, celui de sa mère, pris, il y avait une dizaine d’années, puis le sien propre, pris à l’âge de neuf ans. Ce fut dans un compartiment secret du médaillon qu’elle plaça le billet d’Andréa.

Le lendemain, au déjeuner, Castello seul attendait Éliane dans la salle à manger.

« Lucia est souffrante, ce matin, Mlle Lecour, » dit Castello, un pli soucieux au front. « Elle a dû prendre froid hier… J’espère que ce n’est rien de grave. »

— « Je le regrette, » répondit Éliane. « Si je puis lui être utile… J’ai quelqu’expérience en ce qui concerne le soin des malades ; ma mère a été souffrante pendant plusieurs années et… »

— « Merci, Mlle Lecour, » dit Castello. « Ce ne sera rien de sérieux, je sais et Lucia pourra prendre place à table avec nous ce soir probablement, peut-être même pour le lunch… Vous n’êtes pas trop fatiguée de votre excursion d’hier ? »

— « Oh ! pas du tout ! » s’écria Éliane : « mais je regrette que nous n’ayons pu nous rendre à Bowling Green. J’aurais aimé voir votre demeure. »

— « Vous la verrez bientôt, Mlle Éliane, » dit Castello, en souriant. « Ainsi que je le disais à Messieurs Mirville et Andréa, je me propose de me fixer sous peu à Bowling Green. « Vous ne regretterez pas trop la caverne, Mlle Lecour ? »

— « Je ne sais… » répondit Éliane, en haussant les épaules. « On s’y fait à cette existence et, du moment qu’il m’est permis de respirer l’air du dehors quelquefois, j’aime autant vivre ici qu’ailleurs. »

« Et que Dieu me pardonne ce mensonge ! » se disait la jeune fille in petto.

Castello jeta sur Éliane un regard chargé de soupçons. Cette jeune fille essayait-elle de le tromper, lui, Castello ?…

« Je suis content de ce que vous venez de me dire, Mlle Lecour, » dit Castello, « car, quoique nous devions bientôt quitter définitivement cette caverne… »

— « Bientôt ! » s’écria Éliane, dont le cœur battit bien fort appréhension… Si l’on abandonnait la caverne, que deviendrait le Docteur Stone ?…

— « Bientôt ?… Oh ! pas avant mon retour, dans tous les cas. »

— « Comment, votre retour ?… Vous allez donc vous absenter, M. Castello ? ” demanda Éliane.

— « Oui, je dois m’absenter… pour environ deux mois, Mlle Lecour… Mais, avant de partir, j’ose solliciter un entretien avec vous… Cet entretien… Ce soir… après le dîner, peut-être ? »

— « Comme vous voudrez, » répondit Éliane, en se levant de table. « Veuillez m’excuser, » ajouta-t-elle ; « je me rends à la bibliothèque. »

— « Vous aimez ce travail que je vous ai confié, n’est-ce pas, Mlle Lecour ? »

— « Si j’aime ce travail ! Certainement ! Je passe des heures très agréable à la bibliothèque. »

— « Tant mieux ! Tant mieux, alors ! » s’écria Castello. « Au revoir, Mlle Lecour Nous nous rencontrerons à l’heure du lunch et j’espère que Lucia pourra prendre ce repas avec nous. »

— « Moi aussi, je l’espère, M. Castello. Au revoir. »

Tandis que Castello se rendait dans son étude, Éliane se dirigeait vers la bibliothèque. Elle abaissa la natte en paille qu’elle recouvrit des portières, puis elle pénétra dans le petit couloir où étaient rangés les œuvres de Mollière et appela :

« Monsieur ! »

Aussitôt, elle entendit des pas se rapprocher et la voix du captif répondit :

— « Mlle Éliane !… Ah ! vous êtes bien l’Ange de cette caverne : Que le temps m’a semblé long hier ; je ne vous entendais pas aller et venir dans la bibliothèque… Et ce voyage à Bowling Green ? »

— « Tout a bien été, » répondit Éliane… « Je me suis fait deux amis. »

— « Ah ! tant mieux ! » s’écria le captif. « Deux amis !… C’est beaucoup !… Je vous félicite, Mlle Éliane ! »

— « Ne parlons plus maintenant, » dit la jeune fille ; « ça ne serait pas prudent… Je pense à vous, je m’occupe de vous… Demain, j’aurai une nouvelle à vous apprendre… une bonne nouvelle… À demain donc ! »

Éliane quitta le couloir et se dirigea vers un des pans de la bibliothèque. Sur des rayons, les livres s’entassaient pêle-mêle. Désirant mettre un peu d’ordre sur ces rayons, elle se mit à enlever les livres ; l’un d’eux glissa de ses mains et tomba par terre. Voulant reconquérir le livre, la jeune fille se pencha, appuyant, en même temps, une de ses mains fortement contre le mur, pour se soutenir. Mais voilà qu’elle est projetée en avant, tout à coup ; elle tombe à genoux et la main qu’elle avait appuyé sur le mur rencontra le vide… Bien vite, Éliane se releva, puis elle se hâta de s’assurer de la cause de cette chute qu’elle venait de faire. Quelle fut donc sa surprise de voir qu’elle venait de placer la main sur une large pierre mouvante, une vraie pierre à bascule, que des portières avaient dissimulée.

S’assurant qu’elle n’avait pas de surprise à craindre, Éliane se munit d’une petite lampe électrique et l’approcha du mur… Oui, cette partie de la paroi de la caverne pivotait sur elle-même et, derrière cette pierre à bascule, la grotte se ramifiait à une longue distance peut-être…

Éliane se risqua dans cette nouvelle partie de la caverne… Il y avait là trois pièces seulement, puis le mur… Bien sûr, ni Castello, ni personne ne connaissait cette cachette et Éliane se garderait bien de la leur faire connaître…

Revenant sur ses pas, la jeune exploratrice fit basculer la pierre, sur laquelle elle laissa retomber les portières.

À quoi lui servirait sa découverte ?… À rien, sans doute ; mais, veuillez croire qu’Éliane était enchantée de sa trouvaille !