Le Courrier fédéral (p. 104-110).

CHAPITRE XXIII

LA VOIX DU SANG


Qu’il était bon de respirer l’air du dehors ! Éliane aspirait, à pleins poumons, cet air vivifiant et déjà, une légère couleur rosée apparaissait sur ses joues pâlies. Les châssis de la limousine avaient été baissés vis-à-vis de Castello. Il n’aurait pas été prudent de baisser ceux qui se trouvaient du côté d’Éliane, car, qui savait si celle-ci n’aurait pas l’idée de s’évader, en sautant de l’automobile en marche, même au risque de se tuer ou de se fracturer un membre, pour le moins. Castello savait que la jeune fille serait prête à tout risquer pour fuir la caverne.

À un mille et demi, à peu près de Bowling Green, quelque chose alla mal à la machine, très-mal même. La limousine dévia de la route, soudain, puis elle s’arrêta.

« Qu’y a-t-il ? » demanda Castello à Goliath.

« Je ne sais pas, M. Castello, » répondit Goliath ; « mais ça ne marche plus. »

Castello ouvrit la porte de la limousine et sauta par terre, ayant soin, toutefois de refermer la porte derrière lui. Il se mit à examiner la machine avec Goliath.

« Je ne puis pas comprendre ce qu’il y a, » dit-il, « et je ne sais si nous sommes loin de Bowling Green ou d’un garage… Vous faites mieux de descendre, » ajouta-t-il, en s’adressant à Éliane et à Lucia. « Lucia, offre ton bras à Mlle Lecour… Vous pouvez marcher un peu ; cela vous fera du bien. J’espère trouver du secours sous peu. »

Castello ouvrit la porte de la limousine et Éliane en sortit, suivie de près par Lucia. Juste au moment où les deux femmes mettaient le pied à terre, un chien arriva en aboyant et gambadant, près de l’automobile.

« Oh ! la jolie bête ! » s’écria Éliane.

Mais Lucia devint blanche comme de la chaux et Éliane vit bien que cette femme avait une frayeur instinctive des chiens.

« Tristan ! Ici, Tristan ! » dit une voix.

Aussitôt, le chien fit un bond dans la direction de cette voix, puis un homme de haute taille, à la barbe et aux cheveux blancs, arriva sur la scène :

« Je crains que mon chien vous ait beaucoup effrayées, mesdames », dit l’étranger, en enlevant son chapeau. « Ne craignez pas, cependant ; Tristan n’est pas du tout méchant. »

— « Cette dame a eu peur, » répondit Éliane, en désignant Lucia. « Moi, j’aime les chiens… C’est un lévrier, n’est-ce pas ? » ajouta-t-elle, en désignant Tristan.

À la voix d’Éliane, l’étranger tressaillit.

— « Oui, mademoiselle, » répondit-il. « Tristan est un lévrier… Tristan, » ajouta-t-il, « tu as effrayé ces dames ; demande-leur en pardon. »

Le chien vint offrir sa patte à Éliane, qui la prit en souriant ; mais Lucia, qui tenait Éliane par le bras, trembla de peur. D’ailleurs, Tristan n’avait pas l’air d’aimer Lucia, car il ne s’approchait pas d’elle ; même, il regardait son maître, comme pour l’implorer de ne pas l’obliger d’offrir sa patte à cette femme à l’air si renfrogné.

« Monsieur, » demanda Castello, en saluant froidement l’étranger, « sommes-nous loin de Bowling Green ? »

— « À un mille et demi… Mais, il est arrivé quelque chose à votre limousine, je crois ? »

— « Oui, » répondit sèchement Castello. « Y a-t-il un garage près d’ici ? »

— « Il n’y a pas de garage d’ici à Bowling Green… Tiens, voilà mon chauffeur ! » s’écria l’étranger ; « il s’y entend bien et il vous dira si votre machine peut être réparée sur place. »

Un jeune homme portant le costume de chauffeur, s’approcha et, après avoir examiné la limousine, il dit, s’adressant à Castello :

« L’avarie est grave, monsieur ; il va falloir faire venir un homme du garage de Bowling Green. »

« Si vous aimez venir chez moi, mesdames et monsieur, vous pourrez téléphoner à Bowling Green. Je demeure tout près d’ici, dans cette maison que vous apercevez, » acheva-t-il, en désignant une résidence qu’on entrevoyait à travers les arbres, de l’autre côté du chemin.

Cette résidence, bâtie sur une petite colline, était magnifique, princière même. Construite en stuc gris et entourée de larges galeries blanches, la maison semblait offrir un confortable plus qu’ordinaire. On apercevait aussi de vastes portiques vitrés, aussi des serres et des jardins splendidement entretenus.

Après quelqu’hésitation, Castello résolut d’accepter l’invitation de l’étranger.

« Veuillez me suivre alors, mesdames, » dit l’étranger ; « je vous offre l’hospitalité de grand cœur. »

Ce fut en passant par un véritable parc, qu’on parvint à la maison. L’étranger ouvrit toute grande la porte d’entrée, puis Éliane, suivie de près par Lucia et Castello, pénétrèrent dans un vaste corridor, orné de statues et meublé de sièges confortables. Sur le plancher étaient étendues de riches peaux de jaguars.

« Veuillez vous asseoir, mesdames, » dit l’étranger à Éliane et Lucia ; « nous allons téléphoner à Bowling Green, puis je vous conduirai à la bibliothèque. »

La bibliothèque était une immense pièce, encombrée de livres et de statuettes. Éliane remarqua que, sur le plancher de la bibliothèque aussi, étaient des peaux de jaguars.

Au moment où l’étranger et ses invités pénétrèrent dans la bibliothèque ; un homme, qui était à lire près d’un foyer, se leva et salua les nouveaux venus. « Je vous présente mon ami M. Andréa, » dit l’étranger à Éliane, Lucia et Castello. « Je vais me présenter moi-même, maintenant, » ajouta-t-il, en souriant ; « je me nomme Mirville. »

Castello salua et dit, à son tour :

« M. Mirville, M. Andréa, je vous présente ma sœur, Mlle Lucia del Vecchio-Castello, puis ma… pupille, Mlle Lecour… Moi, je suis le Comte Anselmo del Vecchio-Castello. »

Quand Castello donna à Éliane le nom de pupille, celle-ci fit un mouvement de protestation et de surprise qui n’échappa pas à Andréa ; mais il ne fit rien paraître.

« Maintenant, » dit Mirville, « j’espère que vous nous ferez le plaisir de dîner avec nous ? Votre auto ne sera prêt que dans une heure ou deux, vous savez. »

— « Merci M. Mirville, » répondit Gastello ; « mais nous ne pouvons abuser de votre hospitalité ainsi. » — « Pas du tout ! Pas du tout ! » s’écria Mirville.

Il posa son doigt sur un timbre électrique et une femme, jeune encore, à l’air souriant, se présenta à la porte de la bibliothèque.

« Mme Duponth, » dit Mirville, « faites ajouter trois couverts, s’il vous plaît ; nous avons des invités à dîner. »

— « Bien, monsieur, » répondit Mme Duponth, en se retirant.

La conversation s’engagea entre Castello et ses hôtes :

« Vous possédez de magnifiques peaux de jaguars ! » s’écria Castello, « Est-ce vous qui avez tué ces fauves ? »

— « Oui, c’est nous qui avons commis ce massacre, » répondit Mirville, en riant. « Cependant, mon ami M. Andréa tuait deux jaguars contre moi un. »

— « Ainsi, vous venez de l’Amérique du Sud ? » demanda Castello… « Je vous aurais pris plutôt pour un français, M. Mirville. »

— « Nous avons beaucoup voyagé M. Andréa et moi, » dit Mirville, « aussi bien dans l’Amérique du Sud que dans l’Asie et l’Australie… Vous demeurez à Smith’s Grove ? » demanda-t-il à Castello, tout à coup.

— « Nous ne demeurons pas à Smith’s Grove, mais à Bowling Green, » se hâta de répondre Castello.

— « À Bowling Green !… Alors, nous sommes voisins ? »

« Oui. Seulement, tout comme vous, nous voyageons beaucoup… Mais je me propose de venir m’installer définitivement chez moi à Bowling Green, je veux dire — bientôt. »

— « J’espère, alors que nous nous rencontrerons souvent ! » Pendant cette conversation, Éliane, tout en feuilletant les revues et les livres éparpillés sur les tables et pupitres de la bibliothèque, se disait :

« Je vais me mettre sous la protection de ces deux hommes, messieurs Mirville et Andréa… Ils ont l’air si bons !… Ils m’arracheront sûrement de cette vie que je mène… Ah ! si je pouvais adresser la parole à M. Mirville ; lui parler seule à seul et lui dire… Mais, ni M. Castello ni Lucia ne me laissera seule avec lui, je sais ; on se défie… et non sans raison… Cependant, j’y suis décidée, je ne retournerai pas à la caverne, non, je n’y retournerai pas !… Et puisqu’on ne veut pas me laisser seule avec ces messieurs, je leur dirai tout quand même, j’implorerai leur protection en la présence de M. Castello et de Lucia, s’il le faut.»

« Vous aimez la lecture, Mlle Lecour ?… » dit tout à coup, près d’Éliane, la voix de Mirville.

— « Oh ! oui, monsieur, » répondit Éliane, en souriant. « Et vous avez une si splendide bibliothèque ici ! »

— « Je suis content que notre bibliothèque vous plaise, » dit Mirville, « et j’espère que vous nous ferez une visite de temps à autre. »

— « Merci, M. Mirville, » répondit Éliane : « Mais, hélas ! je ne… » Mais Lucia, qui n’aimait guère voir Éliane causer avec un étranger, aussi intimement, se hâta d’interrompre.

« Avez-vous remarqué ce buste de Minerve, Éliane ? » demanda-t-elle.

— « Éliane ! » murmura Mirville en portant la main à son cœur. « Vous vous nommez Éliane, Mlle Lecour ? »

— « Oui, monsieur, ” répondit Éliane.

— « Ah ! » s’exclama Mirville, pâle jusqu’aux lèvres. Puis, voyant les yeux de Castello fixés sur lui avec défiance, il ajouta. « J’ai connu quelqu’un de ce nom déjà, et c’est pourquoi… »

— « Quelqu’un que vous avez aimée peut-être ? » demanda Éliane.

— « Oui. »

— « Ah ! ne m’aimerez-vous pas un peu moi aussi… en souvenir d’elle ? »

— « Chère chère enfant ! » s’écria Mirville, en déposant un baiser sur le front de la jeune fille.

— « Ma pupille est très-démonstrative, comme vous pouvez le constater, M. Mirville, » dit Castello, en riant d’un rire nargueur et méchant.

À ce moment, un domestique vint apporter des liqueurs, ce qui interrompit la conversation, pour l’instant.