L’ancien et le futur Québec/Chapitre V

Typographie C. Darveau (p. 33-38).

V.


Du temps de Frontenac, une redoute s’élevait à cent pieds au-dessus du château, sur la pente même du cap Diamand ; le fort, qui formait un vaste quadrilatère, était bordé d’une galerie avec balcon dans toute sa longueur. Vous savez que le château St. Louis s’élevait sur la crête même du cap, à l’endroit où se trouve aujourd’hui la plateforme, et que les piliers qui soutiennent celle-ci, espèce de barbacane reposant dans le roc, n’étaient autres que les fondations de cette ancienne demeure vice-royale. À la fin du siècle dernier, comme le château vieillissait, on en construisit un autre, que vous pouvez voir aujourd’hui sous la forme de l’École Normale, et en 1809, sous le gouverneur Craig, on répara l’ancien château qui avait continué d’être la résidence des officiers du gouvernement. C’est alors qu’on donna à ce dernier le nom de nouveau château, tandis que le véritable nouveau, celui qu’on avait fait récemment, prenait le nom d’ancien et devenait le lieu des grandes réceptions.

Le 23 janvier 1834, un feu terrible se déclara tout-à-coup dans l’antique et glorieux édifice où les vice-rois de la France l’un après l’autre avaient demeuré, que les sièges successifs de Québec avaient laissé intact, et qui avait reçu, pendant plus de soixante ans, une longue série de gouverneurs anglais. C’était l’hiver ; il n’y avait pas alors d’aqueduc, on ne connaissait pas non plus les pompes à vapeur, à peine y avait-il même de l’eau qu’on était obligé de faire dégeler au fur et à mesure, de sorte que les flammes ne tardèrent pas à envelopper l’édifice tout entier et à le consumer sous les yeux de milliers de citoyens impuissants à conjurer le désastre. Le château ne fut pas rebâti, mais on en rasa les ruines et on les remplaça par la terrasse Durham qui fut ouverte au public en octobre 1838, et prit le nom du fastueux gouverneur, homme d’état remarquable autant que pompeux gentilhomme, qui rattachait des provinces ensemble comme il menait des voitures à quatre chevaux. L’union des deux Canadas suivit de deux ans la construction de la plateforme ; mais on ne songea pas à imiter cette tradition, et à prolonger la même plateforme jusqu’au glacis, lorsque, 27 ans plus tard, les provinces furent réunies en confédération.

Ce qu’un gouverneur anglais avait conçu et fait en partie, un autre veut le continuer ; mais, cette fois c’est plus difficile ; il faut compter non-seulement avec le bon vouloir de 210 membres, dont les trois quarts sont tout-à-fait indifférents aux projets de Lord Dufferin, mais encore avec la mauvaise fortune obstinée qui s’attache à tout ce qui est entrepris en faveur de Québec, mauvaise fortune, soit dit entre parenthèses, que nous-mêmes contribuons par dessus tout à nourrir, comme s’il nous était impossible d’être d’accord une seule fois sur les moyens à prendre quand nous le sommes absolument sur l’objet à poursuivre.

Un pont de fer, passant au-dessus de la côte de la Montagne, mettra de niveau en les unissant la terrasse du parlement et le terrain sur lequel s’étend la plateforme. Le voyageur, un instant ébloui par l’aspect merveilleux de notre corps législatif, admirera le nouveau bureau de poste qui a conservé sur son frontispice le chien d’or et sa légende inséparable. Cette légende remonte au temps de l’intendant Bégon, un gaillard avec lequel il n’était pas bon d’être en désaccord. En 1712, un marchand considérable de Québec, Mr. Philibert, occupait une maison là même où s’élève aujourd’hui le bureau de poste. Ayant eu quelques démêlés avec Mr. Bégon, et désespérant d’obtenir justice d’un homme qui avait sur lui tous les avantages de la position et des ressources, il s’en vengea en faisant sculpter un chien rongeant patiemment un os en attendant que son jour arrive. Parfaitement édifié sur le sens de cette légende, l’intendant ne craignit pas, pour avoir raison d’un homme qui le gênaît et le bravait presque, de le faire assassiner par un officier de la garnison. Cet assassinat eut lieu dans la côte de la Montagne, et le meurtrier dût prendre la fuite. Il se sauva jusqu’aux Indes, mais ce n’était pas encore assez loin pour échapper au bras d’un frère de Mr. Philibert qui, ayant enfin découvert le criminel, le provoqua à se battre avec lui et le tua sur place à l’autre bout du monde.

Quelques pas plus haut que le bureau de poste est l’ancien hôtel du gouvernement, où divers bureaux sont maintenant installés. Cet édifice fut construit en 1803 et destiné d’abord à être un hôtel pour recevoir les voyageurs. Il ne servit pas longtemps à cet usage et fut acheté à l’enchère par le juge-en-chef de la province qui le loua au gouvernement pour y mettre les bureaux publics ; c’est aussi là que s’est réunie longtemps la société historique de Québec, fondée en 1824 par lord Dalhousie qui lui fit présent d’une belle collection de minéraux et de sujets d’histoire naturelle.

En suivant le boulevard, le long de la plateforme, jetons un coup-d’œil sur les murs carbonisés du palais de justice qui fut construit en 1804, et qui, déjà à cette époque, était jugé trop petit pour remplir convenablement son objet. Mais il n’était pas encore assez petit pour échapper au terrible fléau qui a emporté un à un tous les édifices de Québec, et, le 1er février 1873, il passait comme tant d’autres au feu, sans avoir eu la force de se relever depuis, et sans pouvoir trouver, lui qui avait abrité trois générations d’avocats et qui avait, pendant soixante-dix ans, retenti des éclats de leurs voix, un seul d’entre eux assez bavard pour demander seulement qu’on le reconstruisît, ou du moins qu’on cessât d’affliger nos yeux du spectacle de cette ruine qui semble fumer encore.

Nous continuons toujours ; avec nous s’avance la plateforme qui a repris son mouvement interrompu pendant trente années ; la voilà qui s’avance, et qui s’avance sans cesse jusqu’à ce qu’elle atteigne le pied du glacis, sa limite naturelle. Une fois parvenus là, un chemin nouvellement pratiqué nous conduira jusqu’au Château St. Louis que lord Dufferin veut faire construire sur le point culminant du cap, à l’extrémité est de la citadelle. C’est le terme de notre promenade, si longue à décrire, et si courte à parcourir. Mais avant d’escalader le glacis, arrêtons en passant un regard sur le monument de Wolfe et de Montcalm qui, derrière la batterie masquée du jardin du gouverneur, au pied même de l’escarpement que couronne le bastion du roi, semble une sentinelle adossée au cap et plongeant au loin son regard sur le fleuve. Voilà bientôt cinquante ans que cette sentinelle de pierre regarde à travers les orages et les brouillards du St. Laurent, à travers les nuits épaisses et les sifflements aigus du nord-est dont la voix couvrirait celle des canons, s’il ne vient pas quelque nouvel envahisseur avide de nous démolir à son tour pour nous posséder ensuite. Mais son œil se fatigue en vain à sonder les perfides détours du St. Laurent, les sombres hauteurs de Lévis et ses rivages muets ; nous n’avons plus un ennemi dans le monde entier, et les ombres réunies de Montcalm et de Wolfe sous la pierre de leur monument, peuvent s’embrasser en paix ; dans un immortel repos. Ce ne sont pas du reste nos remparts ni les foudres qui les surmontent que l’ennemi aurait à craindre aujourd’hui, et je crois qu’ils lui feraient moins de mal qu’à nous-mêmes ; les premiers nous voleraient à la figure en éclats si les projectiles modernes les battaient en brèche, et les seconds refuseraient de partir ou nous éclateraient dans les mains.

Mais revenons à ce qui nous reste à dire pour compléter ce tableau historique auquel le monument de Wolfe et Montcalm apporte le dernier et peut-être le plus touchant souvenir.

C’est le 1er novembre 1827 que lord Dalhousie, après plusieurs démarches pour remplir le pieux dessein qu’il avait formé d’élever un monument unique aux deux héros de la dernière guerre franco-anglaise en Amérique, réussit à rassembler pour cet objet un certain nombre de souscripteurs au Château St. Louis. Quinze jours après avait lieu la pose de la première pierre, au milieu d’une des plus mémorables solennités ; toute la garnison était sous les armes et toutes les sociétés en uniforme ; les francs-maçons se signalèrent et à eux revint l’honneur du principal rôle de la journée. C’est là qu’on vit, à l’âge de 95 ans, le vieux sergent Thompson, qui avait été le compagnon d’armes de Wolfe, venir donner sur la pierre ses trois coups de maillet d’une main qui ne tremblait pas encore. Dix mille personnes regardèrent pendant une minute à jamais solennelle ce vétéran centenaire qui semblait comme un siècle vivant, debout et en armes, venant déposer sur une pierre muette, et comme pour servir de base au monument qui allait s’élever, le monument impérissable de l’histoire. Puis, les canons de la citadelle retentirent et des feux de joie illuminèrent son front retentissant ; la fête se prolongea bien avant dans la nuit, et les mânes des deux héros, se promenant de concert, durent trouver qu’il y a singulièrement d’exagération dans ce qu’on appelle le sommeil éternel : mais c’est le sort des grands hommes de faire encore plus de bruit après leur mort que de leur vivant. Tant qu’ils vivent, ils font eux-mêmes tout le bruit qu’ils veulent, mais dès qu’ils ne sont plus, c’est la postérité tout entière qui s’en mêle.

La pierre fondamentale du monument avait été perforée de façon à recevoir un dépôt des monnaies d’or, d’argent et de cuivre de l’époque, et, au-dessus de la cavité, fut rivée une plaque contenant l’inscription commémorative. Ce monument était l’œuvre d’un capitaine de l’armée anglaise, et ne put être fini que grâce à la libéralité du gouverneur, malgré que les citoyens eûssent souscrit 700 louis. C’est le seul monument de sculpture classique qu’il y ait à Québec ; il a la forme d’un obélisque et mesure en tout 62 pieds de hauteur, six pieds sur près de cinq à la base, et au sommet 3 pieds sur 2½. Le huit septembre 1828, il était complété, et, ce jour là même, le comte Dalhousie, appelé au gouvernement de l’Inde, quittait le Canada. Sur une face du sarcophage se lit l’inscription suivante, dont je n’essaierai pas de traduire l’expressive et énergique concision : « Mortem virtus communem, famam historia, posteritas monumentum dedit : » puis, sur chaque face latérale, se détache en grosses lettres un seul nom : Montcalm, Wolfe.