L’ancien et le futur Québec/Chapitre IV

Typographie C. Darveau (p. 28-33).

IV.


Nous voici maintenant arrivés à l’endroit où furent posées par Champlain les premiers fondements du fort auquel s’ajouta plus tard le château St. Louis ; cet endroit commence au sommet de la côte, où s’élevait autrefois la porte Prescott, et s’étend jusqu’au terrain compris dans le jardin du gouverneur. C’est en 1620 que Champlain éleva le premier bâtiment qui devait porter le nom de Château St. Louis, uniquement pour se garantir d’abord contre les incursions des Iroquois. On arrivait à cet embryon de château par un sentier tortueux pratiqué dans la montagne, et qui aboutissait par son extrémité inférieure à la place de Notre-Dame de la Victoire. Ce nom de Notre-Dame de la Victoire ne fut donné cependant à cette place que 70 ans plus tard, en 1690, à l’occasion de l’échec qu’éprouva devant les murs de Québec la flotte de l’amiral Phipps. Notre-Dame de la Victoire devint Notre-Dame des Victoires en 1711, à la suite de la destruction dans le fleuve d’une nombreuse flotte équipée par les colonies de la Nouvelle-Angleterre pour s’emparer du Canada. Cette nouvelle victoire, remportée par les éléments, fut mise à notre actif et changea le singulier en pluriel. On semble peu respecter aujourd’hui cette place anoblie d’un nom si pompeux. Elle est devenue le siège d’un groupe sordide de petites baraques en plein vent qui étalent des friperies, des loques, des débris informes qui se vendent sous tous les noms, pendant que tout autour gisent éventrées, vidées sur place, de grandes caisses vomissant toute espèce de rebuts, capotes de soldats, pantalons de 1812, vieux casques, peaux de lapin, bonnets de nuit, fourreaux de parapluies, bottes sauvages, et jusqu’à des perruques qui s’entassent pêle-mêle sur la moitié de cette place historique, laissant l’autre moitié aux charretiers.

Il ne serait peut-être pas hors de propos de mêler quelques petites opérations aux grands projets qui vont éclore le printemps prochain ; c’est ainsi que le nettoyage de la place des Victoires trouverait peut-être sa place en même temps que se creuseraient les docks ; cela ne retarderait en rien les travaux du chemin de fer du nord qui est habitué à vaincre tous les obstacles et tous les délais.

Le château n’avait pas à craindre seulement les Iroquois, mais encore plus peut-être le nord-est, cet ennemi traditionnel de Québec, qui lui enleva un étage en 1624. Outre le château, il y avait le fort comprenant le magasin, les casernes, etc., le tout entouré d’un rempart en bois. Le successeur de Champlain, Montmagny, fit élever un rempart de cèdre et de chêne s’étendant jusqu’à la place d’Armes, rempli de terre, surmonté de canons et entouré d’un fossé. En 1629, Champlain, resté seul dans son fort fragile, n’ayant ni vivres, ni munitions, ni soldats, fut obligé de capituler devant l’amiral Kertk qui venait s’emparer du Canada. Toute la petite colonie naissante dût quitter Québec et s’en retourner en France, mais trois ans plus tard, par le traité de St. Germain-en-Laye, l’ancienne mère-patrie recouvrait le Canada, et Champlain y revenait l’année suivante.

Plus d’un demi-siècle s’était écoulé, et l’on touchait à la fin de l’année 1690. L’homme qui gouvernait alors le Canada était le comte de Frontenac, le plus grand nom de tous les vice-rois de la Nouvelle-France. Les colonies américaines, exaspérées de l’audace aventureuse de nos petites expéditions qui traversaient d’immenses étendues de forêts pour aller porter le deuil et la ruine jusque sur leur territoire, avaient équipé à leurs propres frais une flotte pour assiéger Québec, et levé une armée pour envahir le Canada par terre. L’armée était commandée par Winthrop ; elle échoua dans sa tentative dès les premiers pas ; la flotte, commandée par Sir William Phipps, arriva devant Québec le 16 Octobre 1690, en même temps que Frontenac y ramenait en toute hâte la petite armée avec laquelle il était allé combattre Winthrop. Aussitôt l’amiral anglais crut devoir envoyer un officier porteur d’une sommation de se rendre au comte de Frontenac ; cette sommation ne lui donnait qu’une heure pour faire connaître sa réponse, et exigeait qu’il se rendît à merci.

L’officier anglais, portant un pavillon blanc, était à peine débarqué, qu’on lui mettait un bandeau sur les yeux et qu’on le conduisait au fort, par toute sorte de détours, pour qu’il entendît le bruit des préparatifs de défense qu’on faisait et qu’il sentît le nombre des obstacles qui barraient le chemin de la Haute-Ville. (Il était resté beaucoup de ces obstacles jusqu’au pavage de la côte l’année dernière, toujours par amour de l’antique). Tout ce qu’on put imaginer pour tromper l’officier anglais et lui faire croire que la garnison était nombreuse, on le fit, jusqu’à ce qu’enfin, tout-à-coup, le bandeau fut enlevé de ses yeux… il était dans le fort même, en présence du gouverneur, de l’évêque, de l’intendant et du brillant état-major français en grand uniforme. Immédiatement, il tendit sa sommation, qui, traduite aussitôt en français, fit dresser d’indignation et de colère tous les officiers réunis. L’un d’eux voulait même qu’on traitât le parlementaire comme l’envoyé d’un corsaire ; mais le comte de Frontenac, obligé de se contenir, répondit simplement qu’il ne reconnaissait même pas le roi d’Angleterre d’alors, ci-devant prince d’Orange, qui avait usurpé le trône sur le dernier des Stuarts réfugié en ce temps là à la cour de France ; que, quand bien même Phipps offrirait de meilleures conditions, il ne pouvait les accepter ni placer la moindre confiance dans la parole d’un homme qui manquait de loyauté envers son propre souverain, et qui avait oublié tous ses bienfaits pour suivre la fortune d’un étranger…

L’envoyé de Phipps demanda alors que cette réponse fût mise par écrit : sur quoi Frontenac l’arrêtant : « Ma réponse, s’écria-t-il, je vais la faire par la bouche de mes canons. Allez dire à votre maître que ce n’est pas de cette manière que l’on somme un homme comme moi. » Cette fière réponse restera comme une de ces paroles héroïques qui traversent tous les âges et dont le souvenir devient classique dans la mémoire de chaque peuple. Et cependant, l’homme qui la faisait, allait défendre contre une flotte nombreuse une petite ville, une bicoque, qui n’avait pas pour trois jours de provisions et qui était dans un horrible état de confusion et d’alarme. Si le siège eût duré seulement huit jours, Québec affamé aurait été obligé de se rendre. Au bout de 3 à 4 jours de bombardement, la garnison était déjà en proie à la famine, les religieuses ne mangeaient qu’un morceau de pain par jour, et les soldats n’attendaient même pas que le leur fût cuit, tant la faim les dévorait, et ils eurent bientôt dévasté les jardins, mangé tous les fruits et les légumes, de sorte qu’il ne restait plus rien, rien pour se nourrir, et Québec allait être vaincu par la famine, plus terrible que l’ennemi, lorsque heureusement, celui-ci leva le siège après une semaine de bombardement inutile, et notre vieille capitale fut encore une fois sauvée.

Rappelons un exploit mémorable de ce siège. Un officier français, du nom de Maricourt, pointant un des canons du fort, abattit le pavillon-amiral de William Phipps ; aussitôt deux canadiens se jetèrent à la nage, et allèrent le ramasser dans le fleuve sous le feu même de l’ennemi : ce drapeau resta suspendu à la voûte de la cathédrale jusqu’à la prise de Québec en 1759. Huit ans après mourait Frontenac, et son enterrement avait lieu à l’église des Récollets. Aujourd’hui, le seul souvenir qui reste de ce grand homme, dans la ville qu’il avait si héroïquement protégée, est la petite rue Buade qui s’étend du bureau de poste au marché de la haute-ville. En général, du reste, nos rues ne brillent pas par les souvenirs qu’elles consacrent ; elles servent admirablement à rappeler les noms de tous les saints du calendrier, excellente chose dans un pays où on les oublie tant, et elles nous offrent un nouveau genre de litanie qui a l’incontestable avantage de se substituer à ce qui formerait comme une éducation historique et populaire de notre ville, si un certain nombre de nos rues, que les saints protégeraient tout aussi bien quand même elles ne porteraient pas leurs noms, s’appelaient Iberville, Talon, La Salle, Marquette, Joliet, Brébœuf, Lallemant, Colbert, Bienville, de Beaujeu, Lévis, Montcalm, Bougainville, Callières, Tracy, Carleton, Papineau, Vallières, Du Calvet et tant d’autres pour se terminer enfin par Dufferin, nom qu’on donnerait au boulevard de ceinture, qui, je l’espère bien, ne s’appelle pas boulevard St. Pancrace.