L’amante (Verhaeren)

Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 63-66).


L’AMANTE


Mon rêve est embarqué dans une île flottante,
Les fils dorés des vents captent, en leurs réseaux
Son aventure au loin sur la mer éclatante ;
Mon rêve est embarqué, dans une île flottante,
Avec de grandes fleurs et de chantants oiseaux.

Pistils dardés ! pollens féconds ! flammes trémières !
Un rut immense et lourd semble bondir dans l’air ;
Les blancs magnolias sont des baisers faits chair
Et les senteurs des lys parfument la lumière.

Les pivoines, comme des cœurs
Rouges, brûlent dans la splendeur ;
L’air pantèle d’amour et ses souffles se nouent ;

L’ombre est chaude, comme un sein sous la joue ;
De larges gouttelettes
Choient des branches, infatigablement,
Et les roses et les iris vont se pâmant,
Sur des lits bleus de violettes.

Je me suis embarqué dans une île éclatante
De pampres verts et de raisins vermeils,
Les arbres en sont clairs et leurs branches ballantes
Semblent, de loin en loin, des drapeaux de soleil.
Le bonheur s’y respire, avec sa violence
De brusque embrasement et de torride ardeur,
Le soir, on croit y voir s’entremordre les fleurs
Et les torches des nuits enflammer le silence.

— Y viendras-tu jamais, toi, que mes vœux appellent
Du fond de l’horizon gris et pâle des mers,
Toi dont mon cœur a faim, depuis les jours amers
Et les saisons d’antan des enfances rebelles ?

Mon île est harmonique à ton efflorescence,
0ù que tu sois accepte, ainsi que messagers
Partis vers ta beauté sans pair et ta puissance,
Les parfums voyageurs de ses clairs orangers.


Arrive — et nous serons les exaltés du monde,
De la terre, de la forêt et des cieux roux,
L’univers sera mien, quand j’aurai tes genoux
Et ton ventre et ton sein et la bouche profonde,
À labourer sous mon amour fécond et fou.

Je me suis embarqué, dans une île gonflée
De grands désirs pareils à des souffles venus
D’un pays jeune et ingénu ;
Un fier destin les guide et les condense, ici,
Comme un faisceau de voix, d’appels, de cris,
Au cœur des batailles et des mêlées.

Les yeux des étangs bleus et l’extase des flores
Regarderont passer notre double beauté,
Et les oiseaux, par les midis diamantés,
Scintilleront, ainsi que des joyaux sonores.

Nous foulerons des chemins frais et flamboyants,
Qu’enlacera l’écharpe d’eau des sources pures,
Un air de baume et d’or que chaque aurore épure
Assouplira nos corps en les vivifiant.

Nos cœurs tendus et forts s’exalteront ensemble
Pour plus et mieux comprendre et pour comprendre encor

Sans avoir peur jamais d’un brutal désaccord
Sur la fierté du grand amour qui nous rassemble.

Nous serons doux et fraternels, étant unis.
Tout ce qui vit nous chauffera de son mystère ;
Nous aimerons autant que nous-mêmes la terre ;
La nature et l’instinct, la mer et l’infini.
 
Nous nous rechercherons, comme de larges proies,
Où toute ardeur, où tout élan peut s’assouvir :
Prendre pour partager, et donner pour jouir !
Et confondre ce qui s’échange, avec la joie !

Oh ! vivre ainsi, fervents et éperdus,
Trempés de tout notre être, en les forces profondes
Afin qu’un jour nos deux esprits fondus
Sentent chanter en eux toutes les lois du monde.