L’éternelle (Verhaeren)

Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 57-62).
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L’ÉTERNELLE


— Avec quelles antithèses es-tu formée
Femme de passion ardente et affamée ?

Ta voix s’exalte et tes grands yeux qui leurrent
Jamais ne pleurent ;
Et néanmoins tu m’apparais
Tragique et vraie,
Et si belle, parfois, de large espoir ;
Et les désirs dont tu t’allèges
Quand nous parlons de nous-mêmes, le soir,
Sont clairs, fougueux, soudains, mais sont étranges,
Comme un panier d’oranges
Vidé soudain, sur de la neige.
Et tes regards mentent et sont charmants


Et des projets de fuite ou de meurtre rapides
Tentent mon cœur fol ou stupide !
Je te quitte ; je te reviens ;
Tes paroles changent le mal en bien ;
Tu t’expliques et je me crois coupable.
Ô nos deux cœurs blessés, nos âmes lamentables,
Et tant de cris, pour n’aboutir à rien !

— Prends patience, ami ! un jour, peut-être,
En m’adorant plus fort encor, tu comprendras ;
Ce que tu ne sais pas, ce que tu dois connaître,
Je te l’apporte entremêlé et trouble, entre mes bras ;
Tu hésites, à l’heure où j’exulte de vivre,
Tous les désirs divers également m’enivrent
Et je les suis, mon âme au vent, sans savoir où.

— Que n’ai-je en moi la meute en feu des désirs fous
Et leur démence au lieu des doutes et des scrupules !
Ô les raisons que mes angoisses accumulent
Et que scrutent ma peur et mon esprit tendus,
Et que je hais d’autant que je tes sens meilleures !
Je veux l’éternité et je m’arrête aux heures,
Où le cœur se reprend après s’être perdu.
Je discute le sens de tes paroles rouges


Et quand ton corps houleux sous le mien bouge,
Je m’attriste déjà de mes prochains remords.
J’ai trop souffert en mon cerveau fragile,
J’ai trop voulu, j’ai trop tenté, j’ai trop pensé,
J’ai trop hâtivement versé
Les ors de mon orgueil en des vases d’argile.
Ô toi l’insouciance, ô toi qui dors en paix,
Ô toi qui dans ta chair crois enfermer le monde
Et la tempête humaine en tes cheveux épais,
Femme d’amour féroce et de force profonde
À quel breuvage enivrant et léger,
Un jour, mêleras-tu le philtre partagé ?

— Approche ami, et guéris-toi de ta cervelle !
Mon seul secret est vivre et vivre et vivre encore.
Je n’ai crainte de rien, pas même de la mort,
Puisque tu dis qu’elle est féconde et renouvelle ;
Le seul instant qui luit est mon seul désir ;
Et je l’épuise et le rejette et le dédaigne,
Pour m’en aller, sans un regret, vers l’avenir ;
Que l’aube pleure ou que le couchant saigne,
Je ne vois rien de leur douleur ;
Un méridien soleil me ravage le cœur,
Je vais éperdument du côté de la joie,


J’aime l’homme comme une proie
Et je te veux, toi, quelque autre, qu’importe,
Tous les tressauts humains heurtent ma porte,
Mais seul tu es celui qui ne seras heureux
Qu’en t’affolant dans ma folie ;
Tue, à force d’aimer mon large instinct, tes vœux,
Rince ton cœur de ses mélancolies,
Et songe à tout le temps déjà perdu !

— Dans le jardin contradictoire et rouge
De nos désirs tordus,
Où les rosiers de tes amours brûlent et bougent,
Je me veux égarer une suprême fois ;
Je renierai mes cris en écoutant ta voix,
Je ferai ma raison de tes paroles
Nettes ou folles,
Je serai serf, avec ténacité,
Et nous irons à deux, si bellement domptés
Par le vouloir d’être ivres de nous-mêmes,
Que nous oublierons tout — jusques à Dieu.
J’aurai pour flamme en ma tête, tes yeux ;
Pour sagesse ton rire ou ton blasphème,
Et pour haine, tout mon passé.
Nous dresserons nos corps ardents et enlacés,


Comme un thyrse de chair, au clair des étendues,
Les caresses, les ors, les rages éperdues
Des vents et des soleils les mordront tour à tour ;
Nous serons un désir inassouvi d’amour
D’accord avec le cœur inassouvi du monde
Et réglant notre fièvre aux battements du sien !

— Il ne faut point songer à ces choses profondes ;
Je suis d’accord avec moi-même et le sens bien
Et c’est assez : le reste est mirage et fallace.
Et je surgis devant tes pas qui passent
Et je te tends mon corps d’où t’appellent mes seins ;
Je suis belle et puissante et mes baisers sont sains,
Tu me rêves complexe, étrange, âpre et subtile,
Tu me vois à travers tes livres inutiles ;
Or, je suis simple, ami, mais tout mon être agit
Avec un tel élan soudain, qu’on obéit.
Écoute :
Il fait soleil, dans mon amour, toujours !
Tous les désirs légers ou lourds
Y retrouvent leurs routes ;
Mon corps est un pays plein de roses en sang,
Plus doux que les paradis clairs sur les versants
Des montagnes, là-bas, aux premiers temps du monde.


En baume et en parfum mes lèvres surabondent ;
Mes bras sont des tombeaux pour tes tourments ;
Mon ventre est comme un sol gonflé de sources chaudes
Et ma luxure entière est comme une ode
Chantée au rythme fou de tes tressaillements.
Prends et tais-toi : nul ne regarde ;
La nuit remplit l’immensité hagarde ;
Les astres d’or semblent s’aimer aux cieux ;
Des vents passent délicieux
Sur ma chair nue et violente ;
Toute ta vie est dans l’attente
Et tout l’amour veut t’engloutir.

— Il n’est qu’un seul remède à mon souci : partir
Vers les pays d’ardeur que tes lèvres promettent ;
Déjà se tend vers moi leur fièvre et je la bois ;
Nos ruts dévastateurs sont tels que des comètes
Qui éclairent mais qui brûlent tout à la fois.
Et quand ta chair cessera d’être nôtre,
Lorsque tu t’en iras, un jour, le corps paré,
Vers d’autres bras de volupté, j’aurai
Pour te maudire et t’oublier…
— Toutes les autres !