L’album anti-clérical/Le bon missionnaire


Bibliothèque anti-cléricale (p. 7-9).

LE BON MISSIONNAIRE

1
L’abbé Beaupiton, professeur au séminaire des Missions Etrangères et membre zélateur de l’Œuvre du Rachat des Âmes, désirait vivement aller lui-même propager la foi chez les peuplades inconnues ; ses conversions de Chinois et de Sauvages devaient (c’était là son rêve) lui valoir un jour un bel évêché.
2
Envoyé en Océanie, il débute par une île encore inexplorée, l’île de Kakao-Li, habitée par la terrible tribu des Nez-Percés. Il prêche le Christ aux Sauvages ; mais ceux-ci, n’appréciant le missionnaire qu’au point de vue du bifteck, brandissent leurs massues et s’emparent de l’abbé à titre de provision.
3
La perspective de la broche n’ayant rien d’agréable, l’abbé Beaupiton s’efforce de divertir ses geôliers afin de retarder le plus possible le moment fatal. Un chahut émérite, souvenir de sa jeunesse d’étudiant, exécuté devant la reine Gratte-Nombril, lui gagne le cœur de cette princesse et lui vaut sa grâce.
4
La passion de la reine pour le chahut est telle que Beaupiton, épousé solennellement, devient roi des Nez-Percés. Il se fait tatouer, s’huile le corps, et, à la tête de son peuple, il administre une raclée formidable aux Têtes-de-Pioches, qui se permettaient des incursions sur le territoire de Kakao-Li.
5
Après la victoire, le triomphateur Beaupiton, couvert des dépouilles des ennemis, est invité par sa gracieuse épouse et souveraine à manger une côtelette de nègre. Vers la fin du repas, la belle Gratte-Nombril lui dit :
— « Eh bien, grand nigaud, toi qui ne voulais pas y goûter, tu vois bien que c’est fameux ! »
6
Beaupiton, toujours curé quoique roi sauvage, ne tarde pas à avoir une révélation. Il écrit à l’Œuvre du Rachat des Âmes, et la conséquence de sa lettre est que deux jeunes séminaristes, accompagnés des bénédictions de leur vieux supérieur, prennent le prochain bateau pour se rendre à Kakao-Li.
7
Les deux jeunes abbés débarquent sur le rivage de l’île océanienne et sont accueillis avec effusion par leur vénéré collègue Beaupiton qui, vu la circonstance, a revêtu sa soutane des anciens jours, « Soyez les bienvenus, leur dit-il, j’ai une politesse à rendre à la reine ; chers amis, vous arrivez bien à propos. ».
8
En effet, le bon missionnaire, reprenant son rôle de roi anthropophage, fait constater à la charmante Gratte-Nombril, son épouse, la différence qui existe entre le bifteck de visage pâle et le bifteck de nègre. Les deux souverains décident donc qu’il y a lieu de s’approvisionner désormais de biftecks blancs.
9
On lit dans les Annales de la Propagation de la Foi, journal des vieilles dévotes sensibles :
« La mission fondée en Océanie par l’abbé Beaupiton est en pleine prospérité. Tous les jours l’Œuvre du Rachat des Âmes expédie à Kakao-Li des jeunes séminaristes qui ont peine à suffire à la prédication et sont très goûtés des naturels du pays. »