L’abbé reprenant la parole, tandis que Beppa offrait à Zuzuf un sorbet : Je ne me chargerai pas de vous raconter exactement, dit-il, ce qui se passa aux îles Curzolari après le départ d’Orio Soranzo. Je pense que notre ami Zuzuf ne s’en est guère informé, et que, d’ailleurs, chacun de nous peut l’imaginer. Quand la garnison, les matelots et les gens de service se virent abandonnés par le gouverneur, sans autre asile que la galère et les huttes de pêcheurs éparses sur la rive, ils durent s’irriter et s’effrayer de leur position, et rester indécis entre le désir d’aller chercher un refuge à Céphalonie, et la crainte d’agir sans ordres, contrairement aux intentions de l’amiral. Nous savons qu’heureusement pour eux, Mocenigo arriva avec son escadre, dans la soirée même. Mocenigo était muni de pouvoirs assez étendus pour couper court à cette situation pénible. Après avoir constaté et enregistré les évènemens qui venaient d’avoir lieu, il fit rembarquer tous les Vénitiens qui se trouvaient à Curzolari, et donnant le commandement du seul navire qui leur restât au plus ancien officier en grade, il porta ses forces, moitié sur Téaki, moitié sur les côtes de Lépante. Mais ce qui causa une grande surprise à Mocenigo, ce fut d’avoir vainement exploré les ruines de San-Silvio, vainement soumis à une sorte d’enquête tous ceux qui s’y trouvaient lorsque l’incendie éclata, et tous ceux qui furent témoins de l’embarquement et de la fuite de Soranzo, sans pouvoir recueillir aucun renseignement certain sur le sort de Giovanna Morosini, de Léontio et de Mezzani. Selon toute vraisemblance, ces deux derniers avaient péri dans l’incendie, car ils n’avaient point reparu depuis, et certes, ils l’eussent fait, s’ils eussent pu échapper au désastre. Mais le sort de la signora Soranzo restait enveloppé de mystère. Les uns étaient persuadés, d’après les dernières paroles que le gouverneur avait dites en partant, qu’elle avait été victime du feu, les autres (et c’était le grand nombre) pensaient que ces paroles même, dans la bouche d’un homme aussi dissimulé, prouvaient le contraire de ce qu’il avait voulu donner à croire. La signora, selon eux, avait été la première soustraite au danger et conduite à bord de sa galère. Le trouble qui régnait alors pouvait expliquer comment personne ne se souvenait de l’avoir vue sortir du donjon et de l’île. Sans doute, Orio avait eu des raisons particulières pour la garder cachée à son bord, à l’heure du départ ; l’horreur qu’il avait depuis long-temps pour cette île, et son irrésistible désir de la quitter, avaient pu l’engager à feindre un grand désespoir par suite de la mort de sa femme, afin de fournir une excuse à son départ précipité, à l’abandon de sa charge, à la violation de tous ses devoirs militaires. Mocenigo ayant épuisé tous les moyens d’éclaircir ces faits, procéda à l’embarquement et au départ. Mais il ne s’établit dans sa nouvelle position qu’après avoir envoyé à Morosini un avis pressant, afin qu’il eût à s’informer promptement de sa nièce dans Venise, où l’on présumait que le déserteur Soranzo l’avait ramenée.

Pour vous, qui savez quelle était la véritable position de Soranzo, vous seriez portés à croire, au premier aperçu, que, maître de trésors si chèrement acquis, ayant tout à craindre s’il retournait à Venise, il cingla vers d’autres parages, et alla chercher une terre neutre où la preuve de ses forfaits ne pût jamais venir le troubler dans la jouissance de ses richesses. Pourtant il n’en fut rien, et l’audace de Soranzo, en cette circonstance, couronna toutes ses autres impudences. Soit que les ames lâches aient un genre de courage désespéré qui n’est propre qu’à elles, soit que la fatalité que notre ami Zuzuf invoque pour expliquer tous les évènemens humains, condamne les grands criminels à courir d’eux-mêmes à leur perte, il est à remarquer que ces infâmes perdent toujours le fruit de leurs coupables travaux, pour n’avoir pas su s’arrêter à temps.

Ce que Morosini ignorait encore, c’est que la dot de sa nièce avait été dévorée, en grande partie, dans les trois premiers mois de son mariage avec Soranzo. Soranzo, aux yeux de qui la bienveillance de l’amiral était la clé de tous les honneurs et de tous les pouvoirs de la république, avait tenu, par-dessus tout, à réparer la perte de cette fortune, et le moyen le plus prompt lui ayant paru le meilleur, au lieu de chasser les pirates, nous avons vu qu’il s’était entendu avec eux pour dépouiller les navires du commerce de toutes les nations. Une fois lancé dans cette voie, des profits rapides, certains, énormes, lui avaient causé tant de surprise et d’enivrement, qu’il n’avait pu s’arrêter. Non content de protéger la piraterie par sa neutralité, et de prélever en secret son droit sur les prises, il voulut bientôt mettre à profit ses talens, sa bravoure et l’espèce de fanatisme qu’il avait su inspirer à ces bandits, à la première vue, pour augmenter ses bénéfices infâmes. Tant qu’à risquer son honneur et sa vie, avait-il dit à Mezzani et à Léontio, ses complices (et on doit le dire, ses provocateurs au crime), il faut frapper les grands coups et risquer le tout pour le tout. Son audace lui réussit, il commanda les pirates, les guida, les enrichit, et jaloux de conserver sur eux un ascendant qui pouvait un jour lui devenir utile, il les renvoya avec leur chef Hussein, tous contens de sa probité et de sa libéralité. Avec eux, il se conduisit en grand seigneur vénitien, ayant déjà une assez belle part au butin pour se montrer généreux, et comptant d’ailleurs se dédommager sur les parts du renégat, du commandant et du lieutenant, dont il regardait la vie comme incompatible avec la sienne propre. Une étoile maudite dans le ciel sembla présider à son destin dans toute cette entreprise, et protéger ses effrayans succès. Vous allez voir que cette puissance infernale le porta encore plus loin sur sa roue brûlante.

Quoique Soranzo eût quadruplé la somme qu’il avait désirée, tous les trésors de l’univers n’étaient rien pour lui sans une Venise pour les y verser. Dans ce temps-là, l’amour de la patrie était si âpre, si vivace, qu’il se cramponnait à tous les cœurs, aux plus vils comme aux plus nobles ; et vraiment il n’y avait guère de mérite alors à aimer Venise ! Elle était si belle, si puissante, si joyeuse ! c’était une mère si bonne à tous ses enfans, une amante si passionnée de toutes leurs gloires ! Venise avait de telles caresses pour ses guerriers triomphans, de telles fanfares éclatantes pour leur bravoure, des louanges si fines et si délicates pour leur prudence, des délices si recherchées pour récompenser leurs moindres services ! nulle part on ne pouvait retrouver d’aussi belles fêtes, goûter une aussi charmante paresse, se plonger à loisir, aujourd’hui dans un tourbillon aussi brillant, demain dans un repos aussi voluptueux. C’était la plus belle ville de l’Europe, la plus corrompue et la plus vertueuse en même temps. Les justes y pouvaient tout le bien, et les pervers tout le mal. Il y avait du soleil pour les uns et de l’ombre pour les autres ; de même qu’il y avait de sages institutions et de touchantes cérémonies pour proclamer les nobles principes, il y avait aussi des souterrains, des inquisiteurs et des bourreaux pour maintenir le despotisme et assouvir les passions cachées. Il y avait des jours d’ovation pour la vertu et des nuits de débauches pour le vice, et nulle part, sur la terre, des ovations si enivrantes, des débauches si poétiques. Venise était donc la patrie naturelle de toutes les organisations fortes, soit dans le bien, soit dans le mal. Elle était la patrie nécessaire, irrépudiable, de quiconque l’avait connue !

Orio comptait donc jouir de ses richesses à Venise et non ailleurs. Il y a plus, il voulait en jouir avec tous les priviléges du sang, de la naissance et de la réputation militaire. Orio n’était pas seulement cupide, il était vain au-delà de toute expression. Rien ne lui coûtait (vous avez vu quels actes de courage et de lâcheté !) pour cacher sa honte et garder le renom d’un brave. Chose étrange ! malgré son inaction apparente à San-Silvio, malgré les charges que les faits élevaient contre lui, malgré les accusations qu’un seul cheveu avait tenues suspendues sur sa tête, enfin malgré la haine qu’il inspirait, il n’avait pas un seul accusateur parmi tous les mécontens qu’il avait laissés dans l’île. Nul ne le soupçonnait d’avoir pris part ou donné protection volontaire à la piraterie ; et à toutes les bizarreries de sa conduite depuis l’affaire de Patras, on donnait pour explication et pour excuse le chagrin et la maladie. Il n’est si grand capitaine et si brave soldat, disait-on, qui, après un revers, ne puisse perdre la tête.

Soranzo pouvait donc se débarrasser des inconvéniens de la maladie mentale à la première action d’éclat qui se présenterait, et comme cette maladie, inventée par Léontio, moitié pour le sauver, moitié pour le perdre au besoin, était la meilleure de toutes les explications dans la nouvelle circonstance, Orio se promit d’en tirer parti. Il eut donc l’insolente idée d’aller sur-le-champ à Corfou trouver Morosini et de se montrer, à lui et à toute l’armée, sous le coup d’un désespoir profond et d’une consternation voisine de l’idiotisme. Cette comédie fut si promptement conçue et si merveilleusement exécutée, que toute l’armée en fut dupe ; l’amiral pleura avec son gendre la mort de Giovanna et finit par chercher à le consoler. La douleur de Soranzo sembla bien légitime à tous ceux qui avaient connu Giovanna Morosini, et tous la tinrent pour sacrée, personne n’osant plus blâmer sa conduite et chacun craignant de montrer un cœur sans générosité, s’il refusait sa compassion à une si grande infortune. Il se fit garder comme fou pendant huit jours ; puis, quand il parut retrouver sa raison, il exprima un si profond dégoût de la vie, un si entier détachement des choses de ce monde, qu’il ne parla de rien moins que d’aller se faire moine. Au lieu de censurer son gouvernement et de lui ôter son rang dans l’armée, le généreux Morosini fut donc forcé de lui témoigner une tendre affection et de lui offrir un rang plus élevé encore, dans l’espoir de le réconcilier avec la gloire et par conséquent avec l’existence. Soranzo, se promettant bien de profiter de ces offres en temps et lieu, feignit de les repousser avec exaspération, et il prit cette occasion pour colorer adroitement sa conduite à San-Silvio. — À moi des distinctions ! à moi des honneurs et les fumées de la gloire ! s’écria-t-il ; noble Morosini, vous n’y songez pas. N’est-ce pas cette funeste ambition d’un jour qui a détruit le bonheur de toute ma vie ? Nul ne peut servir deux maîtres ; mon ame était faite pour l’amour et non pour l’orgueil. Qu’ai-je fait en écoutant la voix menteuse de l’héroïsme ? J’ai détruit le repos et la confiance de Giovanna ; je l’ai arrachée à la sécurité de sa vie calme et modeste ; je l’ai attirée au milieu des orages, dans une prison suspendue entre le ciel et l’onde, où bientôt sa santé s’est altérée ; et, à la vue de ses souffrances, mon ame s’est brisée, j’ai perdu toute énergie, toute mémoire, tout talent. Absorbé par l’amour, consterné par la crainte de voir périr celle que j’aimais, j’ai oublié que j’étais un guerrier pour me rappeler seulement que j’étais l’époux et l’amant de Giovanna. Je me suis déshonoré peut-être, je l’ignore ; que m’importe ? Il n’y a pas de place en moi pour d’autres chagrins. — Ces infâmes mensonges eurent un tel succès, que Morosini en vint à chérir Soranzo de toute la chaleur de son ame grande et candide. Lorsque la douleur de son neveu lui parut calmée, il voulut le ramener à Venise où les affaires de la république l’appelaient lui-même. Il le prit donc sur sa propre galère, et durant le voyage il fit les plus généreux efforts pour rendre le courage et l’ambition à celui qu’il appelait son fils.

La galère de Soranzo, objet de toute sa secrète sollicitude, marchait de conserve avec celles qui portaient Morosini et sa suite. Vous pensez bien que sa maladie, son désespoir et sa folie n’avaient pas empêché Soranzo de couver de l’œil, à toute heure, sa chère galéotte lestée d’or. Naam, le seul être auquel il pût se fier autant qu’à lui-même, était assise à la proue, attentive à tout ce qui se passait à son bord et à celui de l’amiral. Naam était profondément triste ; mais son amour avait résisté à ces terribles épreuves. Soit que Soranzo eût réussi à la tromper comme les autres, soit qu’une douleur réelle, suite et châtiment de sa feinte douleur, se fût emparée de lui, Naam avait cru lui voir répandre de véritables larmes ; les accès de son délire l’avaient effrayée. Elle savait bien qu’il mentait aux hommes, mais elle ne pouvait imaginer qu’il voulût mentir à elle aussi, et elle crut à ses remords. Et puis, par quels odieux artifices Soranzo, sentant combien le dévouement de Naam lui était nécessaire, n’avait-il pas cherché à reprendre sur elle son premier ascendant ? Il avait essayé de lui faire comprendre le sentiment de la jalousie chez les femmes européennes, et à lui inspirer une haine posthume pour Giovanna ; mais là, il avait échoué. L’ame de Naam, rude et puissante jusqu’à la férocité, était trop grande pour l’envie ou la vengeance ; le destin était son dieu. Elle était implacable, aveugle, calme comme lui.

Mais ce que Soranzo réussit à lui persuader, c’est que Giovanna avait découvert son sexe, et qu’elle avait blâmé sévèrement son époux d’avoir deux femmes. Dans notre religion, disait-il, c’est un crime que la loi punit de mort, et Giovanna n’eût pas manqué de s’en plaindre aux souverains de Venise. Il eût donc fallu te perdre, Naam ! Forcé de choisir entre mes deux femmes, j’ai immolé celle que j’aimais le moins. — Naam répondait qu’elle se serait immolée elle-même, plutôt que de consentir à voir Giovanna périr pour elle ; mais Orio voyait bien que ses dernières impostures étaient les seules qui pussent trouver le côté faible de la belle Arabe. Aux yeux de Naam, l’amour excusait tout ; et puis, elle n’avait plus la force de juger Soranzo en le voyant souffrir, car il souffrait en effet.

On dit de certains êtres dégradés dans l’humanité que ce sont des bêtes féroces. Ceci est une métaphore, car ces prétendues bêtes féroces sont encore des hommes et commettent le crime à la manière des hommes, sous l’impulsion de passions humaines et à l’aide de calculs humains. Je crois donc au remords, et la fierté des meurtriers qui vont à l’échafaud d’un air indifférent ne m’en impose pas. Il y a beaucoup d’orgueil et de force dans la plupart de ces êtres, et parce que la foule ne voit en eux ni larmes, ni terreur, ni paroles humbles, ni aucun témoignage extérieur, il n’est pas prouvé que tous ces phénomènes du repentir et du désespoir ne se produisent pas au dedans, et qu’il ne s’opère pas, dans les entrailles du pécheur le plus endurci en apparence, une expiation terrible dont l’éternelle justice peut se contenter. Quant à moi, je sais que si j’avais commis un crime, je porterais nuit et jour un brasier ardent dans ma poitrine ; mais il me semble que je pourrais le cacher aux hommes, et que je ne croirais pas me réhabiliter à mes propres yeux, en pliant le genou devant des juges et des bourreaux.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’Orio, ne fût-ce que par suite d’une grande irritation nerveuse, comme vous dirait tout simplement notre ami Acrocéronius, était en proie à des crises très rudes. Il s’éveillait la nuit au milieu des flammes ; il entendait les blasphèmes et les plaintes de ses victimes ; il voyait le regard, le dernier regard, doux, mais terrifiant, de Giovanna expirante, et les hurlemens même de son chien au dernier acte de l’incendie étaient restés dans son oreille. Alors des sons inarticulés sortaient de sa poitrine, et les gouttes d’une sueur froide coulaient sur son front. Le poète immortel qui s’est plu à faire de lui l’imposant personnage de Lara, vous a peint ces terribles épilepsies du remords sous des couleurs inimitables ; et si vous voulez vous représenter Soranzo voyant passer devant ses yeux le spectre de Giovanna, relisez les stances qui commencent ainsi :

T’was midnight, — all was slumber ; the lone light
Dimm’d in the lamp, as loth to break the night.
Hark ! there be murmurs heard in Lara’s hall, —
A Sound, — a voice, — a shriek, — a fearful call !
A long, loud shriek…

— Si tu nous récites le poème de Lara, dit Beppa en arrêtant l’inspiration de l’abbé, espères-tu que nous écouterons le reste de ton histoire ?

— Hâtez-vous donc d’oublier Lara, s’écria l’abbé, et daignez accepter dans Orio la laide vérité.

Un an s’était écoulé depuis la mort de Giovanna. Il y avait un grand bal au palais Rezzonico, et voici ce qui se disait dans un groupe élégamment posé dans une embrasure de fenêtre, moitié dans le salon de jeu, moitié sur le balcon.

— Vous voyez bien que la mort de Giovanna Morosini n’a pas tellement bouleversé l’existence d’Orio Soranzo, qu’il ne se souvienne de ses anciennes passions. Voyez-le ! A-t-il jamais joué avec plus d’âpreté ?

— Et l’on dit que, depuis le commencement de l’hiver, il joue ainsi.

— C’est la première fois, quant à moi, dit une dame, que je le vois jouer depuis son retour de Morée.

— Il ne joue jamais, reprit-on, en présence du Péloponésiaque (c’était le nom qu’on donnait alors au grand Morosini en l’honneur de sa troisième campagne contre les Turcs, la plus féconde et la plus glorieuse de toutes) ; mais on assure qu’en l’absence du respectable oncle, il se conduit comme un méchant écolier. Sans qu’il y paraisse, il a perdu déjà des sommes immenses. Cet homme est un gouffre.

— Il faut qu’il gagne au moins autant qu’il perd, car je sais de source certaine qu’il avait perdu presque en entier la dot de sa femme, et qu’à son retour de Corfou, au printemps dernier, il arriva chez lui juste au moment où les usuriers auxquels il avait eu affaire, ayant appris la mort de Monna Giovanna, s’abattaient comme une volée de corbeaux sur son palais, et procédaient à l’estimation de ses meubles et de ses tableaux. Orio les traita de l’air indigné et du ton superbe d’un homme qui a de l’argent. Il chassa lestement cette vermine, et trois jours après on assure qu’ils étaient tous à plat ventre devant lui, parce qu’il avait tout payé, intérêts et capitaux.

— Eh bien ! je vous réponds, moi, qu’ils auront leur revanche, et qu’avant peu Orio invitera quelques-uns de ces vénérables Israélites à déjeuner avec lui, sans façon, dans ses petits appartemens. Quand on voit deux dés dans la main de Soranzo, on peut dire que la digue est ouverte, et que l’Adriatique va couler à pleins bords dans ses coffres et sur ses domaines.

— Pauvre Orio ! dit la dame. Comment avoir le courage de le blâmer ? Il cherche ses distractions où il peut. Il est si malheureux !

— Il est à remarquer, dit avec dépit un jeune homme, que messer Orio n’a jamais joui plus pleinement du privilége d’intéresser les femmes. Il semble qu’elles le chérissent toutes, depuis qu’il ne s’occupe plus d’elles.

— Sait-on bien s’il ne s’en occupe plus ? reprit la signora avec un air de charmante coquetterie.

— Vous vous vantez, madame, dit l’amant raillé : Orio a dit adieu aux vanités de ce monde. Il ne cherche plus la gloire dans l’amour, mais le plaisir dans l’ombre. Si les hommes ne se devaient entre eux le secret sur certains crimes qu’ils sont tous plus ou moins capables de commettre, je vous dirais le nom des beautés non cruelles dans le sein desquelles Orio pleure la trop adorée Giovanna.

— Ceci est une calomnie, j’en suis certaine, s’écria la dame. Voilà comme sont les hommes. Ils se refusent les uns aux autres la faculté d’aimer noblement, afin de se dispenser d’en faire preuve, ou bien afin de faire passer pour sublime le peu d’ardeur et de foi qu’ils ont dans l’ame. Moi, je vous soutiens que si cette contenance muette et cet air sombre sont, de la part de Soranzo, un parti pris pour se rendre aimable, c’est le bon moyen. Lorsqu’il faisait la cour à tout le monde, j’eusse été humiliée qu’il eût des regards pour moi ; aujourd’hui c’est bien différent : depuis que nous savons que la mort de sa femme l’a rendu fou, qu’il est retourné à la guerre cette année, dans l’unique dessein de s’y faire tuer, et qu’il s’est jeté comme un lion devant la gueule de tous les canons sans pouvoir rencontrer la mort qu’il cherchait, nous le trouvons plus beau qu’il ne le fut jamais ; et quant à moi, s’il me faisait l’honneur de demander à mes regards ce bonheur auquel il semble avoir renoncé sur la terre…, j’en serais flattée peut-être !

— Alors, madame, dit l’amant plein de dépit, il faut que le plus dévoué de vos amis se charge d’informer Soranzo du bonheur qui lui sourit, sans qu’il s’en doute.

— Je vous prierais de vouloir bien me rendre ce petit service, répondit-elle d’un air léger, si je n’étais à la veille de m’attendrir en faveur d’un autre.

— À la veille, madame ?

— Oui, en vérité, j’attends depuis six mois le lendemain de cette veille-là. Mais qui entre ici ? quelle est cette merveille de la nature ?

— Dieu me pardonne, c’est Argiria Ezzelini, si grandie, si changée depuis un an que son deuil la tient enfermée loin des regards, que personne ne reconnaît plus dans cette belle femme l’enfant du palais Memmo.

— C’est certainement la perle de Venise, dit la dame qui n’eut garde de céder la partie aux petites vengeances de son amant ; et pendant un quart d’heure elle renchérit avec effusion sur les éloges qu’il affecta de donner à la beauté sans égale d’Argiria.

Il est vrai de dire qu’Argiria méritait l’admiration de tous les hommes et la jalousie de toutes les femmes. La grâce et la noblesse présidaient à ses moindres mouvemens. Sa voix avait une suavité enchanteresse, et je ne sais quoi de divin brillait sur son front large et pur. À peine âgée de quinze ans, elle avait la plus belle taille que l’on pût admirer dans tout le bal ; mais ce qui donnait à sa beauté un caractère unique, c’était un mélange indéfinissable de tristesse douce et de fierté timide. Son regard semblait dire à tous : Respectez ma douleur et n’essayez ni de me distraire, ni de me plaindre.

Elle avait cédé au désir de sa famille, en reparaissant dans le monde ; mais il était aisé de voir combien cet effort sur elle-même lui était pénible. Elle avait aimé son frère avec l’enthousiasme d’une amante et la chasteté d’un ange. Sa perte avait fait d’elle, pour ainsi dire, une veuve, car elle avait vécu avec la douce certitude qu’elle avait un appui, un confident, un protecteur humble et doux avec elle, ombrageux et sévère avec tous ceux qui l’approcheraient ; et maintenant elle était seule dans la vie, elle n’osait plus se livrer aux purs instincts de bonheur qui font la jeunesse de l’ame. Elle n’osait, pour ainsi dire, plus vivre, et si un homme la regardait ou lui adressait la parole, elle était effrayée en secret de ce regard et de cette parole qu’Ezzelin ne pouvait plus recueillir et scruter avant de les laisser arriver jusqu’à elle. Elle s’entourait donc d’une extrême réserve, se méfiant d’elle-même et des autres, et sachant donner à cette méfiance un aspect touchant et respectable.

La jeune dame qui avait parlé d’elle avec tant d’admiration, voulut dépiter son amant jusqu’au bout, et, s’approchant d’Argiria, elle lia conversation avec elle. Bientôt tout le groupe qui s’était formé sur le balcon auprès de la dame, se reforma autour de ces deux beautés, et se grossit assez pour que la conversation devînt générale. Au milieu de tous ces regards dont elle était vraiment le centre d’attraction, Argiria souriait de temps en temps d’un air mélancolique au brillant caquetage de son interlocutrice. Peut-être celle-ci espérait-elle l’écraser par là et l’emporter à force d’esprit et de gentillesse sur le prestige de cette beauté calme et sévère. Mais elle n’y réussissait pas ; l’artillerie de la coquetterie était en pleine déroute devant cette puissance de la vraie beauté, de la beauté de l’ame, revêtue de la beauté extérieure.

Durant cette causerie, le salon de jeu avait été envahi par les femmes aimables et les hommes galans. La plupart des joueurs auraient craint de manquer de savoir-vivre, en n’abandonnant pas les cartes pour l’entretien des femmes, et les véritables joueurs s’étaient resserrés autour d’une seule table, comme une poignée de braves se retranchent dans une position forte pour une résistance désespérée. De même qu’Argiria Ezzelini était le centre du groupe élégant et courtois, Orio Soranzo, cloué à la table de jeu, était le centre et l’ame du groupe avide et passionné. Bien que les siéges se touchassent presque, bien que dans le dos à dos des causeurs et des joueurs, il y eût place à peine pour le balancement des plumes et le développement des gestes, il y avait tout un monde entre les préoccupations et les aptitudes de ces deux races distinctes d’hommes aux mœurs faciles et d’hommes à instincts farouches. Leurs attitudes et l’expression de leurs traits se ressemblaient aussi peu que leurs discours et leur occupation. Argiria, écoutant les propos joyeux, ressemblait à un ange de lumière ému des misères de l’humanité. Orio, en agitant dans ses mains l’existence de ses amis et la sienne propre, avait l’air d’un esprit de ténèbres, riant d’un rire infernal, au sein des tortures qu’il éprouvait et qu’il faisait éprouver.

Naturellement, la conversation du nouveau groupe élégant se rattacha à celle qui avait été interrompue sur le balcon par l’entrée d’Argiria. L’amour est toujours l’ame des entretiens où les femmes ont part. C’est toujours avec le même intérêt et la même chaleur que les deux sexes débattent ce sujet, dès qu’ils se rencontrent en champ clos, et cela dure, je crois, depuis le temps où la race humaine a su exprimer ses idées et ses sentimens par la parole. Il y a de merveilleuses nuances dans l’expression des diverses théories qui se discutent, selon l’âge et selon l’expérience des opinans et des auditeurs. Si chacun était de bonne foi dans ces déclarations si diverses, un esprit philosophique pourrait, je n’en doute pas, d’après l’exposé des facultés aimantes, prendre la mesure des facultés intellectuelles et morales de chacun. Mais personne n’est sincère sur ce point. En amour chacun a son rôle étudié d’avance, et approprié aux sympathies de ceux qui écoutent. Ainsi, soit dans le mal, soit dans le bien, tous les hommes se vantent. Dirai-je des femmes que… ?

— Rien du tout, interrompit Beppa, car un abbé ne doit pas les connaître.

— Argiria, continua l’abbé en riant, s’abstint de se mêler à la discussion, dès qu’elle s’anima, et surtout dès que le sujet proposé à l’analyse de la noble compagnie eut été nommé par la dame du balcon. Le nom qui fut prononcé fit monter le sang à la figure de la belle Ezzelini, puis une pâleur mortelle redescendit aussitôt de son front jusqu’à ses lèvres. L’interlocutrice était trop enivrée de son propre babil pour y prendre garde. Il n’est rien de plus indiscret et de moins délicat que les gens à réputation d’esprit. Pourvu qu’ils parlent, peu leur importe de blesser ceux qui les écoutent ; ils sont souverainement égoïstes et ne regardent jamais dans l’ame d’autrui l’effet de leurs paroles, habitués qu’ils sont à ne produire jamais d’effet sérieux, et à se voir pardonner toujours le fond en faveur de la forme. La dame devint de plus en plus pressante, elle croyait toucher à son triomphe, et, non contente du silence d’Argiria qu’elle imputait à l’absence d’esprit, elle voulait lui arracher quelqu’une de ces niaises réponses, toujours si inconvenantes dans la bouche des jeunes filles, lorsque leur ignorance n’est pas éclairée et sanctifiée par la délicatesse du tact et par la prudence de la modestie. — Allons, ma belle signorina, dit la perfide admiratrice, prononcez-vous sur ce cas difficile. La vérité est, dit-on, dans la bouche des enfans, à plus forte raison dans celle des anges. Voici la question : un homme peut-il être inconsolable de la perte de sa femme, et messer Orio Soranzo sera-t-il consolé l’an prochain ? Nous vous prenons pour arbitre et attendons de vous un oracle.

Cette interpellation directe et tous les regards qui s’étaient portés à la fois sur elle, avaient causé un grand trouble à la belle Argiria. Mais elle se remit par un grand effort sur elle-même et répondit d’une voix un peu tremblante, mais assez élevée pour être entendue de tous :

— Que puis-je vous dire de cet homme que je hais et que je méprise ? Vous ignorez sans doute, madame, que je vois en lui l’assassin de mon frère.

Cette réponse tomba comme la foudre, et chacun se regarda en silence. On avait eu soin de parler de Soranzo à mots couverts et de ne le nommer qu’à voix basse. Tout le monde savait qu’il était là, et Argiria seule, quoique assise à deux pas de lui, entourée qu’elle était de têtes avides d’approcher de la sienne, ne l’avait pas vu.

Soranzo n’avait rien entendu de la conversation. Il tenait les dés, et toutes les précautions qu’on prenait étaient fort inutiles. On eût pu lui crier son nom aux oreilles, il ne s’en fût pas aperçu : il jouait ! Il touchait à la crise d’une partie dont l’enjeu était si énorme, que les joueurs se l’étaient dit tout bas pour ne pas manquer aux convenances. Le jeu étant alors livré à toute la censure des gens graves et même à des proscriptions légales, les maîtres de la maison priaient leurs hôtes de s’y livrer modérément. Orio était pâle, froid, immobile. On eût dit un mathématicien cherchant la solution d’un problème. Il possédait ce calme impassible et cette dédaigneuse indifférence qui caractérisent les grands joueurs. Il ne savait seulement pas que la salle s’était remplie de personnes étrangères au jeu, et le paradis de Mahomet se prosternant en masse devant lui, ne lui eût pas seulement fait lever les yeux. D’où vient donc que les paroles de la belle Argiria le réveillèrent tout à coup de sa léthargie, et le firent bondir comme s’il eût été frappé d’un coup de poignard ? Il est des émotions mystérieuses et d’inexplicables mobiles qui font vibrer les cordes secrètes de l’ame. Argiria n’avait prononcé ni le nom d’Orio ni celui d’Ezzelin. Mais ces mots d’assassin et de frère révélèrent comme par magie, au coupable, qu’il était question de lui et de sa victime. Il n’avait pas vu Argiria, il ne savait pas qu’elle fût près de lui ; comment put-il comprendre tout à coup que cette voix était celle de la sœur d’Ezzelin ? Il le comprit, voilà ce que chacun vit sans pouvoir l’expliquer. Cette voix enfonça un fer rouge dans ses entrailles. Il devint pourpre, et, se levant par une commotion électrique, il jeta son cornet sur la table, et la repoussa si rudement, qu’elle faillit tomber sur son adversaire. Celui-ci se leva aussi, se croyant insulté. — Que fais-tu donc, Orio ? s’écria un des associés au jeu de Soranzo qui n’avait pas laissé détourner son attention par cette scène, et qui jeta sa main sur les dés pour les conserver sur leur face. Tu gagnes, mon cher, tu gagnes ! J’en appelle à tous ! Sonnez !

Orio n’entendit pas. Il resta debout, la face tournée vers le groupe d’où la voix d’Argiria était partie ; sa main appuyée sur le dossier de sa chaise lui imprimait un tremblement convulsif ; il avait le cou tendu en avant et raidi par l’angoisse ; ses yeux hagards lançaient des flammes. En voyant surgir, au-dessus des têtes consternées de l’auditoire, cette tête livide et menaçante, Argiria eut peur et se sentit prête à défaillir. Mais elle vainquit cette première impression ; et, se levant, elle affronta le regard d’Orio avec une constance foudroyante. Orio avait dans la physionomie, dans les yeux surtout, quelque chose de pénétrant dont l’effet, tantôt séduisant et tantôt terrible, était le secret de son grand ascendant. Ezzelin avait été le seul être que ce regard n’eût jamais ni fasciné, ni intimidé, ni trompé. Dans la contenance de sa sœur, Orio retrouva la même incrédulité, la même froideur, la même révolte contre sa puissance magnétique. Il avait éprouvé tant de haine et de dépit contre Ezzelin, qu’il l’avait haï indépendamment de tout motif d’intérêt. Il l’avait haï pour lui-même, par instinct, par nécessité, parce qu’il avait tremblé devant lui, parce que, dans cette nature calme et juste, il avait senti une force écrasante, devant laquelle toute la puissance de son astuce avait échoué. Depuis qu’Ezzelin n’était plus, Orio se croyait le maître du monde ; mais il le voyait toujours dans ses rêves, lui apparaissant comme un vengeur de la mort de Giovanna. En cet instant, il crut rêver tout éveillé. Argiria ressemblait prodigieusement à son frère ; elle avait aussi quelque chose de lui dans la voix, car la voix d’Ezzelin était remarquablement suave. Cette belle fille, vêtue de blanc et pâle comme l’hermine de son corsage, lui fit l’effet d’un de ces spectres du sommeil qui nous présentent deux personnes différentes confondues dans une seule. C’était Ezzelin dans un corps de femme ; c’étaient Ezzelin et Giovanna tout ensemble ; c’étaient ses deux victimes associées. Orio fit un grand cri, et tomba raide sur le carreau.

Ses amis se hâtèrent de le relever. — Ce n’est rien, dit son associé au jeu, il est sujet à ces accidens depuis la mort tragique de sa femme. Badoer, reprenez le jeu ; dans un instant je vous tiendrai tête, et dans une heure au plus Soranzo pourra donner revanche.

Le jeu continua comme si rien ne s’était passé. Zuliani et Gritti emportèrent Soranzo sur la terrasse. Le patron du logis, promptement informé de l’évènement, les y suivit avec quelques valets. On entendit des cris étouffés, des sons étranges et affreux. Aussitôt toutes les portes qui donnaient sur les balcons furent fermées précipitamment. Sans doute Soranzo était en proie à quelque horrible crise. Les instrumens reçurent l’ordre de jouer, et les sons de l’orchestre couvrirent ces bruits sinistres. Néanmoins l’épouvante glaça la joie dans tous les cœurs. Cette scène d’agonie, qu’une vitre et un rideau séparaient du bal, était plus hideuse dans les imaginations qu’elle ne l’eût été pour les regards. Plusieurs femmes s’évanouirent. La belle Argiria, profitant de la confusion où cette scène avait jeté l’assemblée, s’était retirée avec sa tante.

— J’ai vu, dit le jeune Mocenigo, périr à mes côtés, sur le champ de bataille, des centaines d’hommes qui valaient bien Soranzo ; mais dans la chaleur de l’action on est muni d’un impitoyable sang-froid. Ici l’horreur du contraste est telle, que je ne me souviens pas d’avoir été aussi troublé que je le suis.

On se rassembla autour de Mocenigo. On savait qu’il avait succédé à Soranzo dans le gouvernement du passage de Lépante, et il devait savoir beaucoup de choses sur les évènemens mystérieux et si diversement rapportés de cette phase de la vie d’Orio. On pressa de questions ce jeune officier ; mais il s’expliqua avec prudence et loyauté. — J’ignore, dit-il, si ce fut vraiment l’amour de sa femme ou quelque maladie du genre de celle dont nous voyons la gravité, qui causa l’étrange incurie de Soranzo durant son gouvernement de Curzolari. Quoi qu’il en soit, le brave Ezzelin a été massacré, avec tout son équipage, à trois portées de canon du château de San-Silvio. Ce malheur eût dû être prévu et eût pu être empêché. J’ai peut-être à me reprocher la scène qui vient de se passer ici, car c’est moi qui, sommé par la signora Memmo de donner à cet égard des renseignemens certains, lui ai rapporté les faits tels que je les ai recueillis de la bouche des témoins les plus sûrs.

— C’était votre devoir ! s’écria-t-on.

— Sans doute, reprit Mocenigo, et je l’ai rempli avec la plus grande impartialité. La signora Memmo, et avec elle toute sa famille, a cru devoir garder le silence. Mais la jeune sœur du comte n’a pu modérer la véhémence de ses regrets. Elle est dans l’âge où l’indignation ne connaît point de ménagemens et la douleur point de bornes. Toute autre qu’elle eût été blâmable aujourd’hui de donner une leçon si dure à Soranzo. La grande affection qu’elle portait à son frère, et sa grande jeunesse, peuvent seules excuser cet emportement injuste. Soranzo…

— C’est assez parler de moi, dit une voix creuse à l’oreille de Mocenigo, je vous remercie.

Mocenigo s’arrêta brusquement. Il lui sembla qu’une main de plomb s’était posée sur son épaule. On remarqua sa pâleur subite et un homme de haute taille qui, après s’être penché vers lui, se perdit dans la foule. Est-ce donc Orio Soranzo déjà revenu à la vie ? s’écria-t-on de toutes parts. On se pressa vers le salon de jeu. Il était déjà encombré. Le jeu recommençait avec fureur. Orio Soranzo avait repris sa place et tenait les dés. Il était fort pâle ; mais sa figure était calme, et un peu d’écume rougeâtre au bord de sa moustache trahissait seule la crise dont il venait de triompher si rapidement. Il joua jusqu’au jour, gagna insolemment, quoique lassé de son succès, en véritable joueur avide d’émotions plus que d’argent ; il n’eut plus d’attention pour son jeu et fit beaucoup de fautes. Vers le matin il partit jurant contre la fortune qui ne lui était, disait-il, jamais favorable à propos. Puis il sortit à pied, oubliant sa gondole à la porte du palais, quoiqu’il fût chargé d’or à ne pouvoir se traîner, et regagna lentement sa demeure.

— Je crains qu’il ne soit encore malade, dit en le suivant des yeux Zuliani, qui était, sinon son ami (Orio n’en avait guère), du moins son assidu compagnon de plaisir. Il s’en va seul et lesté d’un métal dont le son attire plus que la voix des syrènes. Il fait encore sombre, les rues sont désertes, il pourrait faire quelque mauvaise rencontre. J’aurais regret à voir ces beaux sequins tomber dans des mains ignobles.

En parlant ainsi, Zuliani commanda à ses gens d’aller l’attendre avec sa gondole au palais de Soranzo, et, se mettant à courir sur ses traces, il l’atteignit au petit pont des barcaroles. Il le trouva debout contre le parapet, semant dans l’eau quelque chose qu’il regardait tomber avec attention. S’étant approché tout-à-fait, il vit qu’il semait dans le canaletto son or par poignées, avec un sérieux incroyable. Es-tu fou ? s’écria Zuliani en voulant l’arrêter ; et avec quoi joueras-tu demain, malheureux ?

— Ne vois-tu pas que cet or me gêne ? répondit Soranzo. Je suis tout en sueur pour l’avoir porté jusqu’ici ; je fais comme les navires près de sombrer, je jette ma cargaison à la mer.

— Mais voici, reprit Zuliani, un navire de bonne rencontre, qui va prendre à bord ta cargaison, et voguer de conserve avec toi jusqu’au port. Allons, donne-moi tes sequins et ton bras aussi, si tu es fatigué.

— Attends, dit Soranzo d’un air hébété, laisse-moi jeter encore quelques poignées de ces doges dans ce canal. J’ai découvert que c’était un plaisir très vif, et c’est quelque chose que de trouver un amusement nouveau !

— Corps de Christ ! que je sois damné si j’y consens ! s’écria Zuliani ; songe qu’une partie de cet or est à moi.

— C’est vrai, dit Orio en lui remettant tout ce qu’il avait sur lui, et, par Dieu ! il me prend fantaisie de te lever le pied et de te jeter avec la cargaison dans le canal. Je serai plus sûr de vous voir couler à fond tous les deux.

Zuliani se prit à rire, et comme ils se remettaient en marche :

— Tu es donc bien sûr de gagner demain, dit-il à son extravagant compagnon, que tu veux tout perdre aujourd’hui ?

— Zuliani ! répondit Orio après avoir marché quelques instans en silence, tu sauras que je n’aime plus le jeu.

— Qu’aimes-tu donc ? la torture ?

— Oh ! pas davantage ! dit Soranzo d’un ton sinistre et avec un affreux sourire ; je suis encore plus blasé là-dessus que sur le jeu !

— Par notre sainte mère l’inquisition ! tu m’effraies ! Aurais-tu affaire parfois, la nuit, au palais ducal ? Les familiers du saint-office t’invitent-ils quelquefois à souper avec le tourmenteur ? Es-tu de quelque conspiration ou de quelque secte, ou bien vas-tu voir écorcher de temps en temps pour ton plaisir ? Si tu es soupçonné de quoi que ce soit, dis-le-moi, et je te souhaite le bonjour ; car je n’aime ni la politique ni la scolastique, et les bas rouges du bourreau sont d’une nuance aiguë qui m’éblouit et m’affecte la vue.

— Tu es un sot, répondit Orio. Le bourreau dont tu parles, est un bel esprit mielleux, qui fait de fades sonnets. Il en est un qui connaît mieux son affaire, et qui vous écorche un homme bien plus lestement : c’est l’ennui. Le connais-tu ?

— Ah ! bon ! c’est une métaphore. Tu as l’humeur chagrine ce matin : c’est la suite de ton attaque de nerfs. Tu aurais dû boire un grand verre de vin de Chiros, pour chasser ces vapeurs.

— Le vin n’a plus de goût, Zuliani, et d’effet encore moins. Le sang de la vigne a gelé dans ses veines, et la terre n’est plus qu’un limon stérile, qui n’a même plus la force d’engendrer des poisons.

— Tu parles de la terre comme un vrai Vénitien. La terre est un amas de pierres taillées, sur lesquelles il pousse des hommes et des huîtres.

— Et des bavards insipides, reprit Orio en s’arrêtant. J’ai envie de t’assassiner, Zuliani.

— Pourquoi faire ? répondit gaiement celui-ci, qui ne soupçonnait pas à quel point Soranzo, rongé par une démence sanguinaire, était capable de se porter à un acte de fureur.

— Pardieu, répondit-il, ce serait pour voir s’il y a du plaisir à tuer un homme sans aucun profit.

— Eh bien ! reprit légèrement Zuliani, l’occasion n’y est point, car j’ai de l’or sur moi.

— Il est à moi ! dit Soranzo.

— Je n’en sais rien. Tu as jeté ta part dans le canaletto, et, quand nous ferons nos comptes tout à l’heure, il se trouvera peut-être que tu me dois. Ainsi ne me tue pas, car ce serait pour me voler, et cela n’aurait rien de neuf.

— Malheur à vous, monsieur, si vous avez l’intention de m’insulter ! s’écria Orio en saisissant son camarade à la gorge avec une fureur subite. Il ne pouvait croire que Zuliani parlât au hasard et sans intention. Les remords qui le dévoraient lui faisaient voir partout un danger ou un outrage, et, dans son égarement, il risquait à toute heure de se démasquer lui-même par crainte des autres.

— Ne serre pas si fort, lui dit tranquillement Zuliani, qui prenait tout ceci pour un jeu. Je ne suis pas encore brouillé avec le vin, et je tiens à ne pas laisser venir d’obstructions dans mon gosier.

— Comme le matin est triste ! dit Orio en le lâchant avec indifférence ; car il avait si souvent tremblé d’être découvert, qu’il était blasé sur le plaisir de se retrouver en sûreté, et ne s’en apercevait même plus. Le soleil est devenu aussi pâle que la lune ; depuis quelque temps, il ne fait plus chaud en Italie.

— Tu en disais autant l’été dernier en Grèce.

— Mais regarde comme cette aurore est laide et blafarde ! elle est d’un jaune bilieux.

— Eh bien, c’est une diversion à ces lunes de sang contre lesquelles tu déblatérais à Corfou : tu n’es jamais content. Le soleil et la lune ont encouru ta disgrace ; il ne faut s’étonner de rien, puisque tu te refroidis à l’endroit du jeu. Ah ça ! dis-moi donc s’il est vrai que tu ne l’aimes plus ?

— Est-ce que tu ne vois pas que depuis quelque temps je gagne toujours ?

— Et c’est là ce qui t’en dégoûte ? Changeons ! Moi, je ne fais que perdre, et je suis doublement blasé sur ce plaisir-là.

— Un joueur qui ne perd plus, un buveur qui ne s’enivre plus, c’est tout un, dit Orio.

— Orio ! si tu veux que je te le dise, tu es fou ; tu négliges ta maladie. Il faudrait te faire tirer du sang.

— Je n’aime plus le sang, répondit Orio préoccupé.

— Eh ! je ne te dis pas d’en boire ! reprit Zuliani impatienté.

Ils arrivèrent en ce moment au palais Soranzo. Leurs gondoles y étaient déjà rendues. Zuliani voulut conduire Orio jusqu’à sa chambre ; il pensait qu’il avait la fièvre, et craignait qu’il ne tombât dans l’escalier.

— Laisse-moi ! va-t-en ! dit Orio en l’arrêtant sur le seuil de son appartement. J’ai assez de toi.

— C’est bien réciproque, dit Zuliani en entrant malgré lui. Mais il faut que je me débarrasse de cet or, et que nous fassions notre partage.

— Prends tout ! Laisse-moi ! reprit Soranzo. Épargne-moi la vue de cet or ; je le déteste ! Je ne sais vraiment plus à quoi cela peut servir !

— Baste ! à tout ! s’écria Zuliani.

— Si on pouvait acheter seulement le sommeil ! dit Orio d’un ton lugubre. Et, prenant le bras de son camarade, il le mena jusqu’à un coin de sa chambre, où Naam, drapée dans un grand manteau de laine blanche, et couchée sur une peau de panthère, dormait si profondément, qu’elle n’avait pas entendu rentrer son maître. Regarde ! dit Orio à Zuliani.

— Qu’est-ce que cela ? reprit l’autre ; ton page égyptien ? Si c’était une femme, je te l’aurais déjà volée ; mais que veux-tu que j’en fasse ? Il ne parle pas chrétien, et je vivrais bien mille ans sans pouvoir comprendre un mot de sa langue de réprouvé.

— Regarde, bête brute ! dit Orio. Regarde ce front calme, cette bouche paisible, cet œil voilé sous ces longues paupières ! Regarde ce que c’est que le sommeil ; regarde ce que c’est que le bonheur !

— Bois de l’opium, tu dormiras de même, dit Zuliani.

— J’en boirais en vain, dit Orio. Sais-tu ce qui procure un si profond repos à cet enfant ? c’est qu’il n’a jamais possédé une seule pièce d’or.

— Ah ! que tu es fade et sentencieux ce matin, dit Zuliani en bâillant. Allons ! veux-tu compter ? Non ? En ce cas, je compte seul, et tu te tiendras pour content, quand même je découvrirais que tu as jeté tout ton gain sous le pont des barcaroles ?

Orio haussa les épaules.

Zuliani compta, et trouva encore pour Soranzo une somme considérable, qu’il lui rendit scrupuleusement ; puis il se retira en lui souhaitant du repos et lui conseillant la saignée. Orio ne répondit pas, et, quand il fut seul, il prit tous les sequins étalés sur la table, et les poussa du pied sous un tapis, pour ne pas les voir. La vue de l’or lui causait effectivement une répugnance physique qui allait chaque jour en augmentant, et qui était bien en lui le symptôme d’une de ces affreuses maladies de l’ame qui arrivent à se matérialiser dans leurs effets. La vue de l’or monnayé n’était pas la seule antipathie qui se fût développée en lui ; il ne pouvait voir briller l’acier d’une arme quelconque, ou les joyaux d’une femme, sans se retracer, pour ainsi dire oculairement, les atrocités de sa vie d’uscoque. Il cachait ses souffrances, et même il les étouffait complètement quand la nécessité d’agir réchauffait son sang appauvri. Il venait de faire, avec Morosini, une nouvelle campagne, cette glorieuse expédition où les navires de Venise plantèrent leur bannière triomphante dans le Pyrée. Orio, sentant que toute la considération future de sa vie dépendait de sa conduite en cette circonstance, avait encore fait là des prodiges de valeur ; il avait complètement lavé la tache du gouvernement de San-Silvio, et il avait contraint toute l’armée à dire de lui que, s’il était un mauvais administrateur, il était, à coup sûr, un vaillant capitaine et un rude soldat.

Après ce dernier effort, Orio, couronné de succès dans toutes ses entreprises, glorifié de tous, traité comme un fils par l’amiral, délivré de tous ses ennemis, et riche au-delà de ses espérances, était rentré dans sa patrie, résolu à n’en plus sortir et à y savourer le fruit de ses terribles œuvres. Mais la divine justice l’attendait à ce point pour le châtier, en lui ôtant toute l’énergie de son caractère. Au faîte de sa prospérité impie, il était retombé sur lui-même avec accablement, et, à la veille de vivre selon ses rêves, l’agonie s’était emparée de lui. Il avait accompli tout ce que comportaient l’audace et la méchanceté de son organisation ; il se disait à lui-même qu’il était un homme fini, et qu’ayant réussi dans des entreprises insensées, il n’avait plus qu’à voir décliner son étoile. C’en était fait ; il ne jouissait de rien. Cette puissance de l’argent, cette vie de désordre illimité, cette absence de soins qu’il avait rêvée, cette supériorité de magnificence et de prodigalité sur tous ses pairs, toutes ces vanités honteuses et impudentes, auxquelles il avait immolé un hécatombe à rassasier tout l’enfer, lui apparurent dans toute leur misère, et du moment qu’il cessa d’être enivré et amusé, il cessa d’être aveuglé sur l’horreur de ses fautes. Elles se dressèrent devant lui, et lui parurent détestables, non pas au point de vue de la morale et de l’honneur, mais à celui du raisonnement et de l’intérêt personnel, bien entendu ; car Orio entendait par morale les conventions de respect réciproque dictées aux hommes timides par la peur qu’ils ont les uns des autres ; par honneur, la niaise vanité des gens qui ne se contentent pas de faire croire à leur vertu, et qui veulent y croire eux-mêmes ; enfin, par intérêt personnel bien entendu, la plus grande somme de jouissances dans tous les genres à lui connus : indépendance pour soi, domination sur les autres, triomphe d’audace, de prospérité et d’habileté sur toutes ces ames craintives ou jalouses dont le monde lui semblait composé.

On voit que cet homme restreignait les jouissances humaines à toutes celles qui composent le paraître, et puisque cette manière de s’exprimer est permise en Italie, nous ajouterons que les joies intérieures qui procurent l’être lui étaient absolument inconnues. Comme tous les hommes de ce tempérament exceptionnel, il ne soupçonnait même pas l’existence de ces plaisirs intérieurs qu’une conscience pure, une intelligence saine et de nobles instincts assurent aux ames honnêtes, même au sein des plus grandes infortunes et des plus âpres persécutions. Il avait cru que la société pouvait donner du repos à celui qui la trompe pour l’exploiter. Il ne savait pas qu’elle ne peut l’ôter à l’homme qui la brave pour la servir.

Mais Orio fut puni précisément par où il avait péché. Le monde extérieur, auquel il avait tout sacrifié, s’écroula autour de lui, et toutes les réalités qu’il avait cru saisir s’évanouirent comme des rêves. Il y avait en lui une contradiction trop manifeste. Le mépris des autres, qui était la base de ses idées, ne pouvait pas le conduire à l’estime de soi, puisqu’il avait voulu établir cette propre estime sur celle d’autrui, toujours prête à lui manquer. Il tournait donc dans un cercle vicieux, se frottant les mains d’avoir fait des dupes, et tout aussitôt pâlissant de rencontrer des accusateurs.

C’était cette peur d’être découvert qui, détruisant pour lui toute sécurité, empoisonnant toute jouissance, produisait en lui le même effet que le remords. Le remords suppose toujours un état d’honnêteté antérieur au crime. Orio, n’ayant jamais eu aucun principe de justice, ne connaissait pas le repentir ; n’ayant jamais connu d’affection véritable, il n’avait pas davantage de regrets. Mais, ayant des passions effrénées et des besoins énormes, il voyait que ses jouissances n’étaient point assurées, puisqu’un seul fil rompu dans toute sa trame pouvait emporter le filet où il enveloppait le monde. Alors il voyait cette foule qu’il avait tant haïe, tant écrasée de son opulence, tant accablée de ses mépris, tant persiflée, tant jouée, tant volée, secouer le charme jeté sur elle, relever la tête, et se dressant autour de lui comme une hydre, lui rendre dommage pour dommage, mépris pour mépris. Il n’était pas dans Venise une seule famille de commerçans que l’Uscoque n’eût privée d’un de ses membres ou d’une part petite ou grande de ses biens. C’était merveille de voir tous ces ressentimens et tous ces désespoirs qui n’osaient s’en prendre à la nonchalance du gouverneur de San-Silvio, et qui, soit considération pour le fils adoptif du Peloponesiaco, soit respect pour les brillans faits d’armes accomplis par lui avant et après sa faute, soit crainte de cette influence qu’assurent toujours les richesses, étouffaient leurs murmures et gardaient un silence prudent. Mais quel serait l’orage, si jamais la vérité triomphait ! À cette idée, un cauchemar terrible s’emparait du coupable. Il voyait le peuple en masse s’armer, pour le lapider, des têtes que son cimeterre avait abattues ; des mères furieuses l’écrasaient sous les cadavres sanglans de leurs enfans ; des mains avides déchiraient ses flancs et fouillaient dans ses entrailles pour y chercher les trésors qu’il avait dévorés. Alors toutes ses victimes sortaient vivantes du sépulcre, et dansaient autour de lui avec des rires affreux. « Tu n’es qu’un menteur et un apostat, lui criait Frémio ; c’est moi qui vais hériter de tes biens et de ta gloire. — Tu es un scélérat de bas étage, un apprenti grossier, disaient Léontio et Mezzani ; ton poison est impuissant, et nous vivons pour te condamner et te torturer de nos propres mains. » Giovanna paraissait à son tour, et lui rendant son poignard émoussé : « Votre bras, lui disait-elle, ne peut pas me tuer ; il est plus faible que celui d’une femme. » Puis Ezzelin arrivait, au son des fanfares, sur un riche navire, et, descendant sur la Piazzetta, il faisait pendre le cadavre d’Orio à la colonne Léonine. Mais la corde rompait ; Orio, retombant sur le pavé, se brisait le crâne, et son lévrier Sirius venait dévorer sa cervelle fumante.

Qui pourrait dire toutes les formes que prenaient ces épouvantables visions engendrées par la peur ? Orio, voyant que les angoisses du sommeil étaient pires que la réflexion, voulut vivre de manière à retrancher le sommeil de sa vie. Il voulut se soutenir avec de tels excitans qu’il eût toujours devant les yeux la réalité, et qu’il pût affronter à toute heure, par la pensée, les conséquences de ses crimes. Mais sa santé ne put résister à ce régime ; sa raison s’ébranla, et les fantômes vinrent l’assiéger durant la veille, plus effrayans et plus redoutables que pendant le sommeil.

À ce moment de sa vie, Orio fut le plus malheureux des hommes. Il voulut vainement retrouver le repos des nuits. Il était trop tard ; son sang était tellement vicié, que rien ne se passait plus pour lui comme pour les autres hommes. Les soporifiques, loin de le calmer, l’excitaient ; les excitans, loin de l’égayer, augmentaient son accablement. Toujours plongé dans la débauche, il y trouva un profond ennui : c’était, disait-il, un instrument diabolique dont les sons puissans l’avaient souvent étourdi, mais qui désormais jouait tellement faux, qu’il le faisait souffrir davantage. Au milieu de ses soupers splendides, entouré des plus joyeux débauchés et des plus belles courtisanes de l’Italie, son front soucieux ne pouvait s’éclaircir ; il restait sombre et abattu à cette heure de crise bachique où les esprits, excités par le vin, se trouvent tous ensemble à l’apogée de leur exaltation. Ses entrailles et son cerveau étaient trop blasés pour suivre le crescendo comme les autres. C’était au matin, lorque les nerfs détendus et la tête fatiguée de ses compagnons le laissaient dans une sorte de solitude qu’il commençait à ressentir à son tour les effets de l’ivresse. Alors tous ces hommes hébétés devant leurs coupes, toutes ces femmes endormies sur les sophas, lui faisaient l’effet de bêtes brutes. Il les accablait d’invectives auxquelles ils ne pouvaient plus répondre, et il entrait dans de tels accès de fureur et de haine, qu’il était tenté de les empoisonner et de mettre le feu à son palais pour se débarrasser d’eux et de lui-même. À l’époque où eut lieu la scène du palais Rezzonico que je viens de vous raconter, il avait renoncé à la débauche depuis quelque temps, car son mal empirait tellement qu’il n’y avait plus de sûreté pour lui à se montrer ivre. Dans ces momens de délire, il avait souvent laissé échapper des exclamations de terreur en voyant reparaître ses fantômes menaçans. Personne n’avait pourtant conçu de soupçons, car plus on croyait à l’amour d’Orio pour Giovanna, mieux on concevait que l’évènement tragique auquel elle avait succombé eût laissé en lui des souvenirs terribles et troublé l’équilibre de ses facultés. On croyait tellement à ses regrets, qu’il eût pu s’accuser, devant tout le sénat, de la mort de sa femme et de ses amis sans être cru. On l’eût considéré comme égaré par le désespoir, et on l’eût remis aux mains des médecins. Mais Orio ne comptait plus sur sa fortune, il craignait tout le monde et lui-même plus que tout le monde. Il était honteux de sa maladie, furieux de son impuissance à la cacher ; il rougissait de lui-même depuis que son être physique ne lui tenait plus ce qu’il avait attendu de son calme et de sa force. Il passait des heures entières à s’accabler de ses propres malédictions, à se traiter d’idiot, d’impotent, de débris et de haillon, et, ce qu’il y a d’inoui, c’est qu’il ne lui venait pas à l’idée d’accuser son être moral. Il ne croyait point à la céleste origine de son ame. Il avait fait un dieu de son corps, et, depuis que son idole tombait en ruines, il la méprisait et l’accusait de n’être que fange et venin.

La passion qui s’éteignit la dernière (celle qui avait le plus dominé sa vie), ce fut le jeu. La peur amena le dégoût pour celle-là comme pour les autres, car l’ennui et la fatigue des précautions qu’il lui fallait prendre pour s’y livrer étaient arrivées à l’emporter de beaucoup sur le plaisir. Ces précautions étaient de double nature. D’abord les lois qui prohibaient le jeu n’étaient pas tellement tombées en désuétude, qu’il n’y fallût apporter une sorte de mystère, ainsi que je l’ai déjà dit. Ensuite Orio, lorsqu’il perdait, et c’étaient les momens où il était le plus stimulé, était forcé de s’arrêter et d’agir prudemment pour ne pas dépasser les limites qu’on attribuait à sa fortune. Ses grandes richesses ne lui servaient donc pas à son gré : il était forcé de les cacher et de tirer peu à peu de ses caves de quoi soutenir un état de maison dont l’opulence exagérée n’attirât pas les regards de la police. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de dévorer son revenu dans d’obscures orgies et de se ruiner lentement. Or, cette manière de jouir de la vie lui était odieuse ; il eût voulu tout dépenser en un jour, afin de faire parler de lui comme de l’homme le plus prodigue et le plus désintéressé de l’univers. S’il eût pu satisfaire cette fantaisie et se voir ruiné complètement, sans doute il eût retrouvé son énergie, et ses instincts criminels l’eussent conduit à de nouveaux forfaits.

Il s’avisa bien avec le temps qu’il avait fait une folie de revenir à Venise, où, malgré l’impunité accordée à tous les vices, il y avait sur les richesses une surveillance si sévère et si jalouse de la part des dix. Mais lorsque la pensée lui vint de quitter sa patrie, celle des peines qu’il faudrait prendre et des dangers qu’il faudrait courir pour transporter son trésor dans une autre contrée, et surtout la perte de sa santé, la fin de son énergie, le retinrent, et il se résigna à la triste perspective de vieillir riche et de laisser encore du bien à ses neveux.

Une heure après que Zuliani l’eut quitté le matin du bal Rezzonico, ayant vainement essayé de reposer quelques instans, il réveilla son valet de chambre et lui ordonna d’aller chercher un médecin, n’importe lequel, attendu, disait-il, qu’ils étaient tous aussi ignorans les uns que les autres. Il méprisait profondément la médecine et les médecins, et Naam éprouva quelque inquiétude en lui voyant prendre une résolution si contraire à ses habitudes et à ses opinions. Elle se tut néanmoins, habituée qu’elle était à accepter aveuglément toutes les fantaisies d’Orio. Le valet de chambre, intelligent, actif et soumis comme les laquais qui volent impunément, amena, en moins d’une demi-heure, messer Barbolamo, le meilleur médecin de Venise.

Messer Barbolamo savait très bien à quel homme il avait affaire. Il avait assez entendu parler de Soranzo pour s’attendre à toutes les railleries d’un incrédule et à tous les caprices d’un fou. Il se conduisit donc en homme d’esprit plutôt qu’en homme de science. Soranzo l’avait demandé, vaincu par une pusillanimité secrète, un effroi insurmontable de la mort ; mais, il se recommandait à lui, comme les faux esprits forts aux sorciers, l’insulte et le mépris sur les lèvres, la crainte et l’espoir dans le cœur.

Les discours de l’Esculape trompèrent son attente, et, au bout de quelques instans, il l’écouta avec attention. Ne prenez aucune pilule, lui dit celui-ci, laissez la thériaque à vos gondoliers et les emplâtres à vos chiens. C’est l’opium qui provoque vos hallucinations, et c’est la diète qui vous ôte le courage. Le régime ne peut agir sur un mourant, car vous êtes mourant. Mais entendons-nous, le physique va mourir si le moral ne se relève : rien n’est plus facile que ce dernier point, si vous croyez au moyen que je vais vous indiquer : ne changez pas de fond en comble l’habitude de vos pensées et ne traitez pas votre mal par les contraires, n’éteignez point vos passions. Elles seules vous ont fait vivre, c’est parce qu’elles s’affaiblissent que vous mourez ; seulement abandonnez celles qui s’en vont d’elles-mêmes, et créez-vous en de nouvelles. Vous êtes homme de plaisir, et le plaisir est épuisé ; faites-vous homme d’étude et de science. Vous êtes incrédule, vous raillez les choses saintes ; allez dans les églises, et faites l’aumône ! Ici Soranzo leva les épaules… — Un instant ! dit le médecin. Je ne prétends pas que vous deveniez savant ni dévot. Vous pourriez être l’un et l’autre, je n’en doute pas, car les hommes de votre tempérament peuvent tout ; mais je ne m’intéresse ni à la science ni à la dévotion assez pour vouloir vous prouver leur supériorité sur l’oisiveté et la licence. Je n’entre jamais dans la discussion des choses pour elles-mêmes, je les conseille comme des moyens de distraction, comme mes confrères conseillent l’absynthe et la casse. La vue des livres vous distraira de celle des bouteilles. Vous aurez une magnifique bibliothèque, et votre luxe trouvera là un débouché ; vous ne savez pas les délices que peut vous procurer une reliure, et les folies que vous pouvez faire pour une édition de choix. Dans les églises, vous entendrez des cantiques qui vous délasseront les oreilles des chansons licencieuses ; vous verrez des spectacles non moins profanes et des hommes non moins vaniteux que ceux du monde. Vous leur ferez des dons qui vous assureront dans les siècles futurs cette réputation d’homme généreux et prodigue qui va finir avec vous, si vous ne guérissez et ne changez de marotte. Ainsi, soyez votre médecin à vous-même et avisez-vous de quelque chose dont vous n’ayez jamais eu envie, procurez-vous-le à l’instant. Bientôt une foule de désirs qui sommeillent en vous se réveilleront, et leur satisfaction vous donnera des jouissances inconnues. Ne vous croyez pas usé ; vous n’êtes pas seulement fatigué, vous avez encore en vous la force de dépenser vingt existences : c’est à cause de cela que vous vous tuez à n’en dépenser qu’une seule. Le monde finirait, s’il ne se renouvelait sans cesse par le changement ; l’abattement où vous êtes n’est qu’un excès de vie qui demande à changer d’aliment. Eh bien ! à quoi songez-vous ? vous ne m’écoutez pas.

— Je cherche, dit Soranzo tout-à-fait vaincu par la manière dont l’Esculape entendait les choses, une fantaisie que je n’aie point eue encore. J’ai eu celle des beaux livres, bien que je ne lise jamais, et ma bibliothèque est superbe… Quant aux églises… j’y songerai, mais je voudrais que vous m’aidassiez à trouver quelque jouissance plus neuve, plus éloignée encore de mes frénésies ; si je pouvais devenir avare !

— Je vous entends fort bien, répondit Barbolamo frappé de l’air hébété de son malade. Vous allez au fond des choses, et remontez au principe pur de mon raisonnement ; car je ne vous offrais qu’une issue nouvelle à vos passions, et vous voulez changer vos passions ; moi-même je n’ai rien à dire contre l’avarice ; cependant je crains une trop forte réaction dans le saut de cet abîme. Dites-moi, avez-vous été quelquefois amoureux naïvement et sincèrement ?

— Jamais ! dit Orio, oubliant tout d’un coup, dans son désir d’être guéri, ce rôle de veuf au désespoir qui protégeait tout le mystère de sa vie.

— Eh bien ! dit le médecin, qui ne fut nullement surpris de cette réponse, car il voyait déjà plus avant que la foule dans l’ame sèche et cupide de Soranzo, soyez amoureux ; vous commencerez par ne pas l’être et par faire comme si vous l’étiez ; puis, vous vous figurerez que vous l’êtes, et enfin vous le serez. Croyez-moi, les choses se passent ainsi en vertu de lois physiologiques que je vous expliquerai quand vous voudrez.

Orio voulut connaître ces lois. Le docteur lui fit une dissertation amèrement spirituelle, que le patricien ignorant et préoccupé prit au sérieux. Orio se persuada tout ce que voulut son médecin, et celui-ci le quitta frappé, pour la centième fois de sa vie, de la faiblesse d’esprit et de l’horreur de la mort que les débauchés cachent sous les dehors et les habitudes d’un mépris insensé de la vie.

Dès le jour même, Orio, roulant dans sa tête les projets les plus déraisonnables et les espérances les plus puériles, se rendit à Saint-Marc à l’heure de la bénédiction. En lui promettant la santé par des moyens aussi simples, en flattant sa vanité par l’éloge de son énergie, le docteur avait prononcé des mots magiques. Soranzo espérait dormir la nuit suivante.

Il écouta les chants sacrés ; il examina avec intérêt les pompes religieuses ; il admira l’intérieur de la basilique ; il s’attacha à n’avoir aucun souvenir du passé, aucune pensée du dehors. Pendant une heure il réussit à vivre tout entier dans l’heure présente. C’était beaucoup pour lui. La nuit n’en fut guère moins affreuse ; mais le matin approchait.

Il se fit une sorte de fête de retourner à Saint-Marc, et comme les gens en proie aux maladies nerveuses sont quelquefois soulagés d’avance par la confiance qu’ils ont en de certains breuvages, il lui arriva de se trouver bien heureux d’avoir en vue, pour la première fois depuis si long-temps, une occupation agréable, et cette idée le fit dormir tranquillement une heure. Le médecin vint, et s’étant fait rendre compte du résultat de son ordonnance, il dit : « Vous passerez deux heures aujourd’hui à Saint-Marc, et la nuit prochaine vous dormirez deux heures. » Soranzo le prit au mot, et passa deux heures à l’église. Il était tellement persuadé qu’il dormirait deux heures, que le fait eut lieu. Le médecin s’applaudit d’avoir trouvé un de ces sujets précieux à l’observateur scientifique, auxquels il suffit d’allumer l’imagination pour que les effets désirés se produisent réellement. Il en conclut que le sang d’Orio était bien appauvri et son ame absolument vide d’idées et de sentimens. Le troisième jour il lui conseilla de songer à son plus important moyen de salut, à l’amour. Orio, se souvenant de la monstrueuse imprudence qu’il avait commise, se hasarda à dire qu’il avait aimé déjà, désirant bien que le médecin lui prouvât qu’il s’était trompé. C’est ce qu’il ne manqua pas de faire. Il lui représenta qu’il avait dû ressentir pour la signora Morosini une de ces passions violentes qui dévastent et laissent après elles une funeste lassitude. Il lui conseilla un amour paisible, tendre, ingénu, platonique même, conforme en tous points à celui que ressent un bachelier de dix-sept ans pour une fillette de quinze. Orio le promit. « C’est pitoyable ! dit le docteur en soi-même, sur l’escalier, et voilà ces riches et galans patriciens qui nous écrasent ! » Remarquez qu’on n’était pas loin du dix-huitième siècle ! le mot magnétisme n’était pas encore trouvé.

Orio, résolu à être amoureux de la première belle jeune fille qu’il rencontrerait à l’église, entre sur la pointe du pied dans la basilique, le cœur palpitant, non d’amour, mais de cette lâche superstition que son magnétiseur lui avait imposée. Il effleurait légèrement les voiles des vierges agenouillées et se penchait avec émotion pour voir leurs traits à la dérobée. Ô vieux Hussein ! ô vous tous, farouches Missolonghis ! vous eussiez pu venir à Venise dénoncer votre complice ; jamais, certes, vous n’eussiez pu reconnaître l’Uscoque dans cette occupation et dans cette attitude.

La première fille que lorgna Soranzo était laide, et, pour nous servir des paroles de J.-J. Rousseau, dans le récit de son entrée dans un couvent de filles, dont les chœurs l’avaient enthousiasmé, — la scène se passe précisément à Venise : — « La Sofia était louche, la Cattina était boiteuse, etc. »

La quatrième jeune fille qu’Orio regarda était voilée jusqu’au menton, mais au travers de son voile et de sa prière, elle vit fort bien le cavalier qui cherchait à la voir ; alors relevant la tête et retroussant son voile, elle lui montra un ovale pâle et sublime, un front de quinze ans, des lèvres que l’indignation fit trembler comme les feuilles d’une rose agitées par la brise, et qui laissèrent tomber ces paroles sévères : — Vous êtes bien hardi !

C’était Argiria Ezzelini. Zuzuf a raison : il y a une destinée !

Orio fut si troublé de l’accord de cette apparition avec celle du bal Rezzonico, si épouvanté de voir des espérances superstitieuses se confondre avec des terreurs de même genre dans un même objet, qu’il ne put trouver une excuse à lui faire. Il se laissa tomber consterné auprès d’elle, et ses genoux amaigris frappèrent le pavé avec bruit ; puis il baissa sa tête jusqu’à terre, et approchant ses lèvres du manteau de velours de la belle Ezzelin, il lui dit tout bas, en lui tendant le stylet que les Vénitiens portaient toujours à la ceinture :

— Tuez-moi, vengez-vous !

— Je vous méprise trop pour cela, dit la belle fille, en retirant son manteau avec empressement, et, se levant, elle sortit de l’église.

Mais Orio, qui n’était pas encore si bien converti à l’amour ingénu, qu’il ne vît les choses avec le sang-froid d’un roué, remarqua fort bien que ces dernières paroles avaient une expression plus forcée que les premières, et que l’œil courroucé avait peine à retenir une larme de compassion.

Orio se retira, certain que le sort en était jeté, et qu’il y allait de sa guérison et de sa vie à saisir l’occasion par les cheveux. Il passa toute la nuit à combiner mille plans divers pour s’introduire auprès de la beauté cruelle, et ces rêveries détournèrent les terreurs accoutumées ; il était bien un peu troublé par la ressemblance d’Argiria avec Ezzelin, et dans son sommeil du matin il eut des rêves où cette ressemblance amena les quiproquos et les méprises les plus bizarres et les plus pénibles. Il vit plusieurs fois s’opérer la transformation de ces deux personnages l’un dans l’autre. Lorsqu’il tenait la main d’Argiria et penchait sa bouche vers la sienne, il trouvait la face livide et sanglante d’Ezzelin ; alors il tirait son stylet et livrait un combat furieux à ce spectre. Il finissait par le percer ; mais, tandis qu’il le foulait aux pieds, il reconnaissait qu’il s’était trompé et que c’était Argiria qu’il avait poignardée.

L’envie de guérir à tout prix et l’ascendant que Barbolamo exerçait sur lui l’amenèrent avec celui-ci à une expansion téméraire. Il lui raconta ses deux rencontres avec la signora Ezzelin, au bal et à l’église, le ressentiment qu’elle lui témoignait et les angoisses que le regret de n’avoir pu empêcher la perte du noble comte Ezzelin lui causait à lui-même. Au premier aveu, Barbolamo ne se douta de rien ; mais peu à peu, étant devenu par la suite très assidu auprès de son malade, et l’ayant habitué à s’épancher autant qu’il était possible à un homme dans sa position, il s’étonna de voir un tel excès de sensibilité chez un égoïste si complet, et cette anomalie lui fit venir d’étranges soupçons. Mais n’anticipons point sur les évènemens.

Barbolamo, grand égoïste aussi en fait de science, quoique généreux et loyal citoyen d’ailleurs, était plus désireux d’observer dans son patient les phénomènes d’une maladie toute mentale, que de lui mesurer quelques souffrances de plus ou de moins. Curieux de voir des effets nouveaux, il ne craignit pas de dire à Orio que ses agitations étaient d’un bon augure, et qu’il fallait s’appliquer à poursuivre la conquête de cette fière beauté, précisément parce qu’elle était difficile et entraînerait de nombreuses émotions d’un ordre tout nouveau pour lui. Orio poursuivit Argiria de sérénades et de romances pendant huit jours.

La sérénade est, il n’en faut pas douter, un grand moyen de succès auprès des femmes d’un goût délicat. À Venise surtout où l’air, le marbre et l’eau ont une sonorité si pure, la nuit un silence si mystérieux, et le clair de lune de si romanesques beautés, la romance a un langage persuasif, et les instrumens des sons passionnés, qui semblent faits exprès pour la flatterie et la séduction. La sérénade est donc le prologue nécessaire de toute déclaration d’amour. La mélodie attendrit le cœur et amollit les sens plongés dans un demi-sommeil. Elle plonge l’ame dans de vagues rêveries, et dispose à la pitié, cette première défaite de l’orgueil qui se laisse implorer. Elle a aussi le don de faire passer devant les yeux assoupis des images charmantes, et je tiens d’une femme, que je ne veux pas nommer, que l’amant inconnu qui donne la sérénade apparaît toujours, tant que la musique dure, le plus aimable et le plus charmant des hommes.

— Dites donc tout, indiscret conteur ! interrompit Beppa. Ajoutez que la dame conseillait à tous les donneurs de sérénade de ne jamais se montrer.

— Il n’en fut pas ainsi pour Orio, reprit le narrateur. La belle Argiria lui conseilla de se montrer en laissant tomber son bouquet du balcon sur le trottoir de marbre que blanchissait la lune : ne vous étonnez pas d’une si prompte complaisance. Voici comment la chose se passa.

D’abord la belle Argiria n’était pas riche. Le peu de bien que possédait son frère avait été fort entamé par ses frais d’équipement pour la guerre. Il rapportait une assez jolie part de légitime butin fait par lui sur les Ottomans, et duement concédé par l’amiral, lorsqu’il trouva la mort aux Curzolari. Le noble jeune homme se faisait une joie douce de doter sa jeune sœur avec cette fortune ; mais elle tomba aux mains des pirates, ainsi que sa galère, et tout ce qu’il possédait en propre. La belle Argiria n’eut donc plus pour dot que ses quinze ans et ses beaux yeux mélancoliques.

La signora Memmo, sa tante, la chérissait tendrement, mais elle n’avait à lui laisser en héritage qu’un vaste palais un peu délabré et l’amour de vieux serviteurs qui, par dévouement, continuaient à la servir pour de minces honoraires. La tante désirait donc ardemment, comme font toutes les tantes, qu’un noble et riche parti se présentât, et sachant bien que l’incomparable beauté de sa nièce allumerait plus d’une passion, elle la blâmait de vouloir s’enterrer dans la solitude et de tenir toujours le soleil de ses regards caché derrière la tendine sombre de son balcon.

À la première sérénade, Argiria fondit en larmes. — Si mon noble frère était vivant, dit-elle, nul ne se permettrait de venir me faire la cour sous les fenêtres avant d’avoir obtenu de ma famille la permission de se présenter. Ce n’est point ainsi qu’on approche d’une maison respectable.

La signora Antonia trouva cette rigidité exagérée et se déclarant compétente sur cette matière, elle refusa d’imposer silence aux concertans. La musique était belle, les instrumens de première qualité, et les exécutans choisis dans ce qu’il y avait de mieux à Venise. La dame en conclut que l’amant devait être riche, noble et généreux ; deux théorbes et trois violes de moins, elle eût été plus sévère, mais la sérénade était irréprochable et fut écoutée.

Les jours suivans amenèrent un crescendo de joie et d’espoir chez Antonia. Argiria prit patience d’abord, et finit par goûter la musique, pour la musique en elle-même. Le matin, il lui arriva quelquefois, en arrangeant ses beaux cheveux bruns devant le miroir, de fredonner à son insu, les refrains des amoureuses stances qui l’avaient doucement endormie la veille.

Il y a toute une science dans le programme de la sérénade. Chaque soir doit amener chez le soupirant une nuance nouvelle dans l’expression de son amoureux martyre. Après il timido sospiro doit arriver lo strale funesto. I fieri tormenti viennent ensuite ; l’anima desperata amène nécessairement, pour le lendemain, sorte amara. On peut risquer à la cinquième nuit de tutoyer l’objet aimé, et de l’appeler Idol mio. On doit nécessairement l’injurier la sixième nuit, et l’appeler crudete et ingrata. Il faudrait être bien maladroit si, à la septième, on ne pouvait hasarder la dolce speranza. Enfin la huitième doit amener une explosion finale, une pressante prière, mettre la belle entre le bonheur et la mort de son amant, obtenir un rendez-vous, ou finir par le renvoi et le paiement des musiciens. La huitième symphonie était venue, et, dans le troisième couplet de la romance, le chanteur demandait au nom de l’amant une marque de pitié, un gage d’espoir, un mot ou un signe quelconque qui l’enhardît à se faire connaître. Au moment où la fière Argiria s’éloignait du balcon, d’où, abritée par la tendine, elle avait écouté la voix, madame Antonia, arracha lestement le bouquet que sa nièce avait au sein et le laissa tomber sur le guitariste, en disant d’une voix chevrotante qui ne pouvait à coup sûr pas compromettre la jeune fille : — Col piacere della zia ; Avec l’agrément de la tante.

Une vive curiosité de jeune fille l’emportant, chez Argiria, sur le pudique dépit que lui causait sa tante, elle revint précipitamment au balcon, et se penchant sur la rampe de marbre, elle souleva imperceptiblement le rideau de la tendine, juste assez pour voir le cavalier qui ramassait le bouquet. Le chanteur, qui était un musicien de profession, connaissant fort bien les usages, ne s’était pas permis d’y toucher. Il s’était contenté de dire à demi-voix : Signor ! et de reculer discrètement de deux pas en arrière, en ôtant sa toque, tandis que le signor ramassait le gage. En voyant cette grande taille un peu affaissée, mais toujours élégante et vraiment patricienne, se dessiner au clair de la lune, Argiria sentit une sueur froide humecter son front. Un nuage passa devant ses yeux ; ses genoux se dérobèrent sous elle ; elle n’eut que le temps de fuir le balcon et d’aller se jeter sur son lit, où elle commença à trembler de tous ses membres et à défaillir. La tante, fort peu effrayée, vint à elle, et lui adressa de doux reproches moqueurs sur cet excès de timidité virginale. — Ne riez pas, ma tante, dit Argiria d’une voix étouffée. Vous ne savez pas ce que vous avez fait ! Je suis presque sûre d’avoir reconnu ce dernier des hommes, cet assassin de mon frère, Orio Soranzo !

— Il n’aurait pas cette audace ! s’écria la signora Memmo en frémissant à son tour. Courez chercher le bouquet, s’écria-t-elle en s’adressant à la suivante favorite qui assistait à cette scène. Dites qu’on l’a laissé tomber par mégarde, que c’est vous… que c’est le page… qui l’a jeté pour faire une espièglerie… que je suis fort courroucée contre vous… Allez, Pascalina… courez…

Pascalina courut, mais ce fut en vain ; musiciens, amoureux et bouquet, tout avait disparu, et l’ombre incertaine des colonnades projetée par la lune jouait seule sur le pavé au gré des nuages capricieux.

Pascalina avait laissé la porte ouverte. Elle fit quelques pas sur la rive, et vit à l’angle du canaletto les gondoles qui s’éloignaient emportant la sérénade. Elle revint sur ses pas et rentra en fermant la porte avec soin ; il était trop tard. Un homme caché derrière les colonnes du portique avait profité du moment. Il s’était élancé légèrement dans l’escalier du palais Memmo ; et marchant devant lui, se dirigeant vers la faible lueur qui s’échappait d’une porte entr’ouverte, il avait audacieusement pénétré dans l’appartement d’Argiria. Lorsque Pascalina y rentra, elle trouva sa jeune maîtresse évanouie dans les bras de la tante, et le donneur d’aubades à genoux devant elle.

Vous conviendrez que le moment était mal choisi pour s’évanouir, et vous en conclurez avec moi que la belle Argiria avait eu grand tort d’écouter les huit sérénades. L’effroi avait remplacé la colère, et Orio ne s’y trompait nullement, quoiqu’il feignît d’y croire. — Madame, dit-il en se prosternant et en présentant le bouquet à la signora Memmo, avant qu’elle eût eu la présence d’esprit de lui adresser la parole, je vois bien que votre seigneurie s’est trompée en m’accordant cette faveur insigne ; je ne l’espérais pas, et le musicien qui s’est permis de vous adresser des vers si audacieux n’y était point autorisé par moi. Mon amour n’eût jamais été hardi à ce point, et je ne suis pas venu implorer ici de la bienveillance, mais de la pitié. Vous voyez en moi un homme trop humilié pour se permettre jamais autre chose que d’élever autour de votre demeure des plaintes et des gémissemens. Que vous connussiez ma douleur, que vous fussiez bien sûre que loin d’insulter à la vôtre, je la ressentais plus profondément encore que vous-même, c’est tout ce que je voulais. Voyez mon humilité et mon respect ! Je vous rapporte ce gage précieux que j’aurais voulu conquérir au prix de tout mon sang, mais que je ne veux pas dérober.

Ce discours hypocrite toucha profondément la bonne Memmo. C’était une femme de mœurs douces et d’un cœur trop candide pour se méfier d’une protestation si touchante. — Seigneur Soranzo, répondit-elle, j’aurais peut-être de graves reproches à vous faire, si je ne voyais aujourd’hui, pour la troisième fois, combien votre repentir est sincère et profond. Je n’aurai donc plus le courage de vous accuser intérieurement, et je vous promets de garder désormais, avec moins d’efforts que je ne l’ai fait jusqu’ici, le silence que les convenances m’imposent. Je vous remercie de cette démarche, ajouta-t-elle en rendant le bouquet à sa nièce ; et si je vous supplie de ne plus reparaître ici, ni autour de ma maison, c’est en vue de notre réputation, et non plus, je vous le jure, en raison d’aucun ressentiment personnel.

Malgré sa défaillance, Argiria avait tout entendu ; elle fit un grand effort pour retrouver le courage de parler à son tour ; et soulevant sa belle tête pâle du sein de sa tante : Faites comprendre aussi à messer Soranzo, ma chère tante, dit-elle, qu’il ne doit jamais ni nous adresser la parole, ni seulement nous saluer en quelque lieu qu’il nous rencontre. Si son respect et sa douleur sont sincères, il ne voudra pas présenter davantage à nos regards des traits qui nous retracent si vivement le souvenir de notre infortune.

— Je ne demande qu’une seule grace avant de me soumettre à cet arrêt de mort, dit Orio, c’est que ma défense soit entendue et ma conduite jugée. Je sens que ce n’est point ici le lieu ni le moment d’entamer cette explication. Mais je ne me relèverai point que la signora Memmo ne m’ait accordé la permission de me présenter devant elle, dans son salon, à l’heure qu’elle me désignera, demain ou le jour suivant, afin qu’à deux genoux, comme aujourd’hui, je demande grace pour les larmes que j’ai fait couler ; mais qu’ensuite, la main sur la poitrine et debout, ainsi qu’il convient à un homme, je me disculpe de ce qu’il peut y avoir d’injuste ou d’exagéré dans les accusations portées contre moi.

— De telles explications seraient douloureuses pour nous, dit Argiria avec fermeté, et inutiles pour votre seigneurie. La réponse loyale et généreuse que ma noble tante vient de vous faire doit, je pense, suffire à votre susceptibilité et satisfaire à toute exigence.

Orio insista avec tant d’esprit et de persuasion, que la tante céda, et lui permit de se présenter le lendemain dans la journée. — Vous trouverez bon, seigneur, dit Argiria, pour repousser la part de reconnaissance qu’il lui adressait, que je n’assiste point à cette conférence. Tout ce que je puis faire, c’est de ne jamais prononcer votre nom ; mais il est au-dessus de mes forces de revoir une fois de plus votre visage.

Orio se retira, feignant une profonde tristesse, mais trouvant qu’il allait assez vite en besogne.

Le lendemain amena une longue explication entre lui et la Memmo. La noble dame le reçut dans tout l’appareil d’un deuil significatif, car elle avait quitté ses voiles noirs depuis un mois, et elle les reprit ce jour-là, pour lui faire comprendre que rien ne pourrait diminuer l’intensité de ses regrets. Orio fut habile. Il s’accusa plus qu’on n’eût osé l’accuser : il déclara qu’il avait tout fait pour laver la tache que cette imprévoyance funeste avait imprimée sur sa vie ; mais qu’en vain l’amiral, et toute l’armée, et toute la république, l’avaient réhabilité ; qu’il ne s’en consolerait jamais. Il dit qu’il regardait la mort affreuse de sa femme comme un juste châtiment du ciel, et qu’il n’avait pas goûté un instant de repos depuis cette déplorable année. Enfin il peignit sous des couleurs si vives le sentiment qu’il avait de son propre déshonneur, l’isolement volontaire où s’éteignait son ame découragée, le profond dégoût qu’il avait de la vie, et la ferme intention où il était de ne plus lutter contre la maladie et le désespoir, mais de se laisser bientôt mourir, que la bonne Antonia fondit en larmes, et lui dit, en lui tendant la main : Pleurons donc ensemble, noble seigneur, et que mes pleurs ne vous soient plus un reproche, mais une marque de confiance et de sympathie.

Orio s’était donné beaucoup de peine pour être éloquent et tragique. Il avait grand mal aux nerfs. Il fit un effort de plus et pleura.

D’ailleurs, Orio avait parlé, à certains égards, avec la force de la vérité. Lorsqu’il avait peint une partie de ses souffrances, il s’était trouvé fort soulagé de pouvoir, sous un prétexte plausible, donner cours à ses plaintes, qui chaque jour lui devenaient plus pénibles à renfermer. Il fut donc si convaincant, qu’Argiria elle-même s’attendrit et cacha son visage dans ses deux belles mains. Argiria était, à l’insu de Soranzo et de sa tante, derrière une tapisserie, d’où elle voyait et entendait tout. Un sentiment inconnu, irrésistible, l’avait amenée là.

Pendant huit autres jours, Orio suivit Argiria comme son ombre. À l’église, à la promenade, au bal, partout elle le retrouvait attaché à ses pas, fuyant d’un air timide et soumis dès qu’elle l’apercevait, mais reparaissant aussitôt qu’elle feignait de ne plus le voir ; car, il faut bien le dire, la belle Argiria en vint bientôt à désirer qu’il ne fût pas aussi obéissant, et, pour ne pas le mettre en fuite, elle eut soin de ne plus le regarder.

Comment eût-elle pu s’irriter de cette conduite ? Orio avait toujours un air si naturel avec ceux qui pouvaient observer ces fréquentes rencontres ! Il mettait une délicatesse si exquise à ne pas la compromettre, et un soin si assidu à lui montrer sa soumission ! Ses regards, lorsqu’elle les surprenait, avaient une expression de souffrance si amère et de passion si violente ! Argiria fut bientôt vaincue dans le fond de l’ame, et nulle autre femme n’eût résisté aussi long-temps au charme magique que cet homme savait exercer lorsque toutes les puissances de sa froide volonté se concentraient sur un seul point.

La Memmo vit cette passion avec inquiétude d’abord, et puis avec espoir, et bientôt avec joie ; car, n’y pouvant tenir, elle donna un second rendez-vous à Soranzo à l’insu de sa nièce, et le somma d’expliquer ses intentions ou de cesser ses muettes poursuites. Orio parla de mariage, disant que c’était le but de ses vœux, mais non de ses espérances. Il supplia Antonia d’intercéder pour lui. Argiria avait si bien gardé le secret de ses pensées, que la tante n’osa point donner d’espoir à Orio ; mais elle consentit à ce que l’amiral fît des démarches, et elles ne se firent point attendre.

Morosini, ayant reçu la confidence de la nouvelle passion de son neveu, approuva ses vues, l’encouragea à chercher dans l’amour d’une si noble fille un baume céleste pour ses ennuis, et alla trouver la Memmo, avec laquelle il eut une explication décisive. En voyant combien cet homme illustre et vénérable ajoutait foi à la grandeur d’ame de son fils adoptif, et combien il désirait que son alliance avec la famille Ezzelin effaçât tout reproche et tout ressentiment, elle eut peine à cacher sa joie. Jamais elle n’eût pu espérer un parti aussi avantageux pour Argiria. Argiria fut d’abord épouvantée des offres qui lui furent faites par l’amiral, épouvantée surtout du trouble et de la joie qu’elle en ressentit malgré elle. Elle fit toutes les objections que lui suggéra l’amour fraternel, refusa de se prononcer, mais consentit à recevoir les soins d’Orio.

Dans les commencemens, Argiria se montra froide et sévère pour Orio. Elle ne paraissait supporter sa présence que par égard pour sa tante. Cependant elle ne pouvait s’empêcher de nourrir pour ses souffrances et sa douleur un profond sentiment de compassion. En voyant cet homme si fort se plaindre chaque jour du poids de sa destinée, et succomber, pour ainsi dire, sous lui-même, la sœur d’Ezzelin sentait sa grande ame s’attendrir et sa force de haine diminuer de jour en jour. Si Orio eût employé avec elle la séduction et l’audace, elle fût restée insensible et implacable ; mais, en face de sa faiblesse et de son humiliation volontaire, elle se désarma peu à peu. Bientôt l’habitude qu’elle avait prise de compatir à ses peines se changea en un généreux besoin de le consoler. Sans qu’elle s’en doutât, la pitié la conduisait à l’amour. Elle se disait pourtant qu’elle ne pouvait aimer sans crime et sans honte l’homme qu’elle avait accusé de la mort de son frère, et qu’elle devait tout faire pour étouffer le nouveau sentiment qui s’élevait en elle. Mais, faible de sa grandeur même, elle se laissait détourner de ce qu’elle croyait son devoir par sa miséricorde. En retrouvant chaque jour Orio plus désolé et plus repentant du mal qu’il lui avait fait, elle n’avait pas le courage de lui en témoigner du ressentiment, et finissait toujours par associer dans sa pensée le malheur de son frère mort et celui de l’homme qu’elle voyait condamné à d’éternels regrets. Puis elle se persuada qu’elle n’éprouvait pour Orio que la pitié qu’on devait à tous les êtres souffrans, et qu’il perdrait toute sa sympathie le jour où il cesserait de souffrir. Et en cela elle ne se trompait peut-être pas. Argiria n’agissait presque en rien comme les autres femmes ; là où les autres apportaient de la vanité ou du désir, elle n’apportait que du dévouement. Giovanna Morosini elle-même, malgré la noblesse et la pureté de son ame, n’avait pas échappé au sort commun, et avait, en quelque chose, sacrifié aux dieux du monde. Elle avait elle-même dit à Ezzelin que la réputation d’Orio n’avait pas été pour rien dans l’impression qu’il avait faite sur elle, et que sa force et sa beauté avaient fait presque tout le reste. C’était au point qu’elle avait préféré, avec la conscience du mal qui en devait résulter pour elle-même, à l’homme qu’elle savait bon, l’homme qu’elle voyait séduisant. Argiria obéissait à des sentimens tout opposés. Si Orio se fût montré à elle comme il s’était montré à Giovanna, jeune, beau, vaillant et débauché, joyeux et fier de ses défauts comme de ses triomphes, elle n’eût pas eu un regard ni une pensée pour lui. Ce qui lui plaisait à cette heure dans Soranzo, était justement ce qui le faisait descendre dans l’enthousiasme des autres femmes. Sa beauté diminuait en même temps que son caractère s’assombrissait davantage ; et c’était justement cette triste empreinte que le temps et la douleur mettaient sur lui qui la charmait sans qu’elle s’en doutât. Depuis que l’orgueil s’était effacé du front d’Orio, et que les fleurs de la santé et de la joie s’étaient fanées sur ses joues, son visage avait pris une expression plus grave, et gagné en douceur ce qu’il avait perdu en éclat ; de sorte que ce qui eût peut-être préservé Giovanna de la funeste passion qui la perdit fut justement ce qui y précipita Argiria. Elle arriva bientôt à ne plus vivre que par Orio, et résolut, avec son courage ordinaire, de se consacrer tout entière à le consoler, dût le monde jeter l’anathème sur elle pour l’espèce de parjure qu’elle commettrait.

Cependant Orio, désormais assuré de sa victoire, ne se hâtait pas d’en finir, et voulait jouir peu à peu de tous ses avantages avec le raffinement dun homme blasé, et qui tient d’autant plus à ménager son plaisir, qu’il lui en reste moins à connaître. Dans les premiers temps, la lutte difficile qu’il avait eu à soutenir avait tenu son imagination éveillée, et le forçait à vivre par la tête, de manière qu’ayant trouvé le moyen d’occuper sa journée, il était arrivé à pouvoir dormir la nuit. Enchanté de cet heureux résultat, il en avait fait part au docteur Barbolamo, en le remerciant de ses avis passés, et en lui demandant ses conseils pour l’avenir.

Barbolamo avait hésité avant de lui conseiller de pousser les choses jusqu’au mariage. C’était, à ses yeux, quelque chose de profondément triste et de hideusement laid, que l’amour mathématiquement calculé de cet homme au cœur usé, au sang appauvri, pour une belle créature naïve et généreuse, qui allait, en échange de cette tendresse intéressée et de ces transports prémédités, lui livrer tous les trésors d’une passion puissante et vraie. « C’est l’accouplement de la vie avec la mort, de la lumière céleste avec l’Érèbe, se disait l’honnête médecin. Et pourtant elle l’aime, elle croit en lui ; elle souffrirait maintenant s’il renonçait à la poursuivre. Et puis elle se flatte de le rendre meilleur, et peut-être y réussira-t-elle. Enfin cette belle fortune, qui ne sert qu’à divertir de frivoles compagnons et de viles créatures, va relever l’éclat d’une illustre maison ruinée, et assurer l’avenir de cette belle fille pauvre. Toutes les femmes sont plus ou moins vaines, ajoutait Barbolamo en lui-même : quand la signora Soranzo s’apercevra du peu que vaut son mari, le luxe lui aura créé des besoins et des jouissances qui la consoleront. Et puis, en définitive, puisque les choses en sont à ce point et que les deux familles désirent ce mariage, de quel droit y mettrais-je obstacle ? »

Ainsi raisonnait le médecin ; et cependant il restait troublé intérieurement, et ce mariage, dont il était la cause à l’insu de tous, était pour lui un sujet d’angoisses secrètes dont il ne pouvait ni se rendre compte ni se débarrasser. Barbolamo était le médecin de la famille Memmo ; il connaissait Argiria depuis son enfance. Elle le regardait comme un impie, parce qu’il était un peu sceptique et qu’il raillait volontiers toutes choses : elle l’avait donc toujours traité assez froidement, comme si elle eût pressenti, dès son enfance, qu’il aurait une influence funeste sur sa destinée.

Le docteur, ne la connaissant pas bien, et ne sachant que penser de ce caractère froid et un peu altier en apparence, sentait pourtant dans son ame probe et droite qu’entre elle et Soranzo sa sollicitude n’avait pas à hésiter, et se devait tout entière au plus faible. Il eût voulu consulter Argiria ; mais il ne l’osait pas, et il se disait qu’elle était d’un esprit assez ferme et assez décidé, pour savoir elle-même se diriger en cette circonstance.

Ne sachant à quoi s’arrêter, mais ne pouvant vaincre l’aversion et la méfiance secrète que Soranzo lui inspirait, il prit un terme moyen ; ce fut de lui conseiller de ne pas brusquer les choses et de ne pas presser le mariage.

Soranzo n’avait pas d’autre volonté à cet égard que celle de son médecin ; il l’écoutait avec la crédulité puérile et grossière d’un dévot qui demande des miracles à un prêtre. De même qu’il n’avait vu dans Giovanna qu’un instrument de fortune, il ne voyait dans Argiria qu’un moyen de recouvrer la santé. Mais l’espèce d’affection qu’il avait pour cette dernière était plus sincère ; on peut même dire que, son caractère et sa position donnés, il éprouvait un sentiment vrai pour elle. L’amour est le plus malléable de tous les sentimens humains ; il prend toutes les formes, il produit tous les effets imaginables, selon le terrain où il germe : les nuances sont innombrables, et les résultats aussi divers que les causes. Quelquefois il arrive qu’une ame juste et pure ne saurait s’élever jusqu’à la passion, tandis qu’une ame perverse s’y jette avec ardeur et se fait un besoin insatiable de la possession d’un être meilleur qu’elle, et dont elle ne comprend même pas la supériorité. Orio ressentait les mystérieuses influences de cette protection céleste répandue autour d’un être angélique. L’air qu’Argiria purifiait de son souffle était un nouvel élément où Orio croyait respirer le calme et l’espérance ; et puis, cette vie d’extase et de retraite avait fait cesser pour lui la vie de débauche, encore plus mortelle pour l’esprit que pour le corps. Elle lui avait créé mille soins délicats, mille voluptés chastes dont le libertin s’enivrait, comme le chasseur d’une eau pure ou d’un fruit savoureux, après les fatigues et les enivremens de la journée. Il se plaisait à voir ses désirs attisés par une longue attente : afin de les rendre plus vifs, il délaissait Naam, et concentrait toutes ses pensées de la nuit sur un seul objet. Il échauffait son cerveau de toutes les privations qu’un amour noble impose aux ames consciencieuses, mais qu’un calcul réfléchi lui suggérait dans son propre intérêt. Habitué à de rapides conquêtes, hardi jusqu’à l’insolence avec les femmes faciles, flatteur insinuant et menteur effronté avec les timides, il ne s’était jamais obstiné à la poursuite de celles qui pouvaient lui opposer une longue résistance : il les haïssait et feignait de les dédaigner. C’était donc la première fois de sa vie qu’il faisait vraiment la cour à une femme, et le respect qu’il s’imposait était un raffinement de volupté où son être, plongé tout entier, trouvait l’oubli de ses fautes et une sorte de sécurité magique, comme si l’auréole de pureté qui ceignait le front d’Argiria eût banni les esprits des ténèbres et combattu les malignes influences.

Argiria, effrayée de son amour, n’osait se dire encore qu’elle était vaincue, et s’imaginait que, tant qu’elle ne l’aurait pas avoué clairement à Soranzo, elle pourrait encore se raviser.

Un soir ils étaient assis ensemble à l’une des extrémités de la grande galerie du palais Memmo ; cette galerie, comme toutes celles des palais vénitiens, traversait le bâtiment dans toute sa largeur, et était percée à chaque bout de trois grandes fenêtres. Il commençait à faire nuit, et la galerie n’était éclairée que par une petite lampe d’argent posée au pied d’une statue de la Vierge. La signora Memmo s’était retirée dans sa chambre, dont la porte donnait sur la galerie, afin de laisser les deux fiancés causer librement. Tout en entretenant Argiria de son amour, Orio s’était rapproché, et avait fini par se mettre à genoux devant elle. Elle voulut le relever ; mais lui, se saisissant de ses mains, les baisa avec ardeur, et se mit à la regarder avec une ivresse silencieuse. Argiria, qui avait appris à son tour à connaître le pouvoir de ses yeux, craignant de se trop abandonner au trouble qu’ils produisaient en elle, détourna les siens et les porta vers le fond de la galerie. Orio, qui avait vu plus d’une femme agir de la sorte, attendit en souriant que sa fiancée reportât ses regards sur lui. Il attendit en vain. Argiria continuait à tenir ses yeux fixés du même côté, non plus comme si elle eût voulu éviter ceux de son amant, mais comme si elle considérait attentivement quelque chose d’étonnant. Elle semblait tellement absorbée dans cette contemplation, que Soranzo en fut inquiété.

— Argiria, dit-il, regardez-moi.

Argiria ne répondit pas ; il y avait dans sa physionomie quelque chose d’inexplicable et de vraiment effrayant.

— Argiria ! répéta Soranzo d’une voie émue. Argiria ! mon amour ! À ces mots, elle se leva brusquement et s’éloigna de lui avec effroi, mais sans changer un instant la direction de ses regards.

— Qu’est-ce donc ? s’écria Orio avec colère en se levant aussi. Et il se retourna vivement pour voir l’objet qui fixait d’une manière si étrange l’attention d’Argiria. Alors il se trouva face à face avec Ezzelin. À son tour, il devint horriblement pâle, et trembla un instant de tous ses membres. Dans le premier moment, il avait cru voir le spectre qui lui avait rendu si souvent de funèbres visites. Mais le bruit que faisait Ezzelin en avançant, et le feu qui brillait dans ses yeux, lui prouvèrent qu’il n’avait pas affaire à une ombre. Le danger, pour être plus réel, n’en était que plus grand. Mais Soranzo, que la vue d’un fantôme aurait fait tomber en syncope, se décida devant la réalité à payer d’audace, et, s’avançant vers Ezzelin d’un air affectueux et empressé :

— Cher ami ! s’écria-t-il ; est-ce vous ? vous que nous croyions avoir perdu pour jamais ! Et il étendit les bras comme pour l’embrasser.

Argiria était tombée comme foudroyée aux pieds de son frère. Ezzelin la releva et la tint serrée contre son cœur. Mais devant l’embrassement d’Orio, il recula saisi de dégoût, et, étendant son bras droit vers la porte, il lui fit signe de sortir. Orio feignit de ne pas comprendre.

— Sortez, dit Ezzelin d’une voix tremblante d’indignation, en jetant sur lui un regard terrible.

— Sortir ! moi ! Et pourquoi ?

— Vous le savez. Sortez, et vite.

— Et si je ne le veux pas ? continua Orio en reprenant son audace accoutumée.

— Ah ! je saurai vous y contraindre, s’écria Ezzelin avec un rire amer.

— Comment donc ?

— En vous démasquant.

— On ne démasque que ceux qui se cachent. Qu’ai-je à cacher, seigneur Ezzelin ?

— Ne lassez pas ma patience. Je veux bien, non pas vous pardonner, mais vous laisser aller. Partez donc, et souvenez-vous que je vous défends de jamais chercher à voir ma sœur. Sinon, malheur à vous !

— Seigneur, si un autre que le frère d’Argiria m’avait tenu ce langage, il l’aurait déjà payé de son sang. À vous, je n’ai rien à dire, si ce n’est que je n’ai d’ordres à recevoir de personne, et que je méprise les menaces. Je sortirai d’ici, non à cause de vous, qui n’y êtes pas le maître, mais à cause de votre respectable tante, dont je ne veux pas troubler le repos par une scène de violence. Quant à votre sœur, je ne renoncerai certainement pas à elle, parce que nous nous aimons, parce que je me crois digne d’être heureux par elle, et capable de la rendre heureuse.

— Oserez-vous soutenir toujours et partout ce que vous avancez ici ?

— Oui, et de toutes les manières.

— Alors venez ici demain avec votre oncle, le vénérable Francesco Morosini, et nous verrons comment vous répondrez aux accusations que j’ai à porter contre vous. Je n’aurai d’autres témoins que ma tante et ma sœur.

Orio fit un pas vers Argiria.

— À demain ! lui dit-elle d'une voix tremblante.

Orio se mordit les lèvres, et sortit à pas lents, en répétant avec une tranquillité superbe : — À demain !

— Jésus ! Dieu d’amour ! s’écria la signora Memmo sur le seuil de sa chambre, j’ai entendu une voix que je croyais ne devoir plus jamais entendre ! Mon Dieu, mon Dieu ! qu’est-ce que je vois ?… mon neveu ! mon enfant ! Demandez-vous des prières ?… Votre ame est-elle irritée contre nous ?…

La bonne dame chancela, se retint contre le mur ; et, près de tomber évanouie, fut retenue par le bras d’Ezzelin.

— Non, je ne suis point l’ombre de votre enfant, ma tante, ma sœur bien-aimée, reconnaissez-moi, je suis votre Ezzelin. Mais, ô mon Dieu ! répondez-moi avant tout, car je ne sais si je dois bénir ou maudire l’heure qui nous rassemble. Cet homme que je chasse d’ici est-il l’époux d’Argiria ?

— Non, non ! s’écria Argiria d’une voix forte. Il ne l’eût jamais été ! Un voile funeste était sur mes yeux, mais…

— Il est votre fiancé, du moins ! dit Ezzelin en frémissant de la tête aux pieds.

— Non, non, rien ! Je n’ai rien accordé, rien promis !…

— Le lâche, l’infâme a osé me dire que vous vous aimiez !…

— Il m’avait fait croire qu’il était innocent, et je… je le croyais sincère ; mais te voilà, mon frère, je n’aimerai que par ton ordre, je n’aimerai que toi !…

Argiria cachait ses sanglots de douleur et de joie dans le sein de son frère. Nous laisserons cette famille, à la fois heureuse et consternée, se livrer à ses épanchemens et se raconter tout ce qui était arrivé de part et d’autre depuis une séparation si cruelle.