Il s’écoula encore assez de temps avant l’arrivée d’Orio. Elle fut annoncée par l’esclave turc qui ne quittait jamais Orio. Lorsque le jeune homme entra, Ezzelin fut frappé de la perfection de ses traits, à la fois délicats et sévères. Quoiqu’il eût été élevé en Turquie, il était facile de voir qu’il appartenait à une race plus fièrement trempée. Le type arabe se révélait dans la forme de ses longs yeux noirs, dans son profil droit et inflexible, dans la petitesse de sa taille, dans la beauté de ses mains effilées, dans la couleur bronzée de sa peau lisse, sans aucune nuance. Le son de sa voix le fit reconnaître aussi d’Ezzelin pour un Arabe qui parlait le turc avec facilité, mais non sans cet accent guttural dont l’harmonie, étrange d’abord, s’insinue peu à peu dans l’ame, et finit par la remplir d’une suavité inconnue. Lorsque le lévrier le vit, il s’élança sur lui comme s’il eût voulu le dévorer. Alors le jeune homme, souriant avec une expression de malignité féroce, et montrant deux rangées de dents blanches, minces et serrées, changea tellement de visage, qu’il ressembla à une panthère. En même temps il tira de sa ceinture un poignard recourbé, dont la lame élincelante alluma encore plus la fureur de son adversaire. Giovanna fit un cri, et aussitôt le chien s’arrêta et revint vers elle avec soumission, tandis que l’esclave, remettant son yataghan dans un fourreau d’or chargé de pierreries, fléchit le genou devant sa maîtresse. — Voyez ! dit Giovanna à Ezzelin, depuis que cet esclave a pris auprès d’Orio la place de son chien fidèle, Sirius le hait tellement que je tremble pour lui, car ce jeune homme est toujours armé, et je n’ai point d’ordres à lui donner. Il me témoigne du respect et même de l’affection, mais il n’obéit qu’à Orio. — Ne peut-il s’exprimer dans notre langue ? dit Ezzelin, qui voyait l’Arabe expliquer par signes l’arrivée d’Orio. — Non, répondit Giovanna, et la femme qui sert d’interprète entre nous deux n’est point ici. Voulez-vous l’appeler ? — Il n’est pas besoin d’elle, dit Ezzelin ; et adressant la parole en arabe au jeune homme, il l’engagea à rendre compte de son message ; puis il le transmit à Giovanna. Orio, de retour de sa promenade, ayant appris l’arrivée du noble comte Ezzelino dans son île, s’apprêtait à lui offrir à souper dans les appartemens de la signora Soranzo, et le priait de l’excuser, s’il prenait quelques instans pour donner ses ordres de nuit, avant de se présenter devant lui. — Dites à cet enfant, répondit Giovanna à Ezzelino, que je réponds ainsi à son maître : L’arrivée du noble Ezzelin est un double bonheur pour moi, puisqu’elle me procure celui de souper avec mon époux. — Mais, non, ajouta-t-elle, ne lui dites pas cela ; il y verrait peut-être un reproche indirect. Dites que j’obéis ; dites que nous l’attendons.

Ezzelin ayant transmis cette réponse au jeune Arabe, celui-ci s’inclina respectueusement ; mais, avant de sortir, il s’arrêta debout devant Giovanna, et la regardant quelques instans avec attention, il lui exprima par gestes qu’il la trouvait encore plus malade que de coutume, et qu’il en était affligé. Ensuite, s’approchant d’elle avec une familiarité naïve, il toucha ses cheveux et lui fit entendre qu’elle eût à les relever. « Dites-lui que je comprends ses bienveillans conseils, dit Giovanna au comte, et que je les suivrai. Il m’engage à prendre soin de ma parure, à orner mes cheveux de diamans et de fleurs. Enfant bon et rude, qui s’imagine qu’on ressaisit l’amour d’un homme par ces moyens puérils ! car, selon lui, l’amour est l’instant de volupté qu’on donne ! »

Giovanna suivit néanmoins le conseil muet du jeune Arabe. Elle passa dans un cabinet voisin avec ses femmes, et lorsqu’elle en sortit, elle était éblouissante de parure. Cette riche toilette faisait un douloureux contraste avec la désolation qui régnait au fond de l’ame de Giovanna. La situation de cette demeure bâtie sur les flots, et pour ainsi dire dans les vents, le bruit lugubre de la mer et les sifflemens du sirocco qui commençait à s’élever, l’espèce de malaise qui régnait sur le visage des serviteurs, depuis que le maître était dans le château, tout contribuait à rendre cette scène étrange et pénible pour Ezzelin. Il lui semblait faire un rêve, et cette femme qu’il avait tant aimée, et que le matin même il s’attendait si peu à revoir, lui apparaissant tout d’un coup livide et défaillante, dans tout l’éclat d’un habit de fête, lui fit l’effet d’un spectre.

Mais le visage de Giovanna se colora, ses yeux brillèrent, et son front se releva avec orgueil, lorsque Orio entra dans la salle, d’un air franc et ouvert, paré, lui aussi, comme aux plus beaux jours de ses galans triomphes à Venise. Sa belle chevelure noire flottait sur ses épaules, en boucles brillantes et parfumées, et l’ombre fine de ses légères moustaches, retroussées à la vénitienne, se dessinait gracieusement sur la pâleur de ses joues. Toute sa personne avait un air d’élégance qui allait jusqu’à la recherche. Il y avait si long-temps que Giovanna le voyait les vêtemens en désordre, le visage assombri ou décomposé par la colère, qu’elle s’imagina ressaisir son bonheur, en revoyant l’image fidèle du Soranzo qui l’avait aimée. Il semblait en effet vouloir, en ce jour, réparer tous ses torts ; car, avant même de saluer Ezzelin, il vint à elle avec un empressement chevaleresque, et baisa ses mains à plusieurs reprises, avec une déférence conjugale mêlée d’ardeur amoureuse. Il se confondit ensuite en excuses et en civilités auprès du comte Ezzelin, et l’engagea à passer tout de suite dans la salle où le souper était servi. Lorsqu’ils furent tous assis autour de la table, qui était somptueusement servie, il l’accabla de questions sur l’événement qui lui procurait l’honorable joie de lui donner l’hospitalité. Ezzelin en fit le récit, et Soranzo l’écouta avec une sollicitude pleine de courtoisie, mais sans montrer ni surprise, ni indignation contre les pirates, et avec la résignation obligeante d’un homme qui s’afflige des maux d’autrui, sans se croire responsable le moins du monde. Au moment où Ezzelin parla du chef des pirates qu’il avait blessé et mis en fuite, ses yeux rencontrèrent ceux de Giovanna. Elle était pâle comme la mort, et répéta involontairement les mêmes paroles qu’il venait de prononcer : « Un homme coiffé d’un turban écarlate, et dont une énorme barbe noire couvrait presque entièrement le visage !… C’est lui ! ajouta-t-elle, agitée d’une secrète angoisse, je crois le voir encore ! » Et ses yeux effrayés, qui avaient l’habitude de consulter toujours le front d’Orio, rencontrèrent les yeux de son maître, tellement impitoyables, qu’elle se renversa sur sa chaise ; ses lèvres devinrent bleuâtres, et sa gorge se serra. Mais aussitôt, faisant un effort surhumain pour ne point offenser Orio, elle se calma, et dit avec un sourire forcé : « J’ai fait cette nuit un rêve semblable. » Ezzelin regardait aussi Orio. Celui-ci était d’une pâleur extraordinaire, et son sourcil contracté annonçait je ne sais quel orage intérieur. Tout d’un coup il éclata de rire, et ce rire âpre et mordant éveilla des échos lugubres dans les profondeurs de la salle. — C’est sans doute l’Uscoque, dit-il en se tournant vers le commandant Léontio, que madame a vu en rêve, et que le noble comte a tué aujourd’hui en réalité. — Sans aucun doute, répondit Léontio, d’un ton grave.

— Quel est donc cet Uscoque, s’il vous plaît ? demanda le comte. Existe-t-il encore de ces brigands dans vos mers ? Ces choses ne sont plus de notre temps, et il faut les renvoyer aux guerres de la république sous Marc-Antonio Memmo et Giovanni Bembo. Il n’y a pas plus d’uscoques que de revenans, bon seigneur Léontio.

— Votre seigneurie peut croire qu’il n’y en a plus, repartit Léontio un peu piqué ; votre seigneurie est dans la fleur de la jeunesse, heureusement pour elle, et n’a pas vu beaucoup de choses qui se sont passées avant sa naissance. Quant à moi, pauvre vieux serviteur de la très sainte et très illustre république, j’ai vu souvent de près les uscoques, j’ai même été fait prisonnier par eux, et il s’en est fallu de quelques minutes seulement que ma tête fût plantée en guise de ferale à la proue de leur galiote. Aussi je puis dire que je reconnaîtrais un uscoque entre mille et dix mille pirates, forbans, corsaires, flibustiers, en un mot, au milieu de toute cette racaille de gens qu’on appelle écumeurs de mer.

— Le grand respect que je porte à votre expérience me défend de vous contredire, mon brave commandant, dit le comte, acceptant avec un peu d’ironie la leçon que lui donnait Léontio. Je ferai beaucoup mieux de m’instruire en vous écoutant. Je vous demanderai donc de m’expliquer à quoi l’on peut reconnaître un uscoque entre mille et dix mille pirates, forbans ou flibustiers, afin que je sache bien à laquelle de ces races appartient le brigand qui m’a assailli aujourd’hui, et auquel, sans l’heure avancée, j’aurais voulu donner la chasse.

— L’uscoque, répondit Léontio, se reconnaît entre tous ces brigands, comme le requin entre tous les monstres marins, par sa férocité insatiable. Vous savez que ces infâmes pirates buvaient le sang de leurs victimes dans des crânes humains, afin de s’aguerrir contre toute pitié. Quand ils recevaient un transfuge et l’enrôlaient à leur bord, ils le soumettaient à cette atroce cérémonie, afin d’éprouver s’il lui restait quelque instinct d’humanité ; et s’il hésitait devant cette abomination, on le jetait à la mer. On sait qu’en un mot, la manière de faire la flibuste est, pour les uscoques, de couler bas leurs prises, et de ne faire grâce ni merci à qui que ce soit. Jusqu’ici les Missolonghis s’étaient bornés, dans leurs pirateries, à piller les navires ; et quand les prisonniers se rendaient, ils les emmenaient en captivité et spéculaient sur leur rançon. Aujourd’hui les choses se passent autrement : quand un navire tombe dans leurs mains, tous les passagers, jusqu’aux enfans et aux femmes, sont massacrés sur place, et il ne reste même pas une planche flottant sur l’eau pour aller porter la nouvelle du désastre à nos rivages. Nous voyons bien les navires partir de la côte d’Italie, passer dans nos eaux, mais on ne les voit point débarquer sur celles du Levant, et ceux que la Grèce envoie vers l’occident, n’arrivent jamais à la hauteur de nos îles. Soyez-en certain, seigneur comte, le terrible pirate au turban rouge, que l’on voit rôder d’écueil en écueil, et que les pêcheurs du promontoire d’Azio ont nommé l’Uscoque, est bien un véritable uscoque, de la pure race des égorgeurs et des buveurs de sang.

— Que le chef de bandits que j’ai vu aujourd’hui soit uscoque ou de tout autre sang, dit le jeune comte, je lui ai arrangé la main droite à la vénitienne, comme on dit. Au premier abord, il m’avait paru déterminé à prendre ma vie ou à me laisser la sienne ; cependant cette blessure l’a fait reculer, et cet homme invincible a pris la fuite.

— A-t-il pris vraiment la fuite ? dit Soranzo avec une incroyable indifférence. Ne pensez-vous pas plutôt qu’il allait chercher du renfort ? Quant à moi, je crois que votre seigneurie a très bien fait de venir mettre sa galère à l’abri de la nôtre, car les pirates sont à cette heure un fléau terrible, inévitable.

— Je m’étonne, dit Ezzelin, que messer Francesco Morosini, connaissant la gravité de ce mal, n’ait point songé encore à y porter remède. Je ne comprends pas que l’amiral, sachant les pertes considérables que votre seigneurie a éprouvées, n’ait point envoyé une galère pour remplacer celle qu’elle a perdue, et pour la mettre à même de faire cesser d’un coup ces affreux brigandages.

Orio haussa les épaules à demi, et d’un air aussi dédaigneux que pouvait le permettre l’exquise politesse dont il se piquait. — Quand même l’amiral nous enverrait douze galères, dit-il, ses douze galères ne pourraient rien contre des adversaires insaisissables. Nous aurions encore ici tout ce qu’il nous faudrait pour les réduire, si nous étions dans une situation qui nous permît de faire usage de nos forces. Mais quand mon digne oncle m’a envoyé ici, il n’a pas prévu que j’y serais captif au milieu des écueils, et que je ne pourrais exécuter aucun mouvement sur des bas-fonds parmi lesquels de minces embarcations peuvent seules se diriger. Nous n’avons ici qu’une manœuvre possible, c’est de gagner le large, et d’aller promener nos navires sur des eaux où jamais les pirates ne se hasardent à nous attendre. Quand ils ont fait leur coup, ils disparaissent comme des mouettes ; et pour les poursuivre parmi les récifs, il faudrait, non-seulement connaître cette navigation difficile comme eux seuls peuvent la connaître, mais encore être équipés comme eux, c’est-à-dire avoir une flottille de chaloupes et de caïques légères, et leur faire une guerre de partisans, semblable à celles qu’ils nous font. Croyez-vous que ce soit une chose bien aisée, et que du jour au lendemain on puisse s’emparer d’un essaim d’ennemis qui ne se pose nulle part ?

— Peut-être votre seigneurie le pourrait-elle si elle le voulait bien, dit Ezzelino avec un entraînement douloureux ; n’est-elle pas habituée à réussir du jour au lendemain dans toutes ses entreprises ?

— Giovanna, dit Orio avec un sourire un peu amer, ceci est un trait dirigé contre vous au travers de ma poitrine. Soyez moins pâle et moins triste, je vous en supplie, car le noble comte, notre ami, croira que c’est moi qui vous empêche de lui témoigner l’affection que vous lui devez et que vous lui portez. Mais, pour en revenir à ce que nous disions, ajouta-t-il d’un ton plein d’aménité, croyez, mon cher comte, que je ne m’endors pas dans le danger, et que je ne m’oublie point ici aux pieds de la beauté. Les pirates verront bientôt que je n’ai point perdu mon temps, et que j’ai étudié à fond leur tactique et exploré leurs repaires. Oui, grâce au ciel et à ma bonne petite barque, à l’heure qu’il est, je suis le meilleur pilote de l’archipel d’Ionie, et… Mais, ajouta Soranzo en affectant de regarder autour de lui, comme s’il eût craint la présence de quelque serviteur indiscret, vous comprenez, seigneur comte, que le secret est absolument nécessaire à mes desseins. On ne sait pas quelles accointances les pirates peuvent avoir dans cette île avec les pêcheurs et avec les petits trafiquans qui nous apportent leurs denrées des côtes de Morée et d’Étolie. Il ne faut que l’imprudence d’un domestique fidèle, mais inintelligent, pour que nos bandits, avertis à temps, déguerpissent, et j’ai grand intérêt à les conserver pour voisins, car nulle part ailleurs j’ose jurer qu’ils ne seront si bien traqués et si infailliblement pris dans leur propre nasse.

En écoutant ces aveux, les convives furent agités d’émotions diverses. Le front de Giovanna s’éclaircit, comme si elle eût attribué aux absences et aux préoccupations de son mari quelque cause funeste, et comme si un poids eût été ôté de sa poitrine. Léontio leva les yeux au ciel assez niaisement, et commença d’exprimer son admiration par des exclamations qu’un regard froid et sévère de Soranzo réprima brusquement. Quant à Ezzelin, ses regards se portaient alternativement sur ces trois personnages, et cherchaient à saisir ce qui restait pour lui d’inexpliqué dans leurs relations. Rien dans Soranzo ne pouvait justifier l’interprétation gratuite de folie dont il avait plu au commandant de se servir pour expliquer sa conduite ; mais aussi rien dans les traits, dans les discours, ni dans les manières de Soranzo, ne réussissait à captiver la confiance ou la sympathie du jeune comte. Il ne pouvait détacher ses yeux de ceux de cet homme, dont le regard passait pour fascinateur, et il trouvait dans ces yeux, d’une beauté remarquable quant à la forme et à la transparence, une expression indéfinissable qui lui déplaisait de plus en plus. Il y régnait un mélange d’effronterie et de couardise ; parfois ils frappaient Ezzelin droit au visage, comme s’ils eussent voulu le faire trembler ; mais, dès qu’ils avaient manqué leur effet, ils devenaient timides comme ceux d’une jeune fille, ou flottans comme ceux d’un homme pris en faute. Tout en le regardant ainsi, Ezzelin remarqua que sa main droite n’était pas sortie de sa poitrine une seule fois. Appuyé sur le coude gauche avec une nonchalance élégante et superbe, il cachait son autre bras, presque jusqu’au coude, dans les larges plis que formait sur sa poitrine une magnifique robe de soie brochée d’or, dans le goût oriental. Je ne sais quelle pensée traversa l’esprit d’Ezzelin. — Votre seigneurie ne mange pas ? dit-il d’un ton un peu brusque. Il lui sembla qu’Orio se troublait. Néanmoins il répondit avec assurance : — Votre seigneurie prend trop d’intérêt à ma personne. Je ne mange point à cette heure-ci. — Vous paraissez souffrant, reprit Ezzelin en le regardant très fixement, et sans aucun détour. Cette insistance déconcerta visiblement Orio. — Vous avez trop de bonté, répondit-il avec une sorte d’amertume ; l’air de la mer m’excite beaucoup le sang. — Mais votre seigneurie est blessée à cette main ; si je ne me trompe ? dit Ezzelin, qui avait vu les yeux d’Orio se porter involontairement sur son propre bras droit. — Blessé ! s’écria Giovanna en se levant à demi, avec anxiété.

— Eh ! mon Dieu, madame, vous le savez bien, répondit Orio en lui lançant un de ces coups-d’œil qu’elle craignait si fort. Voilà deux mois que vous me voyez souffrir de cette main. Giovanna retomba sur sa chaise, pâle comme la mort, et Ezzelin vit dans sa physionomie qu’elle n’avait jamais entendu parler de cette blessure.

— Cet accident date de loin ? dit-il d’un ton indifférent, mais ferme.

— De mon expédition de Patras, seigneur comte.

Ezzelin examina Léontio. Il avait la tête penchée sur son verre, et paraissait savourer un vin de Chypre d’exquise qualité. Le comte lui trouva une attitude sournoise, et un air de duplicité qu’il avait pris jusque-là pour de la pauvreté d’esprit.

Il persista à embarrasser Orio. — Je n’avais pas ouï dire, reprit-il, que vous eussiez été blessé à cette affaire, et je me réjouissais de ce qu’au milieu de tant de malheurs, celui-là, du moins, vous eût été épargné.

Le feu de la colère s’alluma enfin sur le front d’Orio. — Je vous demande pardon, seigneur comte, dit-il d’un air ironique, si j’ai oublié de vous envoyer un courrier pour vous faire part d’une catastrophe qui paraît vous toucher plus que moi-même. En vérité, je suis marié dans toute la force du terme, car mon rival est devenu mon meilleur ami.

— Je ne comprends pas cette plaisanterie, messer, répondit Giovanna d’un ton plus digne et plus ferme que son état d’abattement physique et moral ne semblait le permettre.

— Vous êtes susceptible aujourd’hui, mon ame, lui dit Orio d’un air moqueur ; et, étendant sa main gauche sur la table, il attira celle de Giovanna vers lui, et la baisa. Ce baiser ironique fut pour elle comme un coup de poignard. Une larme roula sur sa joue. Misérable ! pensa Ezzelin, en voyant l’insolence d’Orio avec elle. Lâche, qui recule devant un homme, et qui se plaît à briser une femme !

Il était tellement pénétré d’indignation, qu’il ne put s’empêcher de le faire paraître. Les convenances lui prescrivaient de ne point intervenir dans ces discussions conjugales ; mais sa figure exprima si vivement ce qui se passait en lui, que Soranzo fut forcé d’y faire attention. — Seigneur comte, lui dit-il, s’efforçant de montrer du sang-froid et de la hauteur, vous seriez-vous adonné à la peinture depuis quelque temps ? Vous me contemplez comme si vous aviez envie de faire mon portrait.

— Si votre seigneurie m’autorise à lui dire pourquoi je la regarde ainsi, répondit vivement le comte, je le ferai.

— Ma seigneurie, dit Orio d’un ton railleur, supplie humblement la vôtre de le faire.

— Eh bien ! messer, reprit Ezzelin, je vous avouerai qu’en effet je me suis adonné quelque peu à la peinture, et qu’en ce moment je suis frappé d’une ressemblance prodigieuse entre votre seigneurie…

— Et quelqu’une des fresques de cette salle ? interrompit Orio.

— Non, messer ; avec le chef des pirates à qui j’ai eu affaire ce matin, avec l’Uscoque, puisqu’il faut l’appeler par son nom.

— Par saint Théodose ! s’écria Soranzo d’une voix tremblante, comme si la terreur ou la colère l’eussent pris à la gorge. Est-ce dans le dessein de répondre à mon hospitalité par une insulte et un défi que vous me tenez de pareils discours, monsieur le comte ? Parlez librement.

En même temps il essaya de dégager sa main de sa poitrine, comme pour la mettre sur le fourreau de son épée, par un mouvement instinctif. Mais il n’était point armé, et sa main était de plomb. D’ailleurs Giovanna, épouvantée, et craignant une de ces scènes de violence auxquelles elle avait trop souvent assisté lorsque Orio était irrité contre ses inférieurs, s’élança sur lui, et lui saisit le bras. Dans ce mouvement, elle toucha sans doute à sa blessure, car il la repoussa avec une fureur brutale et avec un blasphème épouvantable. Elle tomba presque sur le sein d’Ezzelin, qui, de son côté, allait s’élancer furieux sur Orio. Mais celui-ci, vaincu par la douleur, venait de tomber en défaillance, et son page arabe le soutenait dans ses bras.

Ce fut l’affaire d’un instant. Orio lui dit un mot dans sa langue, et ce jeune garçon, ayant rempli une coupe de vin, la lui présenta et lui en fit avaler une partie. Il reprit aussitôt ses forces, et fit à Giovanna les plus hypocrites excuses sur son emportement. Il en fit aussi à Ezzelin, prétendant que les souffrances qu’il ressentait pouvaient seules lui expliquer à lui-même ses fréquens accès de colère. — Je suis bien certain, dit-il, que votre seigneurie ne peut pas avoir eu l’intention de m’offenser en me trouvant une ressemblance avec le pirate uscoque.

— Au point de vue de l’art, répondit Ezzelin d’un ton acerbe, cette ressemblance ne peut qu’être flatteuse ; j’ai bien regardé cet uscoque, c’est un fort bel homme.

— Et un hardi compère ! repartit Soranzo en achevant de vider sa coupe, un effronté coquin qui vient jusque sous mes yeux me narguer, mais avec qui je me mesurerai bientôt, comme avec un adversaire digne de moi.

— Non pas, messer, reprit Ezzelin. Permettez-moi de n’être pas de votre avis. Votre seigneurie a fait ses preuves de valeur à la guerre, et l’Uscoque a fait aujourd’hui devant moi ses preuves de lâcheté.

Orio eut comme un frisson ; puis il tendit sa coupe de nouveau à Léontio, qui la remplit jusqu’aux bords d’un air respectueux, en disant : — C’est la première fois de ma vie que j’entends faire un pareil reproche à l’Uscoque.

— Vous êtes tout-à-fait plaisant, vous, dit Orio d’un air de raillerie méprisante. Vous admirez les hauts faits de l’Uscoque ? Vous en feriez volontiers votre ami et votre frère d’armes, je gage ! Noble sympathie d’une ame belliqueuse !

Léontio parut très confus. Mais Ezzelin, qui ne voulait pas lâcher prise, intervint.

— Je déclare que cette sympathie serait mal placée, dit-il. J’ai eu l’an dernier, dans le golfe de Lépante, affaire à des pirates missolonghis, qui se firent couper en morceaux plutôt que de se rendre. Aujourd’hui, j’ai vu ce terrible Uscoque reculer pour une blessure et se sauver comme un lâche quand il a vu couler son sang.

La main d’Orio serra convulsivement sa coupe. L’Arabe la lui retira au moment où il la portait à sa bouche.

— Qu’est-ce ? s’écria Orio d’une voix terrible. Mais, s’étant retourné et ayant reconnu Naama, il se radoucit, et dit en riant :

— Voici l’enfant du prophète, qui veut m’arracher à la damnation ! Aussi bien, ajouta-t-il en se levant, il me rend service. Le vin me fait mal et aggrave l’irritation de cette maudite plaie qui, depuis deux mois, ne vient pas à bout de se fermer.

— J’ai quelques connaissances en chirurgie, dit Ezzelin ; j’ai guéri beaucoup de plaies à mes amis, et leur ai rendu service à la guerre en les retirant des mains des empiriques. Si votre seigneurie veut me montrer sa blessure, je me fais fort de lui donner un bon avis.

— Votre seigneurie a des connaissances universelles et un dévouement infatigable, répondit Orio sèchement. Mais cette main est fort bien pansée, et sera bientôt en état de défendre celui qui la porte contre toute méchante interprétation et contre toute accusation calomnieuse.

En parlant ainsi, Orio se leva, et, renouvelant ses offres de service à Ezzelin, d’un ton qui cette fois semblait l’avertir qu’il les accepterait en pure perte, il lui demanda quelles étaient ses intentions pour le lendemain.

— Mon intention, répondit le comte, est de partir dès le point du jour pour Corfou, et je rends grace à votre seigneurie de ses offres. Je n’ai besoin d’aucune escorte, et ne crains pas une nouvelle attaque des pirates. J’ai vu aujourd’hui ce que je devais attendre d’eux, et tels que je les connais, je les brave.

— Vous me ferez du moins l’honneur, dit Soranzo, d’accepter pour cette nuit l’hospitalité dans ce château ; mon propre appartement vous a été préparé…

— Je ne l’accepterai pas, messer, répondit le comte. Je ne me dispense jamais de coucher à mon bord, quand je voyage sur les galères de la république.

Orio insista vainement. Ezzelin crut devoir ne point céder. Il prit congé de Giovanna, qui lui dit à voix basse, tandis qu’il lui baisait la main : « Prenez garde à mon rêve ! soyez prudent ! » Puis elle ajouta tout haut : « Faites mon message fidèlement auprès d’Argiria. » Ce fut la dernière parole qu’Ezzelin entendit sortir de sa bouche. Orio voulut l’accompagner jusqu’à la poterne du donjon, et il lui donna un officier et plusieurs hommes pour le conduire à son bord. Toutes ces formalités accomplies, tandis que le comte remontait sur sa galère, Orio Soranzo se traîna dans son appartement, et tomba épuisé de fatigue et de souffrance sur son lit.

Naam ferma les portes avec soin, et se mit à panser sa main brisée.


L’abbé s’arrêta, fatigué d’avoir parlé si long-temps. Zuzuf prit la parole à son tour, et, dans un style plus rapide, il continua à peu près en ces termes l’histoire de l’Uscoque :


— Laisse-moi, Naam, laisse-moi ! tu épuiserais en vain sur cette blessure maudite le suc de toutes les plantes précieuses de l’Arabie, et tu dirais en vain toutes les paroles cabalistiques dont une science inconnue t’a révélé les secrets : la fièvre est dans mon sang, la fièvre du désespoir et de la fureur ! Eh quoi ! ce misérable, après m’avoir ainsi mutilé, ose encore me braver en face et me jeter l’insulte de son ironie ! et je ne puis aller moi-même châtier son insolence, lui arracher la vie et baigner mes deux bras jusqu’au coude dans son sang ! Voilà le topique qui guérirait ma blessure et qui calmerait ma fièvre !

— Ami, tiens-toi tranquille, prends du repos, si tu ne veux mourir. Voici que mes conjurations opèrent. Le sang que j’ai tiré de mes veines et que j’ai versé dans cette coupe commence à obéir à la formule sacrée, il bout, il fume ! maintenant je vais l’appliquer sur ta plaie…

Soranzo se laisse panser avec la soumission d’un enfant, car il craint la mort comme étant le terme de ses entreprises et la perte de ses richesses. Si parfois il la brave avec un courage de lion, c’est quand il combat pour sa fortune. À ses yeux, la vie n’est rien sans l’opulence, et si, dans ses jours de ruine et de détresse, la voix du destin lui annonçait qu’il est condamné pour toujours à la misère, il précipiterait, du haut de son donjon, dans la mer noire et profonde, ce corps tant choyé pour lequel aucun aromate d’Asie n’est assez exquis, aucune étoffe de Smyrne assez riche ou assez moelleuse.

Quand l’Arabe a fini ses maléfices, Soranzo le presse de partir. — Va, lui dit-il, sois aussi prompt que mon désir, aussi ferme que ma volonté. Remets à Hussein cette bague qui t’investit de ma propre puissance. Voici mes ordres : Je veux qu’avant le jour il soit à la pointe de Natolica, à l’endroit que je lui ai désigné ce matin, et qu’il se tienne là avec ses quatre caïques, pour engager l’attaque ; que le renégat Fremio se poste aux grottes de la Cigogne avec sa chaloupe pour prendre l’ennemi en flanc, et que la tartane albanaise, bien munie de ses pierriers, se tienne là où je l’ai laissée, afin de barrer la sortie des écueils. Le Vénitien quittera notre crique avec le jour ; une heure après le lever du soleil, il sera en vue des pirates. Deux heures après le lever du soleil, il doit être aux prises avec Hussein ; trois heures après le lever du soleil, il faut que les pirates aient vaincu. Et dis-leur ceci encore : Si cette proie leur échappe, dans huit jours Morosini sera ici avec une flotte, car le Vénitien me soupçonne et va m’accuser. S’il arrive à Corfou, dans quinze jours il n’y aura plus un rocher où les pirates puissent cacher leurs barques, pas une grève où ils osent tracer l’empreinte de leurs pieds, pas un toit de pêcheur où ils puissent abriter leurs têtes. Et dis-leur ceci surtout : Si on épargnait la vie d’un seul Vénitien de cette galère, et si Hussein, se laissant séduire par l’espoir d’une forte rançon, consentait à emmener leur chef en captivité, dis-lui que mon alliance avec lui serait rompue sur-le-champ, et que je me mettrais moi-même à la tête des forces de la république pour l’exterminer, lui et toute sa race. Il sait que je connais les ruses de son métier mieux que lui-même ; il sait que sans moi il ne peut rien. Qu’il songe donc à ce qu’il pourrait contre moi, et qu’il se souvienne de ce qu’il doit craindre ! Va ; dis-lui que je compterai les heures, les minutes ; lorsqu’il sera maître de la galère, il tirera trois coups de canon pour m’avertir, puis il la coulera bas, après l’avoir dépouillée entièrement… Demain soir il sera ici pour me rendre ses comptes. S’il ne me présente un gage certain de la mort du chef vénitien, sa tête ! je le ferai pendre aux créneaux de ma grande tour. Va ; telle est ma volonté. N’en omets pas une syllabe… Maudit trois fois soit l’infâme qui m’a mis hors de combat ! Eh quoi ! n’aurais-je pas la force de me traîner jusqu’à cette barque ? Aide-moi, Naam ! si je puis seulement me sentir ballotter par la vague, mes forces reviendront ! Rien ne réussit à ces maudits pirates quand je ne suis pas avec eux…

Orio essaie de se traîner jusqu’au milieu de sa chambre ; mais le frisson de la fièvre fait claquer ses dents ; les objets se transforment devant ses yeux égarés, et à chaque instant il lui semble que les angles de son appartement vont se jeter sur lui et serrer ses tempes comme dans un étau.

Il s’obstine néanmoins, il cherche d’une main tremblante à ébranler le verrou de l’issue secrète. Ses genoux fléchissent. Naam le prend dans ses bras, et, soutenue par la force du dévouement, le ramène à son lit et l’y replace ; puis elle garnit sa ceinture de deux pistolets, examine la lame de son poignard et prépare sa lampe. Elle est calme ; elle sait qu’elle s’acquittera de sa mission ou qu’elle y laissera sa vie. Enfant de Mahomet, elle sait que les destinées sont écrites dans les cieux, et que rien n’arrive au gré des hommes, si la fatalité s’est jouée d’avance de leurs desseins.

Orio se tord sur sa couche. Naam soulève le tapis de damas qui cache à tous les yeux une trappe mobile, aux gonds silencieux. Elle commence à descendre un escalier rapide et tortueux d’abord, construit avec la pierre et le ciment, et bientôt taillé inégalement dans le granit à mesure qu’il s’enfonce dans les entrailles du rocher. Soranzo la rappelle au moment où elle va pénétrer dans ces galeries étroites où deux hommes ne peuvent passer de front et où la rareté de l’air porterait l’effroi dans une ame moins aguerrie que la sienne. La voix de Soranzo est si faible, qu’elle ne peut être entendue, si ce n’est par Naam, dont le cœur et l’esprit vigilant ont le sens de l’ouïe. Naam remonte rapidement les degrés et passe le corps à demi par l’ouverture pour prendre les nouveaux ordres de son maître. — Avant de rentrer dans l’île, lui dit-il, tu iras dans la baie trouver le lieutenant. Tu lui diras de faire marcher la galère, au lever du jour, vers la pointe opposée de l’île, de gagner le large vers le sud. Il y restera jusqu’au soir sans se rapprocher des écueils, quelque bruit qu’il entende au loin. Je lui donnerai, avec le canon du fort, l’ordre de sa rentrée. Va ; hâte-toi, et qu’Allah t’accompagne !

Naam disparaît de nouveau dans la spirale souterraine. Elle traverse les passages secrets ; de cave en cave, d’escalier en escalier, elle parvient enfin à une ouverture étroite, portique effrayant suspendu entre le ciel et l’onde, où le vent s’engouffre avec des sifflemens aigus, et que de loin les pêcheurs prennent pour une crevasse inabordable, où les oiseaux de mer peuvent seuls chercher un refuge contre la tempête. Naam prend dans un coin une échelle de cordes qu’elle attache aux anneaux de fer scellés dans le roc. Puis elle éteint sa lampe tourmentée par le vent, ôte sa robe de soie de Perse et son fin turban d’un blanc de neige. Elle endosse la casaque grossière d’un matelot, et cache sa chevelure sous le bonnet écarlate d’un Maniote. Enfin, avec la souplesse et la force d’une jeune panthère, elle se suspend aux flancs nus et lisses du roc perpendiculaire, et gagne une plate-forme plus voisine des flots, qui se projette en avant, et forme une caverne que la mer vient remplir dans les gros temps, mais qu’elle laisse à sec dans les jours calmes. Naam descend dans la grotte par une large fissure de la voûte et s’avance sur la grève écumante. La nuit est sombre, et le vent d’ouest souffle généreusement. Elle tire de son sein un sifflet d’argent et fait entendre un son aigu auquel répond bientôt un son pareil. Quelques instans se sont à peine écoulés, et déjà une barque, cachée dans une autre cave de rocher, glisse sur les flots, et s’approche d’elle. — Seul ? lui dit en langue turque un des deux matelots qui la dirigent. — Seul, répond Naam ; mais voici la bague du maître. Obéissez, et conduisez-moi auprès d’Hussein. Les deux matelots hissent leur voile latine, Naam s’élance dans la barque et quitte rapidement le rivage. La signora Soranzo est à sa fenêtre ; elle a cru entendre le bruit des rames et le son incertain d’une voix humaine. Le lévrier fait entendre un grognement sourd, témoignage de haine. — C’est Naama tout seul, dit la belle Vénitienne ; Soranzo, du moins, repose cette nuit sous le même toit que sa triste compagne !

L’inquiétude la dévore. — Il est blessé ! il souffre ! il est seul peut-être ! Son inséparable serviteur l’a quitté cette nuit ! Si j’allais écouter doucement à sa porte, j’entendrais le bruit de sa respiration ! Je saurais s’il dort. Et s’il est en proie à la douleur, à l’ennui des ténèbres et de la solitude, peut-être ne mépriserait-il pas mes soins !

Elle s’enveloppe d’un long voile blanc, et comme une ombre inquiète, comme un rayon flottant de la lune, elle se glisse dans les détours du château. Elle trompe la vigilance des sentinelles qui gardent la porte de la tour habitée par Orio. Elle sait que Naama est absent ! Naama, le seul gardien qui ne s’endort jamais à son poste, le seul qui ne se laisse séduire par les promesses, ni gagner par les prières, ni intimider par les menaces.

Elle est arrivée à la porte d’Orio, sans éveiller le moindre écho sur les pavés sonores, sans effleurer de son voile les murailles indiscrètes. Elle prête l’oreille, son cœur palpitant brise sa poitrine ; mais elle retient son souffle. La porte d’Orio est mieux gardée par la peur qu’il inspire que par une légion de soldats. Giovanna écoute, prête à s’enfuir au moindre bruit. La voix de Soranzo s’élève, sinistre dans le silence et dans les ténèbres. La crainte de se trahir par la fuite enchaîne la Vénitienne tremblante au seuil de l’appartement conjugal. Soranzo est en proie aux fantômes du sommeil. Il parle avec agitation, avec fureur dans le délire des songes. Ses paroles entrecoupées ont-elles révélé quelque affreux mystère ? Giovanna s’enfuit épouvantée, elle retourne à sa chambre et tombe consternée, demi-morte, sur son divan. Elle y reste jusqu’au jour, perdue dans des rêves sinistres.

Cependant une ligne incertaine encore traverse le linceul immense de la nuit et commence à séparer au loin le ciel et la mer. Orio, plus calme, s’est soulevé sur son chevet. Il se débat encore contre les visions de la fièvre, mais sa volonté les surmonte, et l’aube va les chasser. Il ressaisit peu à peu ses souvenirs, il embrasse enfin la réalité. Il appelle Naam ; la mandore de la jeune Arabe, suspendue à la muraille, répond seule par une vibration mélancolique à la voix du maître.

Orio repousse ses pesantes courtines, pose ses pieds sur le tapis, promène ses regards inquiets autour de l’appartement où tremble à peine la lueur du matin. La trappe est toujours baissée, Naam n’est pas de retour.

Il ne peut résister à l’inquiétude, il essaie ses forces, il soulève la trappe, il descend quelques marches ; il sent que son énergie revient avec l’activité. Il arrive à l’issue des galeries intérieures du rocher, là où Naam a laissé une partie de ses vêtemens et l’échelle de corde attachée encore aux crampons de fer. Il interroge les flots avec anxiété. Les angles du roc lui cachent le côté qu’il voudrait voir. Il voudrait descendre l’échelle, mais sa main blessée ne pourrait le soutenir dans cette périlleuse traversée. D’ailleurs le jour augmente, et les sentinelles pourraient le remarquer, et découvrir cette communication avec la mer connue de lui seulement et du petit nombre de ses affidés. Orio subit toutes les souffrances de l’attente. Si Naam est tombée dans quelque embûche, si elle n’a pu transmettre son message à Hussein, Ezzelin est sauvé, Soranzo est perdu ! Et si Hussein, en apprenant la blessure qui met Orio hors de combat, allait le trahir, vendre son secret, son honneur et sa vie à la république ! Mais tout à coup Orio voit sa galéace sortir sous toutes voiles de la baie et se diriger vers le sud. Naam a rempli sa mission ! Il ne songe plus à elle. Il retire l’échelle et retourne dans sa chambre ; c’est Naam qui l’y reçoit. La joie du succès donne à Orio les apparences de la passion ; il la presse contre son sein ; il l’interroge avec sollicitude. — Tout sera fait comme tu l’as commandé, dit-elle, mais le vent ne cesse pas de souffler de l’ouest, et Hussein ne répond de rien, si le vent ne change ; car, si la galère le gagne de vitesse, ses caïques ne pourront lui donner la chasse sans s’exposer, en pleine mer, à des rencontres funestes. — Hussein est insensé, répondit Orio avec impatience, il ne connaît pas l’orgueil vénitien. Ezzelin ne fuira pas ; il ira à sa rencontre, il se jettera dans le danger. N’a-t-il pas en tête la sotte chimère de l’honneur ? D’ailleurs le vent tournera au lever du soleil et soufflera jusqu’à midi.

— Maître, il n’y a pas d’apparence, répond Naam.

— Hussein est un poltron, s’écria Orio avec colère.

Ils montent ensemble sur la terrasse du donjon. La galère du comte Ezzelin est déjà sortie de la baie. Elle vogue légère et rapide vers le nord. Mais le soleil sort de la mer et le vent tourne. Il souffle en plein de Venise et va refouler les vagues et les navires sur les écueils de l’archipel ionien. La course d’Ezzelin se ralentit. — Ezzelin ! tu es perdu ! s’écrie Orio dans le transport de sa joie. Naam regarde le front orgueilleux de son maître. Elle se demande si cet homme audacieux ne commande pas aux élémens, et son aveugle dévouement ne connaît plus de bornes.

Oh ! que les heures de cette journée se traînèrent lentement pour Soranzo et pour son esclave fidèle ! Orio avait prévu si exactement le temps nécessaire à la marche de la galère et aux manœuvres des Missolonghis, qu’à l’heure précise indiquée par lui le combat s’engagea. D’abord il ne l’entendit pas, parce qu’Ezzelin n’employa pas le canon contre les caïques. Mais quand les tartanes vinrent l’assaillir, quand il vit qu’il avait à lutter contre deux cents pirates, avec une soixantaine d’hommes, blessés ou fatigués par le combat de la veille, il fit usage de toutes ses ressources. Le combat fut acharné, mais court. Que pouvait le courage désespéré contre le nombre et surtout contre le destin ! Orio entendit la canonnade. Il bondit comme un tigre dans sa cage, et se cramponna aux créneaux de la tour, pour résister au vertige qui l’emportait à travers l’espace. Dans sa main gauche, il tenait la main de Naam, et la brisait d’une étreinte convulsive à chaque coup de canon dont le bruit sourd venait expirer à son oreille. Tout à coup il se fit un grand silence, un silence affreux, impossible à expliquer, et durant lequel Naam commença à craindre que tous les plans de son maître n’eussent avorté.

Le soleil montait calme et radieux, la mer était nue comme le ciel. Le combat se passait entre les deux dernières îles situées au nord-est de San-Silvio. La garnison du château s’étonnait et s’effrayait de ce bruit sinistre ; quelques sous-officiers et quelques braves marins avaient demandé à se jeter dans des barques pour aller à la découverte. Orio leur avait fait défendre par Léontio de bouger, sous peine de la vie. Le bruit avait cessé. Sans doute la galère d’Ezzelin, masquée par l’île nord-ouest, cinglait victorieuse vers Corfou. En si peu d’instans, une si fine voilière, si bien armée et si bravement défendue, ne pouvait être tombée au pouvoir des pirates. Personne ne s’inquiétait plus de son sort, personne, excepté le gouverneur et son acolyte silencieux. Ils étaient toujours penchés sur les créneaux de la tour. Le soleil montait toujours, et le silence ne cessait point.

Enfin les trois coups se firent entendre à la cinquième heure du jour. — C’en est fait ! maître, dit Naam, le bel Ezzelin a vécu. — Deux heures pour piller un navire ! dit Orio en haussant les épaules. Les brutes ! que pourraient-ils sans moi ! Rien. Mais à présent, que la foudre du ciel les écrase, que le canon vénitien les balaie, et que les abîmes de la mer les engloutissent. J’en ai fini avec eux. Ils m’ont délivré d’Ezzelin, et la moisson est rentrée !

— Maître, tu vas maintenant te rendre auprès de ta femme. Elle est fort malade et presque mourante, dit-on. Il y a deux heures qu’elle te fait demander. Je te l’ai répété plusieurs fois, tu ne m’as pas entendu.

— Dis que je n’ai pas écouté ! Vraiment, j’avais bien autre chose dans l’esprit que les visions d’une femme jalouse ! Que me veut-elle ?

— Maître, tu vas céder à sa demande. Allah maudit l’homme qui méprise sa femme légitime, encore plus que celui qui maltraite son esclave fidèle. Tu as été pour moi un bon maître, sois un bon époux pour ta Vénitienne. Allons, viens.

Orio céda ; Naam était le seul être qui pût faire céder Orio quelquefois.

Giovanna est étendue raide et sans mouvement sur son divan. Ses joues sont livides, ses lèvres froides, sa respiration est brûlante. Elle se ranime cependant à la voix de Naam qui la presse de tendres questions, et qui couvre ses mains de baisers fraternels. Ma sœur Zoana, lui dit la jeune Arabe dans cette langue que Giovanna n’entend pas, prends courage, ne t’abandonne pas ainsi à la douleur. Ton époux revient vers toi, et jamais ta sœur Naam ne cherchera à te ravir sa tendresse. Le prophète l’ordonne ainsi, et jamais, parmi les cent femmes dont je fus la plus aimée, il n’y en eut une seule qui pût se plaindre avec quelque raison de la préférence du maître pour moi. Naam a toujours eu l’ame généreuse, et de même qu’on a respecté ses droits sur la terre des croyans, de même elle respecte ceux d’autrui sur la terre des chrétiens. Allons, relève encore tes cheveux, et revêts tes plus beaux ornemens : l’amour de l’homme n’est qu’orgueil, et son ardeur se rallume quand la femme prend soin de lui paraître belle. Essuie tes larmes, les larmes nuisent à l’éclat des yeux. Si tu me confiais le soin de peindre tes sourcils à la turque, et de draper ton voile sur tes épaules à la manière perse, sans nul doute le désir d’Orio retournerait vers toi. Voici Orio, prends ton luth, je vais brûler des parfums dans ta chambre.

Giovanna ne comprend pas ces discours naïfs. Mais la douce harmonie de la voix arabe, et l’air tendre et compatissant de l’esclave lui rendent un peu de courage. Elle ne comprend pas non plus la grandeur d’ame de sa rivale, car elle persiste à la prendre pour un jeune homme ; mais elle n’en est pas moins touchée de son affection et s’efforce de l’en récompenser en secouant son abattement. Orio entre, Naam veut se retirer. Mais Orio lui commande de rester. Il craint, en se livrant à un reste d’amour pour Giovanna, d’encourager ses reproches ou de réveiller ses espérances. Néanmoins il la ménage encore. Elle est toute-puissante auprès de Morosini. Orio la craint, et à cause de cela, bien qu’il admire sa douceur et sa beauté, il ne peut se défendre de la haïr.

Mais cette fois Giovanna n’est ni craintive, ni suppliante. Elle n’est que plus triste et plus malade que les autres jours. — Orio, lui dit-elle, je pense que vous auriez dû, malgré le refus du comte Ezzelin, le faire escorter jusqu’à la haute mer. Je crains qu’il ne lui arrive malheur. De funestes présages m’ont assiégée depuis deux jours. Ne riez pas des avertissemens mystérieux de la Providence. Faites voguer votre galère sur les traces du comte, s’il en est temps encore. Songez que c’est dans votre intérêt, autant que dans le sien, que je vous conseille d’agir ainsi. La république vous rendrait responsable de sa perte.

— Peut-on vous demander, madame, répond Orio d’un air froid et en la regardant en face, quels sont ces présages dont vous me parlez, et sur quel fondement reposent ces craintes ? — Vous voulez que je vous les dise, et vous allez les mépriser comme les visions d’une femme superstitieuse. Mon devoir est de vous révéler pourtant ces avertissemens terribles que j’ai reçus d’en haut ; si vous n’en profitez pas… — Parlez, madame, dit Orio d’un air grave, je vous écoute avec déférence, vous le voyez. — Eh bien ! sachez que, peu d’instans après que l’horloge eut sonné la troisième heure du jour, j’ai vu le comte Ezzelin entrer dans ma chambre, tout ensanglanté, et les vêtemens en désordre ; je l’ai vu distinctement, messer, et il m’a dit des paroles que je ne répéterai point, mais dont le son vibre encore dans mon oreille. Puis il s’est effacé, comme s’effacent les spectres. Mais je gagerais qu’à l’heure où il m’a apparu, il a cessé de vivre, ou qu’il est tombé en proie à quelque destin funeste ; car hier, à l’heure où il fut attaqué par les pirates, j’ai vu en songe l’Uscoque lever sur lui son cimeterre, et s’enfuir, la main brisée, en blasphémant.

— Que signifient ces prétendues visions, madame, et quel soupçon cachez-vous sous ces allégories ? — Ainsi parle Orio d’une voix tonnante et en se levant d’un air farouche. Naam s’élance vers lui, et s’attache à son vêtement. Elle ne comprend pas ses paroles, mais elle lit dans ses yeux étincelans la haine et la menace. Orio se calme, son emportement pourrait le trahir et confirmer les soupçons de Giovanna. D’ailleurs Giovanna est calme, et, pour la première fois de sa vie, elle affronte d’un air impassible la colère d’Orio. — J’exige que vous me répétiez ces paroles terribles qui doivent me causer tant d’effroi, reprend Orio d’un air ironique. Si vous me les cachez, Giovanna, je croirai que tout ceci est une ruse de femme pour me persifler.

— Je vous les dirai donc, Orio, car ceci n’est point un jeu, et les puissances invisibles qui interviennent dans nos destinées planent au-dessus des vaines fureurs qu’elles excitent en nous. Le spectre du comte Ezzelin m’a montré une large et horrible blessure, par laquelle s’écoulait tout son sang, et il m’a dit : « Madame, votre époux est un assassin et un traître. »

— Rien de plus ! dit Orio, pâle et tremblant de colère. Votre esprit a trop d’indulgence pour mon mérite, madame, et je m’étonne que les fantômes de vos rêves trouvent de si douces choses à vous dire de moi ; à votre prochaine entrevue, veuillez leur dire que je leur conseille de s’expliquer mieux ou de garder le silence, car il est imprudent de parler à la légère, et les visions pourraient bien être de mauvais protecteurs pour les créatures humaines qu’il leur plaît de hanter.

En parlant ainsi, Orio se retira, et l’arrêt de Giovanna fut prononcé dans son cœur.

La nuit est venue, l’épouse d’Orio n’a goûté ni sommeil durant l’autre nuit, ni calme durant le jour. Sa tranquillité n’est qu’extérieure, son ame est en proie à mille tortures. Elle a deviné l’horrible vérité, elle n’espère plus rien ; elle cherche, au contraire, à augmenter par l’évidence la certitude de sa honte et de son malheur.

L’horloge a sonné minuit. Un profond silence règne dans l’île et dans le château. Le temps est calme et clair, la mer silencieuse. Giovanna est à sa fenêtre secrète. Elle entend l’approche de la barque au pied du rocher. Elle voit des ombres se dresser sur la rive, et comme des taches noires se mouvoir régulièrement sur le sable blanc. Ce n’est ni Orio, ni Naam, car le lévrier écoute et ne donne aucun signe d’affection ni de haine. La barque s’éloigne ; mais les ombres qui en sont sorties ont disparu, comme si elles se fussent enfoncées dans la profondeur du rocher. Cette fois, l’air est si sonore et la mer si paisible, que les moindres bruits arrivent à l’oreille de Giovanna. Les anneaux de fer ont crié faiblement dans leurs crampons ; l’échelle a grincé sous le poids d’un homme ; une voix a appelé d’en haut, avec précaution ; plusieurs voix ont murmuré d’en bas ; un signal, le cri d’un oiseau de nuit, mal imité, a été échangé. Tout rentre dans le silence. L’œil ne peut rien saisir ; la base du rocher rentre en cet endroit sous la corniche des roches supérieures. Mais tout à coup des mouvemens sourds, des sons inarticulés ont retenti aux entrailles de la terre. Giovanna colle son oreille sur les tapis de sa chambre. Elle entend le bruit de plusieurs personnes qui se meuvent comme dans une cave située au-dessous de son appartement. Puis elle n’entend plus rien.

Mais elle veut éclaircir entièrement le mystère. Cette fois, ce n’est plus à l’instinct divinatoire et à la révélation angélique des songes qu’elle demandera la lumière, c’est au témoignage de ses sens. Elle ne songe plus à mettre son voile : peu lui importe d’être reconnue et maltraitée. Demi-nue et les cheveux flottans, elle court sans précaution dans les galeries et dans les escaliers, elle s’élance vers la tour de Soranzo. Elle ne connaît plus ni la pudeur de l’orgueil outragé, ni la timide soumission de la femme, ni la crainte de la mort. Elle veut savoir et mourir. Orio a donné cependant des ordres sévères pour que la porte de ses appartemens soit gardée à vue. Mais les consciences coupables craignent l’horreur de la nuit. Le garde, qui voit venir à lui cette femme échevelée, avec tant d’assurance et les yeux animés d’une résolution désespérée, la prend à son tour pour un spectre, et tombe la face contre terre. Cet homme avait égorgé, quelques jours auparavant, sur une galiote marchande, une belle jeune femme, avec ses deux enfans dans ses bras. Il croit la voir apparaître, et s’imagine entendre sa voix plaintive lui crier : Rends-moi mes enfans ! — Je ne les ai pas, répond-il d’une voix étouffée, en se roulant sur le pavé. Giovanna ne fait pas attention à lui, elle marche sur son corps, indifférente à tout danger, et pénètre dans l’appartement d’Orio. Il est désert, mais des flambeaux sont allumés sur une large table de marbre. La trappe est ouverte au milieu de la chambre. Giovanna referme avec soin la porte par laquelle elle est entrée et se cache derrière un rideau de la fenêtre, car déjà elle entend des voix et des pas qui se rapprochent, et l’on monte l’escalier souterrain.

Orio paraît le premier ; trois musulmans d’un aspect hideux, couverts de vêtemens souillés de sang et de vase, viennent après lui, portant un paquet qu’ils posent sur la table. Naama vient le dernier et ferme la trappe, puis il va s’appuyer le dos contre la porte de l’appartement, et reste immobile.

Le vieux Hussein, le pirate missolonghi, avait une longue barbe blanche et des traits profondément creusés qui, au premier abord, lui donnaient un aspect vénérable. Mais plus on le regardait, plus on était frappé de la férocité brutale et de l’obstination stupide qu’exprimait son visage basané. Il a joué un rôle obscur, mais long et tenace, dans les annales de la piraterie. Hussein a servi autrefois chez les uscoques. C’est un homme de rapt et de meurtre, mais nul n’observe mieux que lui la loi de justice et de sincérité dans le partage des dépouilles. Nulle parole de commerçant soumis aux lois des nations n’a la valeur et l’inviolabilité de la sienne, et celui qui renierait le prophète pour un peu d’or, ferait rouler avec mépris la tête du premier de ses pirates qui aurait frauduleusement mesuré sa part de butin. Son intégrité et sa fermeté lui ont valu le commandement de quatre caïques et la haute main sur ses deux associés, hommes plus habiles à la manœuvre, mais moins braves au combat. et moins sévères dans l’administration. Ses deux associés étaient le renégat Frémio, qui parlait un patois mêlé de turc et d’italien, presque inintelligible pour Giovanna, et dont la figure mince et flétrie accusait les passions viles et l’ame impitoyable ; puis un juif albanais, qui commandait une des tartanes, et qu’une affreuse cicatrice défigurait entièrement. Le renégat et lui posèrent le paquet sur la table et déroulèrent lentement le haillon hideux qui l’enveloppait. Giovanna sentit son cœur défaillir, et l’angoisse de la mort parcourut tout son corps, lorsque de ce premier elle en vit tirer un autre tout sanglant, haché à coups de sabre et criblé de balles, qu’elle reconnut pour le pourpoint qu’Ezzelin portait la veille.

À cette vue, Orio, indigné, parla avec véhémence à Hussein. Giovanna, n’entendant pas la langue dont il se servait, crut qu’il s’indignait du meurtre ; mais Orio, s’étant retourné vers le renégat et vers le juif, leur parla ainsi en italien :

— Ceci, un gage ! Vous osez me présenter ce haillon comme un gage de mort ? Est-ce là ce que j’ai réclamé, et pensez-vous que je me paie de si grossiers artifices ? Chiens rapaces, traîtres maudits ! vous m’avez trompé ! Vous lui avez fait grâce afin de vendre sa liberté à sa famille ; mais vous ne réussirez pas à me dérober cette proie, la seule que j’aie exigée de vous. J’irai fouiller jusqu’aux derniers ballots, et déclouer jusqu’à la dernière planche de vos barques pour trouver le Vénitien. Mort ou vivant, il me le faut, et, s’il m’échappe, je vous fais mettre en pièces à coups de canon, vous et vos misérables radeaux.

Orio écumait de rage ; il arracha le pourpoint ensanglanté des mains du renégat consterné et le foula aux pieds. Il était hideux en cet instant, et celle qui l’avait tant aimé eut horreur de lui.

Il y eut entre ces quatre assassins un long débat dont elle comprit une partie. Les pirates soutenaient qu’Ezzelin était mort percé de plusieurs balles et couvert de coups de sabre, ainsi que l’attestait ce vêtement. Le juif, sur la tartane duquel il était tombé expirant, n’avait pu arriver à lui assez tôt pour empêcher ses matelots de jeter son cadavre à la mer. Heureusement, la richesse de son pourpoint avait tenté l’un d’eux, qui le lui avait arraché avant de le lancer par-dessus le bord, et le juif avait été forcé de le lui racheter, afin de pouvoir montrer à Orio ce témoignage de la mort de son ennemi.

Après beaucoup d’emportemens et d’imprécations échangées de part et d’autre, Orio, qui, malgré la brutalité et la méchanceté de ses associés, exerçait un ascendant extraordinaire sur eux et savait, d’un mot et d’un geste, les réduire au silence au plus fort de leur colère, parut s’apaiser et se contenter du serment de Hussein. Hussein refusa, à la vérité, de jurer par Allah et le prophète qu’il fût certain de la mort d’Ezzelin, car il ne l’avait pas vu jeter à la mer, mais il jura que, si on lui avait conservé la vie, il n’était pas complice de cette trahison ; il jura aussi qu’il s’assurerait de la vérité et qu’il châtierait sévèrement quiconque aurait désobéi à l’Uscoque. Il prononça ce mot en italien ; et en portant les deux mains sur sa tête, il s’inclina jusqu’à terre devant Orio.

Lui, l’Uscoque ! ô Giovanna ! Giovanna ! comment ne tombes-tu pas morte, en voyant que cet infâme égorgeur, traître à sa patrie, insatiable larron et meurtrier féroce, est ton époux, l’homme que tu as tant aimé !

Giovanna se parle ainsi à elle-même. Peut-être parle-t-elle tout haut, tant elle méprise à cette heure le danger de mourir, tant elle a perdu le sentiment de son être, absorbée qu’elle est tout entière dans cette scène d’épouvante et de dégoût. Les brigands étaient si animés par la dispute, qu’ils n’auraient pu l’entendre. Ils parlèrent longtemps encore. Giovanna ne les entendit plus, ses bras se tordirent, son cou se gonfla, et ses yeux se renversèrent dans leur orbite. Elle tomba sur le carreau et perdit le sentiment de son infortune. Les pirates, ayant fait leurs dernières conventions avec Orio, étaient repartis. Orio se jeta sur son lit et s’endormit brisé de fatigue.

Naam, après avoir pansé sa blessure, veille auprès de lui, couchée à terre sur une natte. Il y a bien long-temps que Naam n’a goûté un paisible sommeil. Elle porte, dans les évènemens les plus terribles et dans les plus rudes fatigues de la vie, le calme et la santé d’un esprit et d’un corps fortement trempés. Lorsqu’elle s’assoupit, un songe transporte quelquefois son imagination au temps où, bercée, dans un hamac de damas plus blanc que la neige, par quatre jeunes esclaves nubiennes, à la peau noire comme la nuit, aux dents blanches, à l’air franc et joyeux, elle s’endormait aux sons de la mandore dans la fumée du benjoin, dans les langueurs d’une oisiveté voluptueuse, aux sourires de Phingari, la reine des nuits orientales, aux caresses de la brise qui effeuillait mollement sur son sein les fleurs de sa chevelure. Ces temps ne sont plus. Les pieds délicats de Naam foulent maintenant le gravier amer des rivages et les pointes déchirantes des récifs. Ses mains effilées se sont endurcies aux maniemens du gouvernail et des cordages. Le souffle desséchant des vents et l’air âpre de la mer ont hâlé cette peau que l’on pouvait comparer naguère au tissu velouté des fruits, avant que la main leur ait enlevé la vapeur argentée dont le matin les a revêtus. Plante flexible et embaumée, mais forte et vivace, Naam est née au désert, parmi les tribus libres et errantes. Elle n’a point oublié le temps où, courant pieds nus sur le sable ardent, elle menait les chameaux à la citerne et chassait devant elle leur troupe docile, rapportant sur sa tête une amphore presque aussi haute qu’elle. Elle se souvient d’avoir passé d’une main hardie le frein dans la bouche rebelle des maigres cavales blanches de son père. Elle a dormi sous les tentes vagabondes, aujourd’hui au pied des montagnes, et demain au bout de la plaine. Couchée entre les jambes des coursiers généreux, elle écoutait avec insouciance les rugissemens lointains du chacal et de la panthère. Enlevée par des bandits et vendue au pacha avant d’avoir connu les joies d’un amour libre et partagé, elle a fleuri comme une plante exotique à l’ombre du harem, privée d’air, de mouvement et de soleil, regrettant sa misère au sein de l’opulence, et détestant le despote dont elle subissait les caresses. Maintenant Naam ne regrette plus sa patrie. Elle aime, elle se croit aimée. Orio la traite avec douceur et lui confie tous ses secrets. Sans aucun doute elle lui est chère, car elle lui est utile, et jamais il ne retrouvera tant de zèle uni à tant de discrétion, de présence d’esprit, de courage et d’attachement.

D’ailleurs Naam se sent libre. L’air circule largement autour d’elle, ses yeux embrassent l’immense anneau de l’horizon. Elle n’a de devoirs que ceux que son cœur lui dicte, et le seul châtiment qu’elle ait à redouter, c’est de n’être plus aimée. Naam ne regrette donc ni ses esclaves, ni son bain parfumé, ni ses tresses de perles de Ceylan, ni son lourd corset de pierreries, ni ses longues nuits de sommeil, ni ses longues journées de repos. Reine dans le harem, elle n’avait pas cessé de se sentir esclave ; esclave parmi les chrétiens, elle se sentait libre, et la liberté, selon elle, c’était plus que la royauté.

Un jour nouveau va poindre, lorsqu’un faible soupir réveille Naam de son léger sommeil. Elle se soulève sur ses genoux et interroge le front penché de Soranzo. Il dort paisiblement ; son souffle est égal et pur. Un soupir plus profond que le premier, et plein d’une inexprimable angoisse, frappe encore l’oreille de Naam. Elle quitte le lit d’Orio, et soulève sans bruit le rideau de la croisée. Elle trouve Giovanna gisante, s’étonne, s’émeut, et garde un généreux silence ; puis, se rapprochant d’Orio, elle abaisse sur lui les courtines de son lit, retourne auprès de Giovanna, la prend dans ses bras, la relève, et, sans éveiller personne, la reporte dans sa chambre. Orio ignora ce que Giovanna avait osé. Il la tint captive dans ses appartemens et n’alla plus jamais s’informer d’elle. Naam essaya en vain de l’adoucir en sa faveur. Cette fois Naam fut sans persuasion, et Orio lui sembla manquer de confiance et rouler en lui-même quelque sinistre dessein.

Les soins de Naam ont guéri la blessure d’Orio en peu de jours. La mort d’Ezzelin paraissait constatée ; nulle part on n’a retrouvé aucun indice qui ait pu faire croire à son salut ; s’il était possible d’échapper à la férocité impétueuse des pirates, il ne le serait pas d’échapper à la haine réfléchie de Soranzo. Giovanna ne se plaint plus ; elle ne paraît plus souffrir ; elle ne se penche plus les soirs à sa fenêtre ; elle n’écoute plus les bruits vagues de la nuit. Quand Naam lui chante les airs de son pays en s’accompagnant du luth ou de la mandore, elle n’entend pas, et sourit. Quelquefois elle tient un livre et semble lire. Mais ses yeux restent fixés des heures entières sur la même page, et son esprit n’est point là. Elle est plus distraite et moins abattue qu’avant la mort d’Ezzelin. Souvent on la surprend à genoux, les yeux levés vers le ciel et ravie dans une sorte d’extase. Giovanna a trouvé enfin le calme du désespoir ; elle a fait un vœu ; elle n’aime plus rien sur la terre. Elle semble avoir recouvré la volonté de vivre. Déjà elle redevient belle, et la pourpre de la santé commence à refleurir sur son visage.

Morosini a appris le désastre d’Ezzelin, et son ame s’indigne de l’insolence des pirates. La perte de ce noble et fidèle serviteur de la république remplit de douleur l’amiral et toute l’armée. On célèbre pour lui un service funèbre sur les navires de la flotte vénitienne, et le port de Corfou retentit des lugubres saluts du canon, qui annoncent à l’armée la triste fin d’un de ses plus vaillans officiers. On murmure contre l’inaction et la lâcheté de Soranzo. Morosini commence à concevoir des soupçons graves ; mais sa prudence scrupuleuse commande le silence. Il envoie à son neveu l’ordre de venir sur-le-champ le trouver pour lui rendre compte de sa conduite, et de laisser le commandement de son île et de sa garnison à un Mocenigo qu’il envoie à sa place. Morosini ordonne aussi à Soranzo de ramener sa femme avec lui, et de laisser à Mocenigo la galéace qu’il commandait et dont il a fait si peu d’usage.

Mais Soranzo, qui entretient des espions à Corfou et dont les messagers rapides devancent l’escadre de Mocenigo, a été averti à temps. Il n’a pas attendu jusqu’à ce jour pour mettre en sûreté les riches captures qu’il a faites de concert avec Hussein et ses associés. Il a converti toutes ses prises en or monnayé. Une partie est déjà rendue à Venise. Orio a fait équiper la galère sur laquelle Giovanna est venue le trouver. Aidé de Naam et de ses affidés, il y a porté, durant la nuit, des caisses pesantes et des outres de peau de chameau remplies d’or. C’est le reste de ses trésors, et la galère est prête à mettre à la voile. Il annonce à ses officiers que la signora veut retourner à Venise, et ne leur laisse pas soupçonner la disgrace qui le menace et dont il se rit désormais, car il a tout prévu. Les pirates sont avertis. Hussein cingle rapidement avec sa flottille vers le grand archipel, refuge assuré où il bravera les forces vénitiennes, et où l’on assure qu’il est mort à l’âge de quatre-vingt-six ans, exerçant toujours la piraterie et n’étant jamais tombé au pouvoir de ses adversaires.

Le juif albanais l’accompagne. Condamné à mort à Venise pour plusieurs meurtres, il n’est point à craindre pour Orio qu’il ose jamais y retourner. Mais le renégat Frémio, dont les crimes sont moins constatés et l’audace plus grande, lui inspire de la méfiance. Il l’interroge, il apprend de lui que son désir est de retourner en Italie, et il craint la délation. Il l’invite à rester avec lui et s’engage à le faire rentrer dans Venise, sur sa galère, sans qu’il soit exposé aux poursuites de la loi. Le renégat, tout méfiant qu’il est, s’abandonne à l’espoir de finir paisiblement ses jours dans sa patrie, au sein des richesses que le brigandage lui a procurées. Il dépose son butin sur la galère qui porte déjà celui d’Orio, et, changeant de costume et de manières, il se fait passer dans l’île pour un négociant génois échappé à l’esclavage des Ottomans et réfugié sous la protection de Soranzo.

Le commandant Léontio, le lieutenant de vaisseau Mezzani, et les deux matelots qui conduisent la barque mystérieuse de Soranzo parmi les écueils, sont, avec le renégat les seuls complices qu’Orio ait désormais à redouter. Tous les préparatifs sont terminés. Le départ de Giovanna pour Venise est fixé au premier jour du mois de mai. C’est ce jour-là précisément que Mocenigo doit arriver à San-Silvio avec l’ordre de rappel. Orio seul le sait. Il a fait annoncer à Giovanna qu’elle eût à se tenir prête, et la veille au soir il se rend chez elle après avoir fait dire à Léontio, à Mezzani et au renégat, qu’ils eussent à venir recevoir, à minuit, dans son appartement, des communications importantes à leurs intérêts.

Orio a endossé son plus riche pourpoint et bouclé sa chevelure, des bagues étincellent à ses doigts, et sa main droite, à peu près guérie et couverte d’un gant parfumé, balance avec grâce une branche fleurie. Il entre chez sa femme sans se faire annoncer, renvoie ses femmes, et, resté seul avec elle, s’approche pour l’embrasser. Giovanna recule comme si le basilic l’eût touchée et se dérobe à ses caresses. — Laissez-moi, dit-elle à Soranzo, je ne suis plus votre femme, et nos mains, qui semblaient unies pour l’éternité, ne doivent plus se rencontrer ni dans ce monde, ni dans l’autre.

— Vous avez raison, mon amour, dit Soranzo, d’être irritée contre moi. J’ai été pour vous sans tendresse et sans courtoisie pendant plusieurs jours ; mais vous vous apaiserez, aujourd’hui que je viens mettre le genou en terre devant vous et me justifier. Il lui raconte alors qu’absorbé par les soins de sa charge, il n’a voulu goûter de repos et de bonheur qu’après avoir accompli son œuvre. Maintenant, selon lui, tout est prêt pour que ses desseins éclatent et que sa fidélité à la république soit constatée par l’extinction entière des pirates. Un renfort, qu’il a demandé à l’amiral, doit lui arriver, et toutes ses mesures sont prises pour un combat terrible, décisif. Mais il ne veut pas que son épouse respectée et chérie reste exposée aux chances d’une telle aventure. Il a tout fait préparer pour son départ. Il l’escortera lui-même avec la galéace jusqu’à la hauteur de Teakhi, puis il reviendra laver la tache que le soupçon a faite à son honneur, ou s’ensevelir sous les décombres de la forteresse. — Cette nuit est la dernière que nous passerons ensemble sous le toit de ce donjon, ajoute-t-il. C’est peut-être la dernière de notre vie que nous passerons sous les mêmes lambris. Ma Giovanna ne s’armera point de fierté à cette heure fatale. Elle ne repoussera pas mon amour et mon repentir. Elle m’ouvrira son cœur et ses bras ; pour la dernière fois peut-être, elle me rendra ce bonheur qu’elle seule m’a fait connaître sur la terre.

En parlant ainsi, il l’enlace dans ses bras, et humilie devant elle ce front superbe qui tant de fois l’a fait trembler. En même temps il cherche à lire dans ses yeux le degré de confiance qu’il inspire ou de soupçon qu’il lui reste à combattre. Il pense qu’il est temps encore de reprendre son empire sur cette femme qui l’a tant aimé, et auprès de qui, tant qu’il l’a voulu, sa puissance de persuasion n’a jamais échoué. Mais elle se dégage de ses étreintes et le repousse froidement. — Laissez-moi, lui dit-elle. S’il reste un moyen humain de réhabiliter votre honneur, je vous en félicite ; mais il n’en est aucun pour vous de ressaisir sur moi vos droits d’époux. Si vous succombez dans votre entreprise, vos fautes seront peut-être expiées, et je prierai pour vous ; mais si vous survivez, je n’en serai pas moins séparée de vous pour jamais.

Orio pâlit et fronce le sourcil, mais Giovanna ne s’émeut plus de sa colère. Orio se contient et persiste à l’implorer. Il feint de prendre sa froideur pour du dépit ; il l’interroge, il veut savoir si elle persiste à l’accuser. Giovanna refuse de s’expliquer. — Je ne dois compte de mes pensées qu’à Dieu, lui dit-elle ; Dieu seul est désormais mon époux et mon maître. J’ai tant souffert de l’amour terrestre, que j’en ai reconnu le néant. J’ai fait un vœu ; en rentrant à Venise, je ferai rompre mon mariage par le pape, et je prendrai le voile dans un couvent.

Orio affecte de rire de cette résolution. Il feint de n’y point croire et d’espérer que, dans quelques heures, Giovanna se laissera fléchir par ses caresses. Il se retire d’un air présomptueux, qui remplit de mépris cette ame tendre, mais fière, qui ne peut plus aimer l’être qu’elle méprise, et qui a reporté vers le ciel tout son espoir et toute sa foi.

Naam attendait Orio à la porte de la tour. Elle lui trouva l’air farouche, la parole brève et la voix tremblante. — Quelle heure vient de sonner, Naam ? — Deux heures avant minuit. — Tu sais ce que nous avons à faire ? — Tout est prêt. — Les convives seront-ils à minuit dans ma chambre ? — Ils y seront. — As-tu ton poignard ? — Oui, maître, et voici le tien. — Es-tu sûre de toi-même, Naam ? — Maître, es-tu sûr de leur trahison ? — Je te l’ai dit. Doutes-tu de ma parole ? — Non, maître. — Marchons donc ! — Marchons !

Orio et Naam pénètrent dans les galeries souterraines, descendent l’échelle de cordes, gagnent le bord de la mer, et appellent la barque. Les deux infatigables rameurs, qui toujours à cette heure se tiennent cachés dans la grotte voisine, attentifs au signal qui doit les avertir, mettent à flot sur-le-champ et s’approchent. Orio et sa compagne s’élancent sur la barque et ordonnent aux matelots de s’éloigner de la côte. Bientôt ils sont assez loin du château pour le dessein de Soranzo. Assis à la poupe, il se soulève, et, approchant du rameur courbé devant lui, il lui enfonce son poignard dans la gorge. — Trahison ! s’écrie celui-ci ; et il tombe sur ses genoux en rugissant. Son compagnon abandonne la rame et s’élance vers lui ; Naam l’étend par terre d’un coup de hache sur la tête ; et tandis qu’elle s’empare de la rame et empêche le bateau de dériver, Orio achève les victimes. Puis il les lie ensemble avec un câble et les attache fortement au pied du mât. Il prend ensuite l’autre rame et vogue à la hâte vers le rocher de San-Silvio. Au moment d’y arriver, il prend la hache, et en quelques coups perce le plancher de la barque, où l’eau s’élance en bouillonnant. Alors il saisit le bras de Naam et se précipite avec elle sur la grève, tandis que la barque s’enfonce et disparaît sous les flots, avec ses deux cadavres. Un silence affreux a régné entre ces deux criminels depuis qu’ils ont quitté la grève pour monter sur la barque. Pendant et après l’assassinat ils n’ont point échangé une parole. — Allons ! tout va bien, du courage, dit Soranzo à Naam, dont il entend les dents claquer. — Naam essaie en vain de répondre ; sa gorge est serrée. Elle ne perd cependant ni sa résolution, ni sa présence d’esprit. Elle remonte l’échelle et rentre avec Orio dans la tour. Alors elle allume un flambeau, et leurs regards se rencontrent. Leurs figures livides, leurs habits teints de sang leur causent tant d’horreur, qu’ils s’éloignent l’un de l’autre et craignent de se toucher. Mais Orio s’efforce de raffermir par son audace le courage ébranlé de Naam.

— Ceci n’est rien, lui dit-il. La main qui a frappé le tigre tremblera-t-elle devant l’agonie des animaux vils.

Naam, toujours muette, lui fait signe de ne pas rappeler cette image. Elle n’a eu ni regret, ni remords du meurtre du pacha, mais elle ne peut supporter qu’on lui retrace ce souvenir. Elle se hâte de changer de vêtement, et tandis qu’Orio imite son exemple, elle prépare la table pour le souper. Bientôt les convives frappent doucement à la porte. Elle les introduit. Ils s’étonnent de ne voir aucun serviteur occupé au service du repas. — J’ai des communications importantes à vous faire, leur dit Orio, et le secret de notre entretien ne souffre pas de témoins inutiles. Ces fruits et ce vin suffiront pour une collation qui n’est ici qu’un prétexte. Le temps n’est pas venu de se livrer au plaisir. C’est dans la belle Venise, au sein des richesses et à l’abri des dangers, que nous pourrons passer les nuits en de folles orgies. Ici il s’agit de régler nos comptes et de parler d’affaires. Naam, donne-nous des plumes et du papier. Mezzani, vous serez le secrétaire, et Frémio fera les calculs. Léontio, versez-nous du vin à tous pendant ce temps.

Dès le commencement, Frémio éleva des prétentions injustes, et soutint que Léontio ne lui avait pas donné une reconnaissance exacte des valeurs déposées par lui sur la galère. Orio feignit d’écouter leur débat avec l’attention d’un juge intègre. Au moment où ils étaient le plus échauffés, le renégat, qui s’exprimait avec difficulté, et dont le langage grossier faisait sourire de mépris les autres convives, se troubla de dépit et de honte, et but à plusieurs reprises pour se donner de l’audace ; mais ses paroles devinrent de plus en plus confuses, et frappant du pied avec rage, il quitta la dispute, et passa sur le balcon. Naam le suivit des yeux. Au bout d’un instant, et comme la dispute continuait entre Léontio et Mezzani, un regard échangé avec son esclave apprit à Soranzo que Frémio ne parlerait plus. Il était assis sur la terrasse, les jambes pendantes, les bras enlacés aux barreaux de la balustrade, la tête penchée, les yeux fixes.

— Est-il déjà ivre ? dit Léontio. — Oui, et tant mieux, répondit le lieutenant. Terminons nos affaires sans lui. Il essaya de lire ce que Léontio écrivait ; sa vue se troubla. — Ceci est étrange, dit-il en portant sa main à son front ; moi aussi, je suis ivre. Messer Soranzo, ceci est une infamie ; vous nous servez du vin qu’on ne peut boire sans perdre aussitôt la force de savoir ce qu’on fait… Je ne signerai rien avant demain matin. — Il retomba sur sa chaise, les yeux fixes, les lèvres violettes, les bras étendus sur la table.

— Qu’est-ce ? dit Léontio en se retournant et en le regardant avec effroi ; seigneur gouverneur, ou je n’ai jamais vu mourir personne, ou cet homme vient de rendre l’ame. — Et vous allez en faire autant, seigneur commandant, lui dit Orio en se levant et en lui arrachant la plume et le papier. Dépêchez-vous d’en finir, car il n’est plus d’espoir pour vous, et nos comptes sont réglés. — Léontio avait avalé seulement quelques gouttes de vin ; mais la terreur aida à l’effet du poison, et lui porta le coup mortel. Il tomba sur ses genoux, les mains jointes, l’œil égaré et déjà éteint. Il essaya de balbutier quelques paroles. — C’est inutile, lui dit Orio en le poussant sous la table ; votre ruse ici ne servira plus de rien. Je sais bien que votre marché était déjà fait, et que, plus habile que ces deux-là, vous trahissiez d’un côté la république, pour avoir part à notre butin, et, de l’autre, vos complices, afin de vous réconcilier avec la république en nous envoyant aux Plombs. Mais pensez-vous qu’un homme comme moi veuille céder la partie à un homme comme vous ? Allons donc ! Le vautour qui combat est fait pour s’envoler, et la chenille qui rampe pour être écrasée. C’est le droit divin qui l’ordonne ainsi. Adieu, brave commandant, qui me faisiez passer pour fou. Lequel de nous deux l’est le plus à cette heure ?

Léontio essaya de se relever ; il ne le put, et se traîna au milieu de la chambre, où il expira en murmurant le nom d’Ezzelin. Fut-ce l’effet du remords ? la vision sanglante lui apparut-elle à son dernier instant ?

Orio et Naam rassemblèrent les trois cadavres, et les entassèrent sous la table, qu’ils renversèrent dessus avec les nappes et les meubles ; puis Orio prit un flambeau, et mit le feu à ce monceau, après avoir fermé les fenêtres. Orio, s’éloignant alors, dit à Naam de rester à la porte jusqu’à ce qu’elle eût vu les cadavres, la table et tous les meubles qui étaient dans la salle entièrement consumés, et les flammes faire éruption au dehors ; qu’alors elle eût à descendre le grand escalier, et à jeter l’épouvante dans le château, en sonnant la cloche d’alarme.

Appuyée contre la porte, les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés sur le hideux bûcher, d’où s’élèvent des flammes bleuâtres, Naam reste seule livrée à ses sombres pensées. Bientôt des tourbillons de fumée se roulent en spirale et se dressent comme des serpens vers la voûte. La flamme s’étend ; les voix aiguës de l’incendie commencent à siffler, à se répondre, à se mêler et à former des accords déchirans. On prendrait le pavé de marbre étincelant pour une eau profonde où se reflète l’éclat du foyer. Les fresques de la muraille apparaissent derrière les tourbillons de flamme et de fumée comme les sombres esprits qui protègent le crime et se plaisent dans le désastre. Peu à peu elles se détachent de la muraille, et ces pâles géans tombent par morceaux sur le pavé avec un bruit sec et sinistre. Mais rien dans cette scène d’épouvante, à laquelle préside silencieusement Naam, n’est aussi effrayant que Naam elle-même. Si une des victimes, dont les ossemens noircis gisent déjà dans la cendre, pouvait se ranimer un instant et voir Naam éclairée par ces reflets livides, la lèvre contractée d’horreur, mais le front armé d’une résolution inexorable, elle retomberait foudroyée comme à l’aspect de l’ange de la mort. Jamais Azraël n’apparut aux hommes plus terrible et plus beau que ne l’est à cette heure l’être mystérieux et bizarre qui préside froidement aux vengeances d’Orio.

Cependant les vitres tombent en éclats, et l’incendie va se répandre. Naam songe à exécuter les ordres de son maître, et à donner l’alarme. Mais d’où vient qu’Orio l’a quittée sans lui dire de l’accompagner ? Dans l’horreur de l’œuvre qu’ils ont accomplie ensemble, Naam a obéi machinalement, et maintenant un effroi subit, une sollicitude généreuse s’empare de ce cœur de tigre. Elle oublie de sonner la cloche, et, franchissant d’un pied rapide les escaliers et les galeries qui séparent la grande tour du palais de bois, elle s’élance vers les appartemens de Giovanna. Un profond silence y règne. Naam ne s’étonne pas de ne point rencontrer dans les chambres qu’elle traverse précipitamment les femmes qui servent Giovanna. La négresse fidèle, dont le hamac est ordinairement suspendu en travers de la porte de sa maîtresse, n’est pas là non plus. Naam ignore que, sous prétexte d’avoir un rendez-vous d’amour avec sa femme, Orio a éloigné d’avance toutes ses servantes. Elle pense qu’au contraire son premier soin a été de venir chercher Giovanna, afin de la soustraire à l’incendie. Cependant Naam n’est pas tranquille ; elle pénètre dans la chambre de Giovanna. Un profond silence règne là comme partout, et la lampe jette une si faible clarté, que Naam ne distingue d’abord que confusément les objets. Elle voit pourtant Giovanna, couchée sur son lit, et s’étonne du peu d’empressement qu’Orio a mis à l’avertir du danger qui la menace. En cet instant, Naam est saisie d’une terreur qu’elle n’a point encore éprouvée, ses genoux tremblent. Elle n’ose avancer. Le lévrier, au lieu de se jeter sur elle avec rage, comme à l’ordinaire, s’est approché d’un air suppliant et craintif. Il est retourné s’asseoir devant le lit, et là, l’oreille dressée, le cou tendu, il semble épier avec inquiétude le réveil de sa maîtresse ; de temps en temps il retourne la tête vers Naam, avec une courte plainte, comme pour l’interroger, puis il lèche le plancher humide. — Naam prend la lampe, l’approche du visage de Giovanna, et la voit baignée dans son sang. Son sein est percé d’un seul coup de poignard ; mais cette blessure profonde, mortelle, Naam connaît la main qui l’a faite, et elle sait qu’il est inutile d’interroger ce qui peut rester de chaleur à ce cadavre, car là où Soranzo a frappé, il n’est plus d’espoir. Naam reste immobile en face de cette belle femme, endormie à jamais ; mille pensées nouvelles s’éveillent dans son ame ; elle oublie tout ce qui a précédé ce meurtre. Elle oublie même l’incendie qu’elle a allumé et qui court après elle. « Ô ma sœur, s’écrie-t-elle, qu’as-tu donc fait qui ait mérité la mort ? Est-ce là le sort réservé aux femmes d’Orio ? À quoi t’a servi d’être belle ? À quoi t’a servi d’aimer ? Est-ce donc moi qui suis cause de la haine que tu inspirais ? Non, car j’ai tout fait pour l’adoucir, et j’aurais donné ma vie pour sauver la tienne. Serait-ce parce que tu as été trop soumise et trop fidèle, que l’on t’a payée de mépris ? Tu as été faible, ô femme ! Je me souviendrai de toi, et ce qui t’arrive me servira d’enseignement. » Pendant que Naam, perdue dans des réflexions sinistres, interroge sa destinée sur le cadavre de Giovanna, l’incendie gagne toujours, et déjà la galerie de bois qui entoure le parterre est à demi consumée. Le sifflement et la clarté sinistre avertissent en vain Naam de l’approche du feu ; elle n’entend rien, et son ame est tellement consternée, que la vie ne lui semble pas valoir en cet instant la peine d’être disputée.

Cependant Orio s’est retiré sur une plate-forme voisine, d’où il contemple l’incendie trop lent à son gré. Toute cette partie du château, dont il a eu soin d’éloigner les habitans, va être dans quelques minutes la proie des flammes, mais Orio n’a pas pris le soin de porter lui-même l’incendie dans la chambre de Giovanna. Il entend les cris des sentinelles qui viennent d’apercevoir la clarté sinistre, et qui donnent l’alarme. On peut arriver à temps encore pour pénétrer auprès de Giovanna, et pour voir qu’elle a péri par le fer. Orio prévient ce danger. Il se précipite, un tison enflammé à la main, dans l’appartement conjugal ; mais, en voyant Naam debout devant le lit sanglant, il recule épouvanté comme à l’aspect d’un spectre. Puis une pensée infernale traverse son ame maudite. Tous ses complices sont écartés, tous ses ennemis sont anéantis. Le seul confident qui lui reste, c’est Naam. Elle seule désormais pourra révéler par quels forfaits ses richesses furent acquises et conservées. Un dernier effort de volonté, un dernier coup de poignard rendrait Orio maître absolu, possesseur unique de ses secrets. Il hésite, mais Naam se retourne et le regarde. Soit qu’elle ait pressenti son dessein, soit que le meurtre de Giovanna ait empreint d’indignation et de reproche son front livide et son regard sombre, ce regard exerce sur Orio une fascination magique ; son ame conserve le désir du mal, mais elle n’en a plus la force. Orio a compris en cet instant que Naam est un être plus fort que lui, et que sa destinée ne lui appartient pas, comme celle de ses autres victimes. Orio est saisi d’une peur superstitieuse. Il tremble comme un homme surpris par le mauvais œil. Il fait du moins un effort pour achever d’anéantir Giovanna, et, jetant son brandon sur le lit : — Que faites-vous ici ? dit-il d’un air farouche, à Naam. Ne vous avais-je pas ordonné de sonner la cloche ? Allez, obéissez ! Voyez ! le feu nous poursuit ! — Orio, dit Naam, sans se déranger et sans quitter la main du cadavre, qu’elle a prise dans les siennes, pourquoi as-tu tué ta femme ? C’est un grand crime que tu as commis ! Je te croyais plus qu’un homme, et je vois maintenant que tu es un homme comme les autres, capable de bien et de mal ! Comment te respecterais-je maintenant que je sais qu’on doit te craindre, Orio ? Ceci est une chose que je ne pourrai jamais oublier, et tout mon amour pour toi ne me suggère rien à cette heure qui puisse l’excuser. Plût à Dieu que tu ne l’eusses point fait, et que je ne l’eusse point vu ! Je ne sais si ton Dieu te le pardonnera, mais à coup sûr Allah maudit l’homme qui tue sa femme chaste et fidèle.

— Sortez d’ici, s’écrie Soranzo, qui craint d’être surpris en ce lieu et durant cette querelle. Faites ce que je vous commande, et taisez-vous, ou craignez pour vous-même. — Naam le regarda fixement, et, lui montrant les flammes qui s’élancent en gerbe par la porte : — Celui de nous deux qui traversera ceci avec le plus de calme, lui dit-elle, aura le droit de menacer l’autre et de l’effrayer. — Et, tandis qu’Orio, vaincu par le péril, s’élance rapidement hors de la chambre, elle s’approche lentement de la porte embrasée, sans paraître s’apercevoir du danger. Le chien la suit jusqu’au seuil ; mais, voyant qu’on laisse sa maîtresse, il revient auprès du lit en pleurant. — Animal plus sensible et plus dévoué que l’homme, dit Naam en revenant sur ses pas, il faut que je te sauve. — Mais elle s’efforce en vain de l’arracher au cadavre ; il se défend et s’acharne. À moins de perdre toute chance de salut, Naam ne peut s’obstiner à cette lutte. Elle franchit les flammes avec calme, et trouve Orio dans le parterre, qui l’attend avec impatience, et la regarde avec admiration. — Naam ! lui dit-il, en lui prenant le bras et en l’entraînant, vous êtes grande, vous devez tout comprendre ? — Je comprends tout, hormis cela ! répond Naam en lui montrant du doigt la chambre de Giovanna, dont le plafond s’écroule avec un bruit affreux.

En un instant tout le château fut en rumeur. Soldats et serviteurs, hommes et femmes, tous s’élancèrent vers les appartemens du gouverneur et de sa femme. Mais, au moment où Orio et Naam en sortirent, le palais de bois, qui avait pris feu avec une rapidité effrayante, n’était déjà plus qu’un monceau de cendres entouré de flammes. Personne ne put y pénétrer : un vieux serviteur de la maison de Morosini s’y obstina et y périt. Soranzo et son esclave disparurent dans le tumulte. Le vent, qui soufflait avec force, porta la flamme sur tous les points. Bientôt le donjon tout entier ne présenta plus qu’une immense gerbe rouge, et la mer se teignit, à une lieue à la ronde, d’un reflet sanglant. Les tours s’écroulèrent avec un bruit épouvantable, et les lourds créneaux, roulant du haut du rocher dans la mer, comblèrent les grottes et les secrètes issues qui avaient servi à la barque et aux sorties mystérieuses d’Orio. Les navires qui passèrent au loin et qui virent ce foyer terrible crurent qu’un phare gigantesque avait été dressé sur les écueils, et les habitans consternés des îles voisines dirent : Voilà les pirates qui égorgent la garnison vénitienne et qui mettent le feu au château de San-Silvio.

Vers le matin, tous les habitans, successivement chassés du donjon par l’incendie, se pressaient sur les grèves de la baie, seul endroit où les pierres lancées et les décombres qui s’écroulaient ne pussent les atteindre. Beaucoup avaient péri. À la clarté livide de l’aube on fit le dénombrement des victimes, et tous les regards se portèrent vers Orio, qui, assis sur une pierre, ayant Naam debout à ses côtés, gardait un silence farouche. Le donjon brûlait encore, et la teinte du jour naissant rendait toujours plus affreuse celle de l’incendie. Personne ne songeait plus à combattre le fléau. Des pleurs, des blasphèmes se faisaient entendre dans les divers groupes. Ceux-ci regrettaient un ami, ceux-là quelque effet précieux ; tous se demandaient à voix basse : Mais où donc est la signora Soranzo ? L’a-t-on enfin sauvée, que le gouverneur paraît si tranquille ?

Tout à coup un fracas, plus épouvantable que tous les autres, fit tressaillir d’effroi les courages les mieux éprouvés. Un craquement général ébranla du haut en bas la masse de pierres noircies qui se défendait encore contre les flammes. Les flancs basaltiques du rocher en furent ébranlés, et des fentes profondes sillonnèrent ce bloc immense, comme lorsque la foudre fait éclater le tronc d’un vieil arbre. Toute la partie supérieure du donjon, les vastes terrasses de marbre, les plates-formes des tours, et le couronnement dentelé, s’écroulèrent spontanément. Les flammes furent étouffées après s’être divisées en mille langues ardentes qui semblaient ruisseler en cascades de feu sur les flancs de l’édifice. Cette forteresse ne présenta plus alors qu’un informe amas de pierres d’où s’exhalaient les tourbillons noirs d’une acre fumée et quelques faibles jets de flamme pâlissante, dernières émanations peut-être des vies ensevelies sous ces décombres »

Alors il se fit un silence de mort, et les pâles habitans de l’île, épars sur la grève humide, se regardèrent comme des spectres qui se relèvent du tombeau en secouant leurs suaires poudreux. Mais du sein de ces ruines où toute manifestation de la vie semblait à jamais étouffée, on entendit sortir une voix étrange, lamentable, un hurlement qu’il était impossible de définir et qui se prolongea d’une manière déchirante pendant plusieurs minutes jusqu’à ce qu’il cessât par un aboiement rauque, étouffé, un dernier cri de mort ; après quoi on n’entendit plus que la voix de la mer, éternellement destinée à gémir sur cette rive dévastée.

— Où se sera réfugié ce chien ensorcelé pour n’être écrasé qu’à cette heure ? dit Orio à Naam.

— Vous êtes sûr, répondit Naam, que maintenant il ne reste plus rien de…

— Pardon ! dit Orio en levant ses deux bras vers les pâles étoiles qui s’éteignaient dans la blancheur du matin.

Ceux qui le virent de loin prirent ce geste pour l’élan d’un désespoir immense. Naam, qui le comprit mieux, y vit un cri de triomphe.

Soranzo et son esclave se jetèrent dans une barque et gagnèrent la galère qu’on avait équipée pour le départ de Giovanna. Soranzo fit déplier toutes les voiles et donna le signal du départ. Naam, quelques serviteurs et un très petit équipage, choisi parmi l’élite de ses matelots, montaient avec lui ce léger navire. En vain, les officiers de la garnison et de la galéace vinrent-ils lui demander ses ordres. Il les repoussa durement, et pressant ses hommes de lever l’ancre : — Messieurs, dit-il à sa troupe consternée, pouvez-vous me rendre la femme que j’ai tant aimée et qui reste là ensevelie ? Non, n’est-ce pas ? Alors de quoi me parlez-vous, et de quoi voulez-vous que je vous parle ? — Puis il tomba comme foudroyé sur le pont de sa galère qui déjà fendait l’onde. — Le désespoir a fini d’égarer sa raison, dirent les officiers en se retirant dans leur barque et en regardant la fuite rapide du chef qui les abandonnait. Quand la galère fut hors de leur vue, Naam se pencha vers Orio, qui restait étendu sans mouvement sur le tillac. — On ne vous regarde plus, lui dit-elle à l’oreille ; menteur, levez-vous !