L’Outaouais supérieur/Le Fort de Témiscamingue


C. Darveau (p. 266-295).


CHAPITRE XII



LE FORT DE TÉMISCAMINGUE




I


Le « fort » ou poste de Témiscamingue est situé sur la rive gauche de l’Outaouais, vis-à-vis de la Mission. C’est un des plus anciens de la Compagnie de la baie d’Hudson : sa fondation remonte à plus de cent trente ans. Il n’y a plus trace aujourd’hui du premier poste construit à cette époque ; celui qui l’a remplacé, et que l’on appelle le « vieux fort », date de 1811 ; il est encore debout, solide sur ses larges et fortes assises, quoique portant sur ses murs lézardés et jaunis l’empreinte irrespectueuse du temps. On s’en sert aujourd’hui pour emmagasiner les énormes quantités de marchandises et de provisions que la Compagnie de la baie d’Hudson entasse dans ses dépôts. C’était jadis la seule construction qu’il y eût dans toute la contrée du Témiscamingue. Le facteur de la Compagnie, ses commis et ses employés l’habitaient et y tenaient un magasin ouvert aux Indiens, qui venaient y recevoir des marchandises en


FORT DE LA COMPAGNIE DE LA BAIE D’HUDSON, Témiscamingue.
B. Charron, photo., Mattawa.

échange de leurs pelleteries. Depuis dix-huit ans,

on a construit un nouveau poste, qui sert uniquement de magasin de détail ; le logement du facteur, ou principal employé de la Compagnie, est aussi une construction séparée du magasin et absolument privée. Quant au « vieux fort », il est fermé aux acheteurs, et seuls les commis de la Compagnie y pénètrent pour renouveler le stock du magasin.

Il ne faut pas que cette appellation de « fort » éveille chez le lecteur l’idée d’une forteresse véritable, avec des remparts, des fossés et des meurtrières ; non, les forts de la Compagnie de la baie d’Hudson n’ont jamais eu cet aspect belliqueux ; c’était simplement une habitation doublée d’un magasin, construite en murs très épais, et entourée d’une enceinte de pieux d’une quinzaine de pieds de hauteur, pour la préserver d’une attaque possible des sauvages qui auraient eu quelque sujet de mécontentement.

Si l’on jette un regard sur la partie septentrionale de l’Amérique britannique, on verra qu’à certains endroits particulièrement favorables, le long des grandes rivières, mais surtout à leur embouchure, de même qu’à la décharge des lacs de quelque importance, depuis le Labrador jusqu’aux montagnes Rocheuses, la Compagnie de la baie d’Hudson avait établi des postes, où les Indiens de la région environnante venaient apporter leurs pelleteries et faire leurs achats de provisions et de vêtements. Ces pelleteries étaient ensuite transportées, dans des canots manœuvrés par des hommes au service de la Compagnie, jusqu’aux factoreries d’York et de Moose, situées, la première, à l’embouchure de la rivière Nelson, sur la baie d’Hudson, la seconde, à l’embouchure de la rivière Moose, au fond de la baie de James. De là elles étaient expédiées en Angleterre sur les navires de la Compagnie, qui faisaient en moyenne deux voyages par année. Au retour, ils apportaient, dans des caisses doublées de fer blanc, toutes les marchandises dont la Compagnie avait besoin pour faire ses échanges avec les Indiens. Quant aux provisions, elle les faisait venir du Canada, excepté toutefois la farine, qu’elle importait dans ses propres navires par la baie d’Hudson, afin d’éviter les droits d’entrée ; elle en approvisionnait ses nombreux postes, et réalisait sur ce seul article des bénéfices énormes. En outre, elle était très parcimonieuse à l’égard des sauvages qu’elle employait au transport de ses marchandises ; elle les rationnait impitoyablement, en sorte que ceux-ci étaient souvent obligés de prélever sur leurs gages, toujours insuffisants, de quoi s’acheter un complément de provisions. C’était surtout le riz qui était distribué par petites rations. Mais il n’en est plus ainsi de nos jours. La suppression du monopole du commerce de fourrures, monopole que la Compagnie de la baie d’Hudson revendiquait et qu’elle s’est efforcée de retenir jusqu’en 1867, l’arrivée des blancs et la concurrence établie enfin librement sur le vaste territoire qu’elle prétendait lui appartenir en propre, ont changé la face des choses, fait baisser le prix des provisions et obligé la Compagnie à payer plus cher aux Indiens leurs pelleteries, en même temps qu’à leur vendre la farine à meilleur marché[1], enfin à bien nourrir et à bien payer ceux d’entre eux qu’elle emploie.

Pendant l’existence de la Compagnie du Nord-Ouest, qui fut longtemps une terrible rivale pour celle de la baie d’Hudson, et qui avait aussi de nombreux postes échelonnés dans l’intérieur de l’Amérique britannique, au delà du 48e degré de latitude, il y eut souvent des rencontres sanglantes entre les hommes engagés au service des deux compagnies, et que l’éloignement des lieux, l’absence absolue de communications mettaient en dehors de l’atteinte de la justice. Les commis du poste de Témiscamingue ne sortaient pas pour commercer avec les Indiens, qu’ils avaient parfois de bonnes raisons de redouter. La traite se faisait par une espèce d’embrasure pratiquée dans le mur du vieux fort, au deuxième étage. Les Indiens y montaient un à un et y présentaient leurs pelleteries, lorsqu’ils avaient pu toutefois se rendre au poste sans être interceptés en route par les hommes de la Compagnie du Nord-Ouest.

D’une grande fenêtre du fort, d’où la vue embrasse la partie supérieure du lac, on voyait venir de loin les Indiens, et l’on se préparait à les recevoir. On envoyait au-devant d’eux des messagers spéciaux (runners) pour les gagner et les enlever aux agents de la compagnie rivale. Celle-ci avait aussi expédié ses messagers, qui, de leur côté, s’efforçaient de retenir à eux les Indiens ou de les détourner de suivre leurs concurrents. Ils se précipitaient à l’envi les uns des autres sur les pelleteries de l’Indien et se les disputaient sous ses yeux. Le ballot de peaux restait aux mains du plus fort ; celui-ci s’en emparait, le chargeait sur son dos et se rendait au poste, s’il était de ceux de la Compagnie de la baie d’Hudson, pendant que le sauvage marchait derrière lui en « monsieur » qui fait porter ses paquets.

On sait que l’établissement de la puissante Compagnie de la baie d’Hudson remonte à l’année 1670, la vingt-deuxième du règne de Charles II, d’Angleterre. L’acte qui la constituait débutait dans les termes suivants :

« Charles II, sur la grâce, de Dieu, Roi d’Angleterre, d’Écosse, de France et d’Irlande, défenseur de la foi, etc., etc.

À tous ceux qui les présentes verront, salut :

Attendu que notre tout bien-aimé cousin le prince Rupert, comte palatin du Rhin, duc de Bavière et de Cumberland, etc., Christophe, duc d’Albermale, William, comte de Craven, Henry lord Arlington, Anthony lord Ashley, sir John Robinson et sir Robert Vyner, chevaliers et baronnets, sir Peter Colleton, baronnet, sir Edward Hungerford, chevalier du Bain, sir Paul Neele, chevalier, sir John Griffith et sir Philip Carteret, chevaliers ; James Hayes, John Kirk, Francis Millington, William Prettyman, John Fenn, écuiers, et John Portman, citoyen et orfèvre de Londres, ont, à grands frais et dépenses, entrepris une expédition à la baie d’Hudson, dans la partie nord-ouest de l’Amérique, afin d’y découvrir un nouveau passage à la mer du Sud et pour y faire le commerce de pelleteries, minéraux et autres commodités importantes, et qu’à raison de leur entreprise, ils ont déjà fait assez de découvertes pour les encourager à pousser plus loin l’objet de leur dessein et que par ce moyen, il peut probablement nous arriver de grands avantages, à nous et à notre royaume, etc., etc., etc.

Sachez que, désireux de favoriser tous efforts tendant au bien-être public de notre peuple et d’encourager la dite entreprise, nous avons, de notre grâce spéciale, connaissance certaine et de notre propre mouvement, octroyé, donné, ratifié et confirmé, et par ces présentes, pour nous et nos successeurs, octroyons, donnons, ratifions et confirmons, à notre dit cousin le prince Rupert et aux dits, etc., (suit l’émunération des noms cités ci-dessus) le pouvoir de se constituer en corps politique, et nous les constituons de fait et de nom, sous le nom de « Le Gouverneur et la Compagnie d’aventuriers d’Angleterre faisant le commerce dans la baie d’Hudson… Et pour mieux assurer l’exécution de notre volonté et de notre octroi à cet égard, nous avons fait, nommé et constitué, et par ces présentes, pour nous, nos héritiers et successeurs, nous faisons, nommons et constituons notre dit cousin, le prince Rupert, premier et présent gouverneur de la dite Compagnie ; et nous avons désigné, nommé, et par ces présentes, pour nous, nos héritiers et successeurs, nous désignons, nommons et constituons les dits sir John Robinson, sir John Vyner, sir Peter Colleton, James Hayes, John Kirk, Francis Millington et John Portman les sept premiers et présents membres du comité de la dite Compagnie, à compter de la date des présentes jusqu’au dix novembre prochain, et ainsi de suite jusqu’à ce que d’autres membres soient choisis en la forme ci-après fixée, etc.

Et afin que les dits Gouverneur et Compagnie d’aventuriers d’Angleterre, faisant le commerce dans la baie d’Hudson, puissent être encouragés à entreprendre et à mener à bien ledit dessein, nous, de notre grâce spéciale, de notre connaissance certaine et propre mouvement, avons donné, octroyé et confirmé, et par les présentes, pour nous, nos héritiers et successeurs, nous accordons, octroyons et confirmons aux dits Gouverneur et Compagnie, et à leurs successeurs, la traite et le commerce exclusif de toutes les mers, de tous les détroits, baies, rivières, lacs, cours d’eau et anses, sous quelque latitude qu’ils soient, qui sont situés à l’entrée du détroit communément appelé « détroit d’Hudson », ensemble et avec toutes les terres et tous les territoires qui s’y trouvent et qui ne sont pas déjà en la possession de ou octroyés à quelques-uns de nos sujets, et le dit territoire sera, d’aujourd’hui à venir, réputé l’une de nos plantations ou colonies d’Amérique, sous le nom de « Terre de Rupert ».

Tel était le titre en vertu duquel la Compagnie de la baie d’Hudson prétendait naguère avoir non seulement le monopole exclusif du commerce des pelleteries, mais la propriété même du territoire s’étendant depuis les bords de la baie d’Hudson jusqu’aux sources des rivières et cours d’eau qui s’y jettent. Cette prétention, elle l’a maintenue jusqu’en 1868, alors qu’elle fit cession de tous ses droits au gouvernement canadien. C’était simplement interdire l’accès de la plus grande partie du Nord-Ouest, pour y faire la traite, à toute entreprise collective ou individuelle ; c’était encore repousser tout essai de colonisation et fermer à jamais à la culture, à l’industrie, à la vie et à la civilisation, une région prodigieusement étendue, dont la fertilité et la richesse minérale sont inépuisables.


II


Bien différente de celle de la Compagnie de la baie d’Hudson avait été la formation de la Compagnie du Nord-Ouest. Au temps de la souveraineté française en Amérique, les « coureurs des bois », qui étaient les principaux intermédiaires du commerce des pelleteries entre les sauvages et les marchands canadiens, s’étaient avancés, dans leurs aventureuses expéditions, jusqu’au voisinage des montagnes Rocheuses. Ils avaient établi des postes sur le lac Supérieur, sur le lac Winnipeg, sur la rivière Rouge, sur la Saskatchewan, et sur les fleuves Nelson et Churchill, qui tombent dans la baie d’Hudson. Plus tard, peu après que le Canada eut été conquis par la Grande-Bretagne, les marchands anglais de Montréal et de Québec, qui reprirent le commerce des pelleteries, marchèrent pas à pas sur les traces des coureurs des bois, d’abord mesurément et avec circonspection, comme faisant une expérience douteuse, et, du reste, très mal accueillis par les différentes tribus indiennes qui regardaient les Anglais comme les anciens alliés des Iroquois, leurs ennemis invétérés ; puis ils le firent avec résolution et avec âpreté, stimulés qu’ils étaient par le succès et par l’extension de leurs opérations. Plusieurs d’entre eux, et notamment Joseph Frobisher et Peter Pond, avaient même poussé fort loin des reconnaissances, jusqu’aux régions de l’Athabaska et du Churchill, et en étaient revenus, après avoir couru tous les dangers et enduré toutes les privations dans des pays déserts, où ils n’avaient trouvé d’autres moyens de subsistance que la chasse et la pêche, mais où, en revanche, ils avaient réussi à attirer à eux les Indiens Chipouyaus, qui, d’ordinaire, allaient porter leurs pelleteries à la factorerie d’York.

Forts de l’expérience acquise pendant quinze ou dix-huit ans d’opérations, les marchands du Canada qui faisaient le commerce des pelleteries, formèrent, dans le cours de 1783-84, une société sous le nom de « Compagnie du Nord-Ouest », et en confièrent la direction à deux maisons de commerce jouissant de beaucoup de crédit et de considération, la maison Benjamin et Joseph Frobisher, et celle de Simon MacTavish. Dès ce moment, le commerce du nord-ouest de l’Amérique fut établi sur des bases plus solides qu’il ne l’avait jamais été, et la nouvelle société fit au moins autant d’affaires que la Compagnie de la baie d’Hudson, dont les établissements étaient pourtant bien mieux situés que les siens.[2]

De là était résultée entre les deux compagnies une rivalité qui souvent dégénérait en rixes sanglantes. Elles avaient toutes les deux à leur service un grand nombre d’hommes, qui parfois se livrèrent de véritables batailles rangées. La Compagnie du Nord-Ouest employait, pour sa part, cinquante commis, soixante et onze interprètes et commis d’interprètes, onze cent vingt rameurs ou conducteurs de canots, et trente-cinq guides. On désignait cette bande d’employés par le sobriquet de « mangeurs de cochon ». Ils se louaient ordinairement à Montréal, et leur voyage durait depuis le premier mai jusqu’à la fin de septembre. Les guides recevaient pour salaire de huit cents à mille livres, avec un habillement convenable ; les patrons, ou chefs de canots, de quatre à six cents livres ; et les rameurs, de deux cent cinquante à trois cent cinquante livres, avec une couverture de laine, une chemise et une paire de grandes culottes. Ils étaient nourris aux dépens de la Compagnie, pendant tout le temps que durait leur voyage. En outre, on leur permettait de trafiquer avec les sauvages, ce qui rapportait à plusieurs d’entre eux plus que la valeur de leurs gages.

Les guides, qui étaient d’une grande utilité pour la Compagnie, servaient aussi d’interprètes. On leur donnait une certaine quantité de marchandises, et, en outre, de mille à trois mille livres d’appointements.

Les conducteurs des canots se divisaient en deux classes : les maîtres d’équipage, les pilotes ou timoniers formaient la première ; et les rameurs, la seconde. Ce qu’on fournissait aux pilotes et aux maîtres d’équipage, indépendamment de leurs gages, consistait en deux couvertures de laine, deux chemises, deux paires de culottes longues, deux mouchoirs de cou, quatorze livres de tabac en carottes, et quelques autres petits articles. Les rameurs recevaient les mêmes objets, à l’exception du tabac, dont on ne leur donnait que dix livres. Tous ces gens étaient désignés sous les noms d’hiverneurs et d’hommes du Nord. Plus de sept cents sauvages, hommes, femmes ou enfants, étaient attachés aux rameurs et nourris aux dépens de la Compagnie.[3]

Lorsqu’on s’était procuré le nombre de canots nécessaire, que les marchandises étaient emballées et que la fonte des glaces avait rendu les lacs et les rivières navigables, la flotte partait de Lachine, à huit milles au-dessus de Montréal. Chaque canot avait dix hommes d’équipage. On y embarquait tout le bagage de ces dix hommes, soixante-cinq balles de marchandises, pesant quatre-vingt-dix livres chacune, six cents livres de biscuit, deux cents livres de petit salé et trois boisseaux de fèves.

En quittant Lachine, les canots se rendaient à Sainte-Anne, près de l’extrémité occidentale de l’île de Montréal, où les voyageurs se trouvaient à la vue du lac des Deux-Montagnes. C’est de cet endroit seulement qu’ils comptaient commencer en réalité leur voyage, parce qu’il y avait là une église consacrée à sainte Anne, protectrice des « voyageurs ».[4]

Ce voyage, commencé dans les premiers jours de mai, se terminait à la fin de septembre, lorsque les « voyageurs » étaient arrivés au Grand-Portage, à l’extrémité occidentale du lac Supérieur. Le Grand-Portage était le rendez-vous général des hommes de la Compagnie, de ceux venant de Montréal avec les marchandises comme de ceux venant du fond du Nord-Ouest avec les pelleteries. Là on échangeait les unes contre les autres, et les deux bandes d’employés reprenaient la route qu’elles venaient de suivre. Il se trouvait là quelquefois mille à douze cents hommes réunis, se livrant à leur gré à l’absorption des boissons fortes, ayant souvent dispute entre eux, et, cependant, montrant toujours le plus grand respect pour les agents et les associés de la Compagnie, qui étaient relativement en petit nombre et qui n’avaient aucun moyen légal de se faire obéir. Telle est la manière dont la Compagnie du Nord-Ouest a fait le commerce des pelleteries, pendant bon nombre d’années, jusqu’à ce qu’elle se soit fondue dans la Compagnie de la baie d’Hudson, en 1821. Aujourd’hui cette dernière n’a plus à redouter de concurrence organisée en grand ; mais le commerce des pelleteries étant devenu absolument libre, les Indiens peuvent aller vendre les produits de leur chasse où et à qui bon leur semble, et ils y ont gagné de payer leurs provisions moins cher, tout en ayant un meilleur prix de leur marchandise.


III


On serait porté à croire qu’après la chasse sans trêve et sans relâche qu’on a faite aux animaux à fourrures, depuis plus de deux siècles, la plupart d’entre eux ont disparu, ou, du moins, sont près de s’éteindre, ou ont émigré vers des latitudes à peu près inaccessibles, comme la baleine, qui, poursuivie de mer en mer, a fini par se réfugier dans l’océan Glacial.

Il en est ainsi, à la vérité, pour quelques-unes des grandes espèces, telles que le bison, qui, naguère, parcourait en troupeaux innombrables les prairies de l’Ouest, et qui n’existe plus aujourd’hui qu’à l’état d’exception, grâce à la guerre d’extermination aveugle, insensée, stupide, qu’on lui a faite. Il en est ainsi, dans une certaine mesure, du castor, qui, tout en étant encore relativement abondant, a dû émigrer d’un bon nombre de nos lacs et de nos rivières où il élevait jadis ses ingénieuses constructions. Il en sera ainsi peut-être avant longtemps de l’orignal, ou élan d’Amérique, qui est le plus grand cerf du nouveau monde. Autrefois, l’orignal abondait en Canada ; on le trouvait même fréquemment au sud, jusqu’aux bords de l’Ohio. Maintenant, aux États-Unis, pour le rencontrer, il faut pénétrer dans les forêts les plus septentrionales, ou dans les bois que renferme le parc national de Yellowstone. Dans la province de Québec, les chasseurs l’ont petit à petit fait disparaître du territoire du Saguenay et des forêts qui s’étendent en arrière de Québec. Il s’est réfugié d’abord dans la vallée du Saint-Maurice, puis dans celle de la Gatineau, et enfin dans la région du Témiscamingue, où l’on en fait un véritable massacre.

« L’orignal est le roi des ruminants fauves de l’Amérique du Nord », disait récemment un remarquable écrivain canadien, M. A.-N. Montpetit. « Il l’est par sa taille, sa masse et sa force musculaire.[5] Un panache palmé, immense, du poids de soixante à soixante-quinze livres, lui tient lieu de couronne. Autrefois il régnait sur de vastes domaines s’étendant d’un océan à l’autre, entre le 42e et le 69e degré de latitude, dont il partageait

l’empire avec le wapiti, maintenant disparu ou refoulé du moins vers les montagnes Rocheuses.

« En dépit de la protection des lois, de la vigilance des clubs de chasse et de la sollicitude des sportsmen, le jour n’est pas éloigné où l’orignal disparaîtra de nos forêts, et, conservé dans nos musées, nos neveux le considéreront comme une curiosité des temps passés. Une loi du Nouveau-Brunswick, édictée il y a quelques années, défendit la chasse à l’orignal pendant quatre ans : la loi était bonne, mais difficile à faire respecter. Il eût fallu toute une armée de gardes-chasse disséminés dans les bois pour tenir les braconniers à distance et sauvegarder le précieux gibier de leurs coups. Si les chasseurs du Nouveau-Brunswick furent intimidés par cet édit, ceux de la province de Québec ne se gênèrent pas d’aller marauder sur les terrains de chasse de leurs voisins. Le Nouveau-Brunswick entretenait à grands frais un parc au profit des étrangers. Interdites sur ses marchés, les dépouilles des orignaux abondaient sur les nôtres. Sic vos non vobis, toujours la même histoire.

Il y a déjà plusieurs années que la chasse à l’orignal a cessé d’être un métier rémunératif : nos sauvages eux-mêmes y ont presque entièrement renoncé. Il faut aller trop loin pour le rencontrer ; la peine emporte le profit. L’ouverture des chemins de fer du lac Saint-Jean et du lac Témiscamingue a dû les faire déguerpir de ces régions, où ils vivaient par troupes assez nombreuses, surtout dans les Jardins, immense terrain situé au nord de Québec, dévasté par l’incendie, abondant en jeunes pousses d’érable nain, et de bois barré ou bois d’orignal dont ils font leur nourriture de prédilection. Il en existe encore en assez grand nombre dans les montagnes du Labrador, mais les Montagnais seuls leur font la chasse. Vers les frontières du Maine, ils sont presque entièrement disparus. »[6]

Ce n’est pas tout de faire des lois, malheureusement. Il faut encore pouvoir en assurer l’exécution. Or, rien n’est plus difficile, dans un immense pays comme le nôtre, couvert en majeure partie de forêts où un grand nombre d’indiens, et même de Canadiens vivant de la vie des bois, n’ont pas d’autre moyen de subsistance que la chasse. Il faudrait toute une armée de gardes-forestiers ! comme dit M. Montpetit. Reconnaissons toutefois que l’éveil a été donné, que les clubs de chasse font des efforts très louables et que les mesures prises par l’autorité, dans ces années dernières, ont eu une efficacité réelle dans un certain nombre de cas.

Ce n’est pas la chasse proprement dite qui dépeuple nos forêts, mais c’est l’extermination, fruit de la recherche effrénée du lucre et du gain :

« Depuis le premier instant que les Européens se sont établis dans le Canada, » dit le célèbre explorateur Alexandre Mackenzie, à la première page de son journal, « le commerce des pelleteries est devenu de la plus grande importance pour cette colonie. Les naturels étaient alors en si grand nombre, qu’encouragés par les colons à poursuivre les animaux dont la fourrure était précieuse, ils en eurent bientôt détruit l’espèce autour des nouveaux établissements. Ils avaient, à la vérité, fait autrefois la chasse à ces animaux ; mais ils ne tuaient que ceux dont la chair leur était nécessaire pour se nourrir, et la peau pour se vêtir.

« Les colons ne tardèrent pas à engager les naturels qui vivaient dans leur voisinage, à pénétrer dans l’intérieur du pays. Quelques-uns d’entre eux accompagnèrent même souvent des partis de chasseurs, et ils trouvèrent moyen d’accoutumer les tribus sauvages les plus éloignées de leurs établissements, à venir y vendre des pelleteries. »

Il n’y a pas longtemps les castors étaient encore en grande abondance dans le pays situé autour du lac Kippewa. Depuis que les blancs y ont pénétré, et à mesure que les « chantiers » ont augmenté en nombre dans la forêt, les castors ont à peu près disparu de cette région, et l’Indien, de prospère et indépendant qu’il était naguère, y est devenu le plus misérable des hommes. Néanmoins, quoiqu’il recule toujours, au fur et à mesure que la colonisation et l’industrie forestière avancent, le castor est encore nombreux, et constitue avec la loutre, le vison, la martre et le renard, le principal appoint du commerce de fourrures.



Au mois de septembre, les Indiens arrivent en foule au fort de Témiscamingue. Ils viennent s’y approvisionner de munitions, de vêtements, d’effets, de victuailles de toutes sortes, puis ils partent pour leurs territoires de chasse, et on ne les revoit plus qu’au mois de mai suivant. Ils vont aussi loin qu’ils le peuvent, à la recherche des animaux, dont quelques espèces diminuent, il est vrai, mais moins encore qu’on ne serait tenté de le croire. Ce qui diminue le plus, c’est le nombre des Indiens eux-mêmes.

Ces pauvres gens ne s’accommodent guère mieux des progrès de la colonisation que les animaux auxquels ils font la guerre pour le profit des blancs. — Avec eux disparaîtra le type le plus pittoresque, qui tranche sur la fastidieuse uniformité des populations nord-américaines. En même temps que les plus imprévoyants des hommes, ils sont les plus probes, les plus sûrs et les plus confiants. Ce caractère est celui de toutes les tribus indiennes, à très peu d’exceptions près. Mackenzie raconte que M. Pond, un des marchands anglais qui faisaient le commerce de pelleteries, en 1780, dans le pays d’Athabaska, ayant acquis, par l’échange de ses marchandises, beaucoup plus de pelleteries qu’il ne lui en fallait pour charger ses canots, fut obligé de déposer toutes celles qu’il ne put embarquer, dans une des cabanes qu’il avait construites pour passer l’hiver ; et lorsqu’il y retourna l’année suivante, il les trouva dans le même état où il les avait laissées.

En Canada, le modèle par excellence de l’honnêteté indienne, c’est le sauvage « tête-de-boule » qui habite le territoire du Saint-Maurice. Quoique soumis aux lois, les Indiens les ignorent ou ne s’en occupent guère ; mais ils ont entre eux certaines conventions qui les lient bien plus étroitement que ne le feraient toutes les lois du monde, et auxquelles ils obéissent bien plus fidèlement. Par exemple, s’il arrive à l’un d’eux de passer sur le terrain d’un autre, et qu’il y fasse la rencontre d’un castor, il peut le tuer et le manger, si la faim le presse ; mais il doit en porter la peau au poste le plus voisin et déclarer qu’il a tué l’animal sur le terrain d’un tel. Plus tard, le commis du poste remet à celui-ci la peau qui lui a été confiée. Cette convention ne s’applique pas à l’orignal qui est considéré comme un animal errant, la propriété de celui qui l’abat. Si vous êtes bon, généreux envers l’un d’eux, les sauvages le sauront tous en un clin d’œil et vous seront dévoués sans restriction ni arrière-pensée. Mais, en revanche, ils n’oublieront jamais le moindre mal que vous leur aurez fait. C’est grâce à ses procédés humains, à sa droiture, à sa manière d’agir souvent paternelle envers les sauvages, que la Compagnie de la baie d’Hudson a pu tenir si longtemps sous son contrôle un aussi vaste territoire que le sien. Mais la confiance du sauvage ne s’exerce qu’au sujet des choses qui sont à la portée de son intelligence ; il se refuse absolument à croire ce qu’il ne comprend pas, ce que ne lui atteste pas le témoignage de ses yeux, ou de la tradition ou des notions communes. M. Rankin, facteur de la Compagnie de la baie d’Hudson au Témiscamingue, nous racontait, lors de notre passage, qu’il n’avait jamais pu faire entrer dans la tête de plusieurs Indiens qui l’écoutaient, qu’il avait parcouru soixante-dix milles en trois heures. L’idée de chemin de fer était beaucoup trop compliquée pour l’intellect de ses auditeurs, qui n’auraient jamais pu imaginer que leur Manitou lui-même fût capable de conduire une locomotive.

Un spectacle curieux, et qui donne la mesure de la nature enfantine des Indiens, c’est leur arrivée au poste, après leurs longues courses d’hiver à travers les forêts. Il faut les entendre raconter ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont fait, et leurs fatigues et leurs privations et leurs longs jeûnes, et les histoires, toutes plus puériles les unes que les autres, qu’ils ont recueillies en chemin ou dans lesquelles ils ont figuré eux-mêmes, la plupart du temps d’une manière un peu merveilleuse, bien entendu ! Au fur et à mesure qu’un nouveau canot arrive au poste, tous les sauvages qui sont déjà arrivés accourent au-devant de lui, et alors recommencent les mêmes histoires, augmentées de celles qu’apportent les derniers arrivés. Ce sont des joies, des rires, des étonnements, des exclamations, des pantomimes les plus expressives, à propos des plus petits incidents, des épisodes ou des hasards les moins dramatiques. Le commis du poste leur donne à chacun une « torquette » de tabac et une pipe ; ils allument un grand feu sur le rivage, s’asseoient autour, les jambes croisées, et prolongent jusque bien avant dans la nuit les récits auxquels ils s’amusent et s’intéressent comme font les enfants aux contes de leurs bonnes. Le lendemain, ils vont faire leurs emplettes au magasin du poste. Ce magasin est bien, en vérité ce qui peut leur convenir le mieux. On y voit toute espèce de choses, jusqu’à des peaux de lapins noirs, la plus grande des raretés. On y trouve les articles de confection les plus variés, tous d’excellente étoffe, et des couvertures de laine qui se vendent douze dollars la pièce, et sont fabriquées spécialement et uniquement pour la Compagnie de la baie d’Hudson. Les Indiens achètent tout ce qu’ils peuvent avec le produit des peaux qu’ils ont apportées. Ils font emplette des étoffes les plus belles et les plus coûteuses, ainsi que des plus riches flanelles pour les doubler. Rien n’est trop beau pour eux. Ils brûlent de pouvoir dire à leurs squaws, en les revoyant au wigwam, qu’ils leur apportent ce qu’il y avait de plus cher et de plus éblouissant dans le magasin, en même temps que ce qui les rendra magnifiques eux-mêmes, au jour de la grande fête annuelle. C’est là le seul plaisir que ces pauvres gens ont pendant toute l’année ; mais voilà que cela même va disparaître bientôt devant la marche de la civilisation, comme ont disparu du sol de l’Amérique des nations entières d’Indiens, dont on ne trouve plus le souvenir que dans les romans de Fenimore Cooper.



Le fort de Témiscamingue, nous l’avons vu ci-dessus, a été fondé il y a cent trente ans. Il a toujours été un poste très important, à la tête de douze petits postes intérieurs, jusqu’à ce que M. Rankin ait, en 1883, transporté à Mattawa le quartier général du district de Témiscamingue. Nous disons « district », parce que c’est là le nom que la Compagnie de la baie d’Hudson donne aux divisions régionales de son immense territoire. Dans chaque division, il y a un quartier général où demeure le facteur de la Compagnie, et auquel se rattachent un certain nombre de postes secondaires établis dans la division. C’est ainsi que se trouvent compris dans le district de Témiscamingue la sous-division d’Abbitibi, celle du Grand-Lac, celle du lac Barrière, celle du lac Témogami, etc., toutes contenant des postes ou « forts » rattachés à l’établissement principal, sous la surintendance du facteur, qui est un des officiers supérieurs formant le conseil de la Compagnie de la baie d’Hudson.[7]

Depuis la construction du chemin de fer du Pacifique, la malle se rend au Témiscamingue une fois par semaine. Avant cette époque et jusqu’à l’année dernière, c’était le commis du fort qui recevait la malle et qui distribuait les lettres dans les différents postes du district. Il préparait aussi la malle de Moose-Factory, où se trouve le dernier bureau de poste de la Compagnie, dans le nord, et l’expédiait trois fois par année, le printemps, l’automne et l’hiver, par des hommes qui faisaient cette course de trois cents milles à la raquette. Chemin faisant, le courrier laissait une partie de sa malle au fort Abbitibi, qui est à cent milles environ de celui de Témiscamingue.[8]

Depuis l’année dernière, il a été établi un bureau de poste à la baie des Pères, spécialement pour les résidents de l’endroit et les colons des cantons avoisinants.

Jadis, le territoire autour du fort, jusqu’à une certaine distance, avait, dans les documents officiels et sur la carte du Canada, le nom de « canton » de Témiscamingue, comme on peut le constater sur une carte de 1853, conservée au poste, et portant la rubrique : Township of Temiscaming, Area : 67,520 acres. Crown Lands Department, Toronto, — ce qui, traduit en français, signifie : Canton de Témiscamingue ; superficie, 67,520 acres. Département des Terres de la Couronne, Toronto.[9]

  1. Jadis un sac de farine était vendu huit dollars par la Compagnie de la baie d’Hudson. Aujourd’hui elle ne le vend plus que cinq.
  2. Journal d’Alexander Mackenzie.
  3. Id.
  4. (Passage traduit du Scottish Magazine de 1841, pour le journal lInstitut, de Québec, par U. J. Tessier.)

    Les « voyageurs » canadiens sont peut-être les hommes les plus intrépides, les plus infatigables, et en même temps les plus joyeux et les plus courageux que l’on puisse rencontrer. Leur tâche est de conduire les grands canots d’écorce de la puissante compagnie qui fait le commerce de fourrures au Nord-Ouest ; ils partent de Montréal le printemps et reviennent l’automne. Quelques-uns sont engagés pour un certain nombre d’années au service de la compagnie dans l’intérieur du pays. Dans le voyage en montant, les canots sont chargés de couvertures de laine, d’eaux-de-vie, de poudre à tirer et d’autres articles qui servent au trafic avec les sauvages.

    Au retour, ils rapportent les fourrures qui ont été récoltées dans tous les lieux dont les envois se font sur Montréal, parce que ce port se trouve situé, quant à ces postes, plus convenablement que celui de la compagnie dans les parages de la baie d’Hudson. Les effets ainsi transportés sont mis en ballots de quatre-vingt-dix livres pesant environ, c’est-à-dire, d’une forme et d’un poids tels qu’un homme puisse les porter à travers les nombreux portages que rencontre le voyageur

    On fait portage, lorsqu’il y a une cataracte ou un rapide impraticable à passer, lorsqu’il faut se rendre d’une rivière à une autre, ou pour éviter, en traversant une petite langue de terre, un long détour de la rivière. Alors on décharge le canot, et l’on porte les avirons et la charge à la place où la navigation devient de nouveau praticable. Pour transporter les grands canots, les voyageurs les chargent sur leurs épaules, le plat-bord dessous ; ils se mettent autant d’hommes qu’il est nécessaire pour le porter. Les autres portent le bagage et les marchandises, en attachant leur fardeau avec une bande de cuir qu’ils se passent sur le devant de la tête. Un petit canot, capable de contenir cinq personnes avec leurs couvertures, fusils et équipement ordinaire, peut être transporté par un seul homme.

    La chasse et la pêche fournissent au voyageur sa nourriture sur la route ; que ce soit du poisson, du gibier ou d’autre viande, n’importe, il la prend telle que la Providence la jette sur son chemin ; et si la Providence lui manque, il a en réserve une provision de pemmican ou de chair de daim séchée et préparée d’une manière particulière. Les délices du voyageur sont le thé et de temps en temps un coup de rhum. On prépare le thé, lorsqu’on campe pour la nuit, lorsqu’on part de bon matin, et quelquefois encore lorsqu’on se repose au milieu du jour. Tout dur que soit son travail et quelque grossière que soit sa nourriture, le voyageur est un être heureux. Il n’a ni soucis ni regrets, excepté peut-être pour sa belle qu’il a laissée loin derrière lui ; alors il chante sa chanson chemin faisant, et cela, mêlé avec l’espoir encourageant de voir ses gages augmentés, de jouir d’un long repos, et des plaisirs de la société, dont le Canadien sait si bien user, le fortifie et lui donne de la vigueur dans ses pénibles voyages.

    Ce passage alternatif d’un travail extraordinaire à l’inactivité absolue, de la solitude parfaite des lacs et des rivières de l’intérieur au commerce ordinaire de la société et de la vie la plus joyeuse, n’est pas beaucoup propre à former un citoyen sobre et paisible. Il y a, cependant, quelque chose dans le caractère social des Canadiens qui paraît servir de sauvegarde contre toutes sortes d’influences malignes ; et le voyageur, de retour dans sa famille, ne diffère pas beaucoup de ses frères, dont les voyages ne s’étendent pas généralement au delà de l’église de la paroisse voisine. Il existe peut-être un peu de folle gaieté dans son ton et dans ses manières, et il est souvent trop porté à jaser, et à raconter de longues histoires, au lieu d’être occupé dans le champ ou dans la grange ; mais ses longues histoires sont remplies d’incidents touchants, et comme Baptiste est réellement d’un bon naturel, et que pour cette raison il recherche beaucoup les attentions des femmes, il trouve toujours assez de gens de bonne volonté pour partager son travail ordinaire, d’autant plus qu’il est toujours prêt à rendre le même service, lorsqu’il s’agit d’exécuter quelque chose qui requiert plus que de l’intrépidité, de l’énergie et de la résolution ordinaires. Une manière de vivre qui ferait d’un Anglais ou d’un Américain un parfait vagabond, altère à peine le caractère moral du Canadien, et le voyageur retiré dans son village devient presque invariablement un époux très affectionné, un tendre père, un ami fidèle et dévoué, et un bon citoyen.

    Le canot d’écorce du sauvage est non seulement élégant dans sa forme, mais il est encore, par sa légèreté et son faible tirant d’eau, particulièrement adapté à la navigation des rapides peu profonds de l’intérieur. Le canot est construit avec des petites planches minces, ou bandes de bois de trois pouces de largeur à peu près, liées par d’autres bandes également minces et légères, qui vont de la proue à la poupe, ou plutôt depuis un bout jusqu’à l’autre bout, car les deux bouts du canot sont semblables. On recouvre cette charpente de l’écorce d’un gros arbre de bouleau, en faisant le moins de couture qu’il est possible pour le mettre dans une forme convenable. Ces écorces sont cousues ensemble avec des fibres de bois, et sont mises à l’épreuve de l’eau au moyen d’une composition de gomme résineuse préparée à cet effet, que les sauvages et les voyageurs emportent toujours avec eux pour servir aux réparations qui peuvent devenir nécessaires. La charpente est affermie et maintenue dans sa forme par un fort plat-bord et des pièces en travers comme les bancs de rameurs d’une chaloupe. On ne peut pas se former une véritable idée du canot sans en voir un dessin ou un modèle. La cale ou le fond est plat, les côtés sont enflés, les plats-bords sont inclinés en dedans. La courbure en longueur des côtés du canot est plus grande vers le centre, et diminue graduellement vers les extrémités, qui se terminent en une espèce de proue relevée, offrant à la surface de l’eau la moindre résistance.

    Telle est la frêle embarcation, qui se briserait au moindre choc, mais dans laquelle le voyageur traverse mille rapides en sûreté. Voici comme on la conduit : chaque rameur est muni d’un léger aviron d’à peu près quatre pieds et demi de longueur, dont la moitié sert de poignée, et l’autre moitié forme le plat de l’aviron. La largeur du plat de l’aviron varie parmi les différentes tribus de cinq pouces à trois pouces et demi. Les voyageurs du Nord-Ouest préfèrent l’aviron étroit, parce qu’il est moins fatigant et par conséquent mieux adapté aux longs voyages et à un travail continu. Le rameur tient l’aviron perpendiculairement, de manière à pouvoir le plonger directement dans l’eau, et un coup d’aviron donné avec vivacité et simultanément par tous les rameurs fait littéralement sauter le canot sur la surface de l’eau. La route du canot est dirigée par le timonier, qui se sert d’un aviron ; et l’homme placé à la tête du canot aide, suivant l’occasion, le timonier par un coup d’aviron donné en bon temps. À la vérité, en cas de danger, comme lorsqu’il se présente soudainement une pointe de rocher, ou une pièce de bois flottante, c’est au rameur de l’avant à l’éviter. Au moyen d’un coup sec donné en côté, la marche du canot peut être soudainement changée, et si le rameur de l’avant incline beaucoup la tête d’un côté, — disons à gauche, — tandis qu’en même temps l’homme de l’arrière pousse la poupe à droite, le canot peut être amené tout à coup à angle droit avec sa marche et être lancé bien loin du péril qui le menaçait.

    En remontant les courants, ces dangers ne sont pas grands, parce que le simple arrêt des rameurs, sur le signal de l’homme de l’avant, fait prendre au canot sa route ; c’est en descendant les rapides, c’est-à-dire en chassant les courants, qu’il y a du danger. Alors règne un lugubre silence, les voyageurs cessent de nager, l’homme de l’avant veille à tout ; le timonier a les yeux attachés sur celui-ci, pour obéir avec célérité au moindre signal de donner un coup d’aviron soit d’un côté ou de l’autre. Le danger passé, un cri perçant à la manière des sauvages, capable d’exciter la joie et le courage à un degré inconcevable pour ceux qui ne l’ont jamais entendu, s’élève avec les voix réunies des voyageurs. Avant que le cri ait cessé de se faire entendre, la plus belle voix a déjà entonné la chanson par excellence des voyageurs canadiens :

    1.

    À la claire fontaine
    M’en allant promener,
    J’ai trouvé l’eau si belle
    Que je m’y suis baigné ;
    Il y a longtemps que je t’aime,
    Jamais je ne t’oublierai.

    2.

    J’ai trouvé l’eau si belle
    Que je m’y suis baigné ;
    Sous les feuilles d’un chêne
    Je me suis fait sécher ;
          Il y a longtemps, &c.

    3.

    Sous les feuilles d’un chêne
    Je me suis fait sécher ;
    Sur la plus haute branche
    Le rossignol chantait.
          Il y a longtemps, &c.

    4.

    Sur la plus haute branche
    Le rossignol chantait ;
    Chante, rossignol, chante,
    Toi qui as le cœur gai,
          Il y a longtemps, &c.

    5.

    Chante, rossignol, chante,
    Toi qui as le cœur gai ;
    Tu as le cœur à rire,
    Moi, je l’ai à pleurer.
          Il y a longtemps, &c.

    6.

    Tu as le cœur à rire,
    Moi, je l’ai à pleurer ;
    J’ai perdu ma maîtresse,
    Comment m’en consoler ?
          Il y a longtemps, &c.

    7.

    J’ai perdu ma maîtresse,
    Comment m’en consoler ?
    Pour une blanche rose,
    Que je lui refusai.
          Il y a longtemps, &c.

    8.

    Pour une blanche rose
    Que je lui refusai ;
    Je voudrais que la rose
    Fût encore au rosier.
          Il y a longtemps, &c.

    9.

    Je voudrais que la rose
    Fût encore au rosier ;
    Et que le rosier même
    Fût à la mer jeté.
          Il y a longtemps, &c.

  5. On en voit qui mesurent jusqu’à six pieds de hauteur à l’épaule, et qui pèsent douze cents livres. Le cou et le garrot portent une épaisse crinière. C’est un animal défiant, dont l’odorat est très développé. Le plus léger bruit lui fait prendre l’alarme.
  6. Toutefois, dans l’État de Maine, la loi protége l’élan. Une amende de 100 dollars, dont la moitié est remise à celui qui dénonce le contrevenant, est infligée à toute personne surprise tuant un élan en temps prohibé. On ne peut chasser cet animal qu’en octobre, novembre et décembre.

    Cette loi a facilité le repeuplement des forêts dans le Maine, où, il y a une dizaine d’années, l’élan américain ne se trouvait plus qu’exceptionnellement.

    Cependant, pour s’emparer de la peau et des andouillers de l’élan, plus d’un chasseur s’aventure à l’affût pendant la saison où la chasse est interdite. Lorsqu’il croit qu’il sera découvert, il s’entend au sujet de la déclaration de contravention avec un ami, qui touche la moitié de l’amende, la lui restitue et partage avec lui le butin, peau, cornes, viande, etc., dont la valeur peut être égale à celle de la somme que le coupable a dû payer. Le chasseur a ainsi éludé la loi, s’est procuré le plaisir d’une belle chasse et de précieuses dépouilles.

  7. La Compagnie de la baie d’Hudson possède près de cent cinquante établissements ou postes qui nécessitent un personnel de 25 facteurs, 27 commis principaux (chief traders, ce que l’on pourrait traduire par « directeurs des achats » ), 152 commis ordinaires, 1200 employés et serviteurs de toute dénomination, outre un certain nombre d’hommes qu’elle emploie à des expéditions particulières, circonstance qui se renouvelle tous les ans.
  8. La factorerie de Moose est située à l’extrémité méridionale de la baie de James. Elle est le principal entrepôt de la Compagnie, dans toute la région qui s’étend entre la baie d’Hudson et les lacs du nord de la province de Québec.

    C’est de là, ainsi que de la factorerie d’York, à l’embouchure de la rivière Nelson, sur la baie, que la Compagnie expédie en Europe, deux fois par année, ses riches cargaisons de pelleteries.

  9. Toronto était alors, alternativement avec Québec, la capitale des deux provinces du haut et du bas Canada, réunies sous un seul gouvernement. Aujourd’hui, ces deux provinces, faisant partie, à l’exception de l’île de Terreneuve, d’une confédération qui embrasse toute l’Amérique britannique, portent respectivement les noms de province de Québec et de province d’Ontario.