L’Outaouais supérieur/Les Oblats du Témiscamingue


C. Darveau (p. 234-265).


CHAPITRE XI



LES OBLATS DU TÉMISCAMINGUE




Sur les bords d’une étroite et courte passe que forment les eaux du Témiscamingue en se rétrécissant en aval de la baie des Pères, s’élève une maison dont la modeste structure en bois peint, les dépendances et l’entourage respirent le calme profond et la tranquillité pieuse d’un asile ou d’un cloître isolé.

Cette maison, c’est la Mission des Oblats, qui, pendant de longues années et jusqu’à hier encore, a été, avec le poste de la Compagnie de la baie d’Hudson situé en face, de l’autre côté de la passe, la seule habitation de tout le pays de Témiscamingue.

En face de la Mission, le lac, s’évasant tout à coup de nouveau, s’ouvre en une large baie d’un ovale si parfait, d’un dessin si harmonieux qu’on dirait une coupe creusée et arrondie avec une précaution minutieuse par la main du temps.


LA MISSION CATHOLIQUE, Témiscamingue.

Un silence, un recueillement, qui semblent imposés par quelque divinité invisible, règnent sur toute la nature environnante, au sein des bois assoupis, sur la croupe onduleuse des coteaux, et jusque dans le balancement attentif et retenu du lac.

Partout au loin la plage est muette, baignée par les flots d’azur qui s’appellent et se suivent les uns les autres comme des caresses, et par les flots d’or du soleil éclatant au milieu d’un ciel sans nuages.

Çà et là, à moitié cachée dans les buissons ou émergeant de quelque ravine à peine dessinée, apparaît une cabane d’Indien, avec son toit d’écorce et sa cheminée fumante.

Les cabanes sont au nombre d’une vingtaine, et renferment la population sauvage que les Oblats ont évangélisée et arrêtée auprès d’eux. De temps en temps, des enfants demi-nus courent sur le rivage, en jouant et s’ébattant ensemble ; des squaws, enveloppées dans leurs couvertes, s’acheminent vers la Mission pour y chercher quelque conseil ou quelque secours ; un canot débouche brusquement de la passe et vient s’attacher au petit chevalet en billots et en planches qui sert de quai, ou bien l’on voit quelqu’un des Pères se promener lentement dans le petit jardin attenant à la Mission, ou monter, recueilli, la colline voisine, pour aller réciter son bréviaire à l’ombre des grands arbres qui la couronnent.

Rien n’est plus beau, rien n’est plus charmant, plus parfait dans les détails et dans l’ensemble, que le panorama qui, du haut de cette colline, se déroule sous le regard enchanté. L’atmosphère est limpide, lumineuse. On aperçoit, d’un côté, dans un lointain éclatant, jusqu’à l’extrémité même du lac, tout le détail des rivages, des futaies, où l’ombre et la lumière se combattent, des pointes et des baies, qui se succèdent en diminuant graduellement, mais sans rien perdre de la netteté et de la grâce de leurs formes ; et, de l’autre, la ravissante baie qui se développe comme une urne gigantesque en face de la Mission, et dont l’eau est si profonde, qu’à quelques pas seulement de la rive, on pourrait mouiller les navires réunis des plus grandes marines du monde.

C’est sur cette colline que se fait chaque année, le quinze août, la grande procession religieuse des Indiens.

Qui n’a pas été témoin de cette solennité n’a pas une idée complète du sentiment et de la piété naïve de ces enfants de la nature. Le quinze août est leur fête à eux, le jour où les Indiens, dans toute l’Amérique du Nord, s’assemblent pour remplir en commun leurs devoirs religieux, à quelque mission qu’ils appartiennent, et celle des Pères du Témiscamingue s’étend jusqu’au voisinage de la baie d’Hudson !

Dès le point du jour, ils arrivent ici en foule dans leurs canots, avec leurs femmes et leurs enfants, déjà attifés de leurs costumes pittoresques et multicolores, et se répandent de tous côtés, envahissant la Mission, s’abordant, se questionnant, se demandant mille choses, mais sans tumulte, sans bruit, avec une étrange tempérance de mouvements — car l’Indien est sobre de gestes et de paroles, — pendant que tout autour d’eux court ce murmure d’allégresse qui semble chanter dans l’air, que sur la plage arrivent incessamment de nouveaux canots, que le va-et-vient ne cesse pas et que les apprêts les plus chatoyants, les plus pompeux, se font pour l’unique et touchante cérémonie.

Et ce ne sont pas seulement les Indiens qui sont venus, mais encore les colons des endroits les plus reculés, des voyageurs, quelquefois assez nombreux ; en sorte que ce rivage, la veille encore si tranquille et si désert, se voit inondé aujourd’hui par une foule bariolée, revêtue de tous les costumes et présentant les aspects les plus divers et les plus bizarres.

La petite cloche de la chapelle fait entendre son carillon grêle. La foule entière, recueillie, muette, s’avance comme une longue vague vers l’humble sanctuaire que l’on aperçoit à cent pas en arrière du monastère, et que l’on a entouré et décoré de tout ce que la piété ingénue et les modiques ressources d’un pareil lieu peuvent offrir pour un jour de grande solennité. Les sons de l’harmonium, que presse un frère convers, envahissent et font trembler la voûte du fragile édifice, pendant que des centaines de voix répondent à la voix du prêtre qui vient d’entonner la grand’messe.

Tous n’ont pu trouver place dans l’étroit intérieur, mais tous sont présents d’esprit à l’autel et tous peuvent entendre les deux sermons, qui sont prêchés, l’un en algonquin pour les sauvages, et l’autre en français pour les colons. Puis, la messe finie, l’assistance s’ébranle ; chacun prend rang pour la procession qui va commencer aussitôt, bannières déployées, sur un chemin jonché de fleurs, les petites filles en tête suivies par les femmes, celles-ci par les garçons, et les hommes venant en dernier lieu, précédant l’évêque, qui porte le Saint Sacrement sous un dais soutenu par quatre porteurs. On gravit lentement le large sentier ouvert par les Oblats sur le flanc de la colline, et que borde, d’un côté, une haie touffue d’érables, et, de l’autre, une ceinture d’énormes rochers roulés, assujétis et retenus les uns à côté des autres par un prodige de travail, d’audace et de persévérance.

Parvenue au sommet de la colline, la procession fait halte, et se groupe autour d’un massif de verdure où l’on a dressé un oratoire, chargé, comme la chapelle, d’ornements aux couleurs les plus vives et les plus éclatantes, afin de mieux saisir l’imagination grossière des Indiens. Un immense chant, poussé par cinq cents poitrines, va frapper les échos sonores qui s’éveillent et se poursuivent les uns les autres jusqu’à leurs plus lointaines retraites. Pas une voix qui ne se fasse entendre ; pas une âme humaine qui ne soit là attentive. L’évêque, debout sur les marches de l’oratoire, se tourne vers la foule. Il élève les bras au-dessus de sa tête, dessine dans les cieux avec l’ostensoir le signe rédempteur et prononce la bénédiction divine, à laquelle répond le « Laudate Deum », entonné par les fidèles. Puis, les derniers actes de la cérémonie s’accomplissent, la foule murmure un dernier chant en redescendant la colline, et bientôt on la voit se répandre de nouveau sur la plage, dans la maison des Pères et dans les wigwams, mais cette fois bruyante, animée, transportée d’enthousiasme et songeant déjà aux longs récits que chacun fera de retour aux foyers lointains.


II


Bien avant les Oblats, les Jésuites avaient évangélisé les Indiens du pays de l’Outaouais et de l’Abittibi à la baie d’Hudson, ce qui leur faisait une étendue à parcourir de plus de cinq cents lieues carrées, au sein de contrée absolument sauvages et sans autre véhicule que le canot d’écorce. Il serait puéril de faire remarquer ce qu’un pareil apostolat renfermait de périls, de privations de toute nature, de souffrances physiques et morales au-dessus des forces purement humaines, et combien il exigeait d’abnégation, d’oubli de soi-même, de dévouement infini. Les Jésuites disparus du Canada, les Indiens étaient restés privés de « celui qui répand la lumière », comme ils appellent le missionnaire.

En 1836, un sulpicien du lac des Deux-Montagnes, M. Charles Bellefeuille, se rendit le premier au Témiscamingue pour y exercer le ministère d’apôtre. Il y retourna pendant quatre années consécutives, jusqu’à ce qu’il fût remplacé, en 1839, par M. Poiré, qui devait être un jour supérieur du collége naissant de Saint-Anne-la-Pocatière.

En 1841, M. Poiré cédait la place à M. Moreau, devenu dans la suite vicaire général ; et deux ans plus tard, arrivait à son tour le premier oblat missionnaire, le Père Laverlochère, un homme dont le souvenir est impérissable et qui fut le symbole de la vertu héroïque, de la charité inépuisable, de l’éloquence passionnée qui ouvre toutes grandes les portes du ciel et y pousse les âmes dans les transports du repentir et de l’espérance.

Le Père Laverlochère avait à peine trente ans lorsqu’il arriva au Témiscamingue, et pendant quarante ans il y a exercé un apostolat infatigable, dont le digne couronnement a été une mort causée par les fatigues, les misères sans nombre endurées dans ses courses interminables et par les maladies qu’il y avait contractées.

Les missions d’aujourd’hui, quelque pénibles qu’elles soient, offrent au moins çà et là des asiles et de nombreuses ressources. Sur une grande étendue de pays la civilisation a remplacé le désert, les communications se sont énormément développées, les routes et même les chemins de fer ont percé en maint endroit ce qui n’était jadis que la forêt ou la montagne, les colonies se sont avancées au loin, bien loin dans la solitude, les bateaux à vapeur sillonnent des rivières et des lacs encore fort peu connus, l’homme enfin pénètre partout et partout plante sa tente ; de plus, les missions sont régularisées ; elles ne durent que de mai à septembre pour les voyages, et l’hiver, elles se font dans les chantiers avoisinants où travaillent les bûcherons ; elles sont en outre subdivisées ; ainsi, dans l’Outaouais supérieur, on en compte trois, celle de Pembroke, celle de Mattawan et celle de Témiscamingue ; mais il y a à peine un quart de siècle, pas davantage, on ne connaissait pas d’autre mission à l’ouest du lac des Deux-Montagnes que celle des « pays d’en haut », laquelle comprenait tout le territoire de l’Outaouais et celui de l’Abittibi, et le Père Laverlochère, pour s’y transporter à partir de Montréal, prenait à Lachine un des grands canots chargés de provisions de la Compagnie de la baie d’Hudson et remontait ainsi jusqu’à la baie d’Hudson elle-même, à force d’aviron, en parcourant sur l’eau une distance de près de sept cents milles et en faisant d’innombrables portages. On s’arrêtait pour se reposer et se ravitailler aux quelques rares postes de la compagnie échelonnés sur ce long parcours ; on y rassemblait les Indiens pour les catéchiser, et la mission terminée, on repartait pour la mission suivante, à travers un pays sans autre ressource que la chasse et la pêche, les dernières habitations se trouvant alors au rapide des Joachims, sur l’Outaouais, à deux cents milles seulement de Montréal.

Le 14 octobre 1863, arrivèrent au Témiscamingue les Pères Pian, Lebret et Mourier. Ils trouvèrent un misérable « chantier » sur l’emplacement où ils devaient construire plus tard la maison actuelle des Oblats. De suite ils se mirent à l’œuvre. Il fallait avoir au plus vite une habitation au moins couverte et protégée contre les intempéries. Ils travaillèrent de leurs propres mains, abattant les arbres sur la colline voisine et les tirant au bas à l’aide de câbles. Puis ils les équarrirent et les façonnèrent tant bien que mal pour les mettre en charpente. Tout l’hiver, comme les années suivantes, ils se nourrirent uniquement de poisson et de lièvres. Il leur fallait faire les ouvrages les plus grossiers et les plus vulgaires, étant leurs seuls ouvriers et leurs propres serviteurs. Enfin, au bout de quelques mois, ils avaient réussi à construire un semblant d’habitation qui devait recevoir avec le temps de nombreux agrandissements et améliorations.

« Nous sommes entrés dans notre nouvelle demeure, écrivit alors le Père Pian. Pour tout meuble nous n’avons qu’un banc ; nous couchons sur le plancher, les yeux tournés vers la cheminée, sans crainte de faire une chute. Si sainte Thérèse visitait notre maison, elle n’y trouverait certainement rien de contraire à la pauvreté. »

Comme on le voit, ces commencements furent plus que modestes, et rien n’aurait pu faire présager alors, dans l’informe toit élevé à la hâte et par des mains inhabiles, sur les bords d’un lac désert, l’important établissement qu’allait devenir en peu d’années la Mission des Oblats du Témiscamingue. Personne n’eût osé rêver alors les transformations qui se sont accomplies dans l’ouest de la province et qui l’ont révolutionné au point de permettre à cet asile obscur, ignoré et si lointain, de se métamorphoser sitôt en un foyer, puis en un centre de colonisation aussi vaste qu’inattendue. Personne n’eût osé croire que les successeurs des Pères Pian, Lebret et Mourier marcheraient bientôt à la tête d’une civilisation pour ainsi dire improvisée en pleine solitude, et deviendraient une puissante compagnie servant de ralliement, de guide et d’exemple à toute une population nouvelle, qui s’avance à pas de géant et s’établit dans l’ouest pour y former une forteresse inexpugnable de notre nationalité.


III


À cette époque commençaient en même temps les « chantiers » dans la région du Témiscamingue et les premiers bûcherons y pénétraient. L’année qui suivit l’installation des Pères, Mgr Guigues, évêque d’Ottawa, y fit une visite pastorale, et deux années plus tard, en 1866, arrivaient à la Mission deux révérendes Sœurs Grises pour aider les religieux dans leurs travaux, soigner les malades, recueillir les orphelins et donner des rudiments d’éducation aux jeunes sauvages.

Ces deux religieuses s’appelaient sœur Raizenne, la supérieure, et sœur Vincent. Les Pères avaient eu soin de construire, pour les recevoir, un hôpital à côté de leur habitation. Huit mois plus tard, une autre religieuse, la sœur Saint-Antoine venait les rejoindre, et depuis lors, elles ont toujours été trois à la Mission, accomplissant une œuvre admirable de charité, d’enseignement et de moralisation.

Il y a un quart de siècle, les Indiens étaient beaucoup plus nombreux au Témiscamingue, comme dans le reste de la province d’ailleurs, qu’ils ne le sont aujourd’hui. Quand ils ne parcouraient pas la forêt, à la poursuite des animaux à fourrures, ils se tenaient en partie auprès du poste de la Compagnie de la baie d’Hudson établi en face de la Mission, de l’autre côté de la passe. Ils habitaient au hasard, disséminés sur les deux rives, tandis qu’il n’y avait qu’un seul Canadien-Français, vivant dans une loge forestière, à six milles plus bas.

Les pauvres Indiens ne peuvent pas résister en présence de la civilisation ; il faut qu’ils disparaissent devant elle ou qu’ils meurent. Aussi les voit-on s’éloigner et diminuer en nombre de plus en plus. Leurs pénates sont légers à transporter, et, naturellement nomades, ils se fixent indifféremment dans un lieu ou dans un autre, pourvu qu’ils aient leurs lacs et leurs forêts pour champ de course.

Ce sont tous d’excellents chrétiens, très dociles, aimant beaucoup leurs missionnaires et avides des cérémonies du culte : mais on ne peut leur enseigner les vérités élémentaires de la religion qu’au moyen d’images sensibles, car ils ne comprennent absolument que ce qui tombe sous les sens, ce qui se voit ou se touche. Il est extrêmement difficile de leur faire exécuter des travaux manuels ; ils détestent de manier la hache et les instruments agricoles ; ce sont de grands enfants parvenus à l’âge d’homme, qui vivent au milieu d’un monde étranger dont ils ne peuvent prendre ni le tempérament ni les habitudes, ni comprendre la marche ascendante vers des conditions d’existence sans cesse améliorées. Leur candeur et leur honnêteté sont touchantes ; l’enfant de la nature ne connaît pas les artifices de la civilisation ; aussi les employés de la Compagnie de la baie d’Hudson aiment-ils mieux trafiquer avec les Indiens qui vivent au loin qu’avec ceux qui sont en contact fréquent avec les blancs ; ils redoutent bien moins de les voir recourir aux mille petits stratagèmes, aux mille petites ruses communément admises et tolérées dans les relations du trafic :

« Cette honnêteté, dit un voyageur, les accompagne jusque dans les bois et leur fait respecter les caches de vivres qu’ils trouvent au cours de leurs chasses. Si vous redoutez quelques déprédations, ils ne manquent pas de vous dire : Ne craignez rien, il ne passe pas de blancs ici. »[1]

Tel était l’honnête et docile petit troupeau d’âmes que les Pères Oblats et les Sœurs Grises allaient être chargés d’enseigner et de diriger. Ces natures simples et incultes avaient besoin des premiers rudiments de l’éducation pour les choses les plus ordinaires. La sœur Raizenne ouvrit sans retard une classe, et elle et ses compagnes recueillirent des orphelins et des malades dans l’hôpital, formèrent de bonnes mères de famille, de bonnes femmes de ménage, auxquelles elles enseignèrent tous les travaux utiles, pendant que, de leur côté, les Pères enseignaient aux hommes à cultiver la terre.

Non seulement les sœurs soignaient les malades à l’hôpital, mais encore les visitaient dans leurs wigwams, assistaient les pauvres et faisaient la classe aux petits garçons et aux petites filles. On pourra juger de leur œuvre par le tableau suivant que l’auteur a recueilli dans le registre même tenu quotidiennement par sœur Raizenne, la supérieure :


  De 1866 à 1874.
Malades soignés à l’hôpital 171
Visités 246
Pauvres assistés 357
Orphelins recueillis 57
Petites filles instruites 218
Garçons " 180




  De 1875 à 1883.
Malades soignés à l’hôpital 156
Visités 258
Pauvres assistés 381
Orphelins recueillis 50
Petites filles instruites 415
Garçons " 254


Le nombre des enfants qui suivaient la classe était en moyenne par année de quarante garçons et de trente filles ; mais ce nombre était néanmoins très irrégulier, à cause des habitudes nomades des Indiens.

Avec le temps, grâce à l’économie, au travail des religieux et des religieuses, la maison, l’hôpital et tout l’entourage avaient changé de physionomie et singulièrement progressé. Des cultures s’étaient faites. On avait élevé du bétail, des porcs, des volailles. On avait rendu la maison relativement confortable et spacieuse. Les Sœurs avaient cultivé de leurs propres mains un jardin qui régulièrement leur donnait de bons produits. Elles avaient planté des arbres fruitiers, du houblon, toute sorte de légumes et même des vignes, et avaient entouré leur jardin d’une jolie ceinture d’érables à giguère. On avait aussi un champ de pommes de terre et un autre de maïs, et c’était le seul endroit, dans tout le pays de Témiscamingue, jusque tout récemment encore, où l’on pût se procurer de la viande fraîche, du lait, du beurre et des légumes. Les Pères faisaient travailler tous ceux qui s’offraient à eux, et ils avaient toujours quelque ouvrage utile à faire exécuter. C’est ainsi que le Père Paradis,[2] venu beaucoup plus tard, avait réussi à dresser une énorme muraille de rochers pour border le flanc de la colline, en arrière de la Mission, et à construire un tramway pour transporter le sable qui servait à faire le mortier. D’autres religieux étaient venus s’adjoindre aux fondateurs ou les remplacer ; et enfin, les frères convers, ces auxiliaires précieux des communautés, étaient venus à leur tour remplacer les Pères dans tous les travaux manuels et grossiers. L’un d’eux, le frère Lapointe, improvisé menuisier et couvreur à la fois, avait construit la petite chapelle de la Mission et avait trouvé le moyen d’enseigner ce dernier métier à un homme qui devait plus tard faire le toit du nouveau monastère des Oblats à la baie des Pères.

On ne saurait trop dire ce que ces obscurs et robustes frères convers ont fait de travaux importants, indispensables, mais souvent presque impossibles, dans l’édification de la prospérité grandissante des Oblats. Ainsi, longtemps, ils ont transporté des provisions sur leur dos depuis Mattawa jusqu’à la mission, et quand il a fallu avoir recours à des ouvriers spéciaux, à des artistes même, à des musiciens et à des peintres, c’est en eux que les Pères ont eu la bonne fortune de les trouver. Avec cela, leur vie en est une tout entière d’effacement, d’impersonnalité et de sacrifice. Ils ne sont rien par eux-mêmes ni pour eux-mêmes ; leur nom ne paraît jamais dans l’œuvre accomplie, et ils ne cherchent pas non plus à le faire paraître ; qu’au moins il soit fait mention d’eux dans ce livre où l’on raconte des commencements humbles, des œuvres courageuses et ignorées, et où l’on ouvre une petite porte dans l’histoire à des hommes qui mériteraient mieux que le souvenir inscrit par notre plume.


IV


En juillet 1887, l’auteur de ce livre fit un voyage au Témiscamingue et passa trois jours à la Mission pour y prendre ses notes. Il n’y avait là que le Père Fafard, l’économe, et les deux sœurs Raizenne et Vincent. Des deux autres religieux qui, seuls avec le Père Fafard, composaient le personnel de la Mission l’un était parti pour Ottawa, l’autre pour porter les secours de son ministère à des Indiens éloignés. Déjà l’on songeait alors aux préparatifs de départ pour la Baie des Pères, où les religieux faisaient construire un monastère, un hôpital et une église en pierre. Le déménagement devait avoir lieu à l’automne, et la mission proprement dite devait être transportée à la tête du lac. Les Pères parlaient encore de fonder à la Baie un couvent et un collége, et il n’y a pas de doute que ce projet ne soit mis avant longtemps à exécution, parce qu’il répondra à un besoin incontestable dans ce pays si éloigné et qui progresse si rapidement.

En se transportant à la Baie des Pères, les Oblats suivent le mouvement de la colonisation et du commerce qui se porte dans cette direction, et pour lesquels la baie offre un débouché commode et rapproché. C’est ici le centre des affaires, le point de départ et d’arrivée de l’élégant et rapide bateau à vapeur Minerve, qui fait un service régulier, deux fois par semaine, d’un bout à l’autre du lac. C’est ici qu’est le bureau de poste pour toute la région du Témiscamingue, et l’entrepôt général pour l’approvisionnement des colons et des chantiers ; c’est ici que se sont établies les industries naissantes et que se groupent tous ceux, marchands, industriels, artisans ou autres, qui veulent tenter une fortune nouvelle et qui ont flairé l’avenir. Et cependant il n’y avait absolument à la baie, il y a trois ans à peine, que la ferme des Oblats et celle d’un vieux « squatter » irlandais, du nom de Kelly, établi dans cet endroit depuis une vingtaine d’années.

Cette ferme des Oblats est considérable, elle occupe presque tout le fond de la baie et s’étend à plusieurs centaines d’arpents en arrière. En outre, les Pères possèdent une bonne partie du littoral et toute l’extrémité supérieure de la baie, qui s’appelle la « Pointe au Vin ». On dit qu’autrefois la Compagnie de la baie d’Hudson vendait du whisky aux sauvages ; mais comme ce trafic homicide était prohibé dans les environs du poste, à cause du désordre et des rixes qu’il occasionnait, les sauvages avaient pris l’habitude de se rendre à la pointe pour y rencontrer les sous-employés de la compagnie qui leur


FERME DES OBLATS, Baie des pères.

livraient la terrible eau de feu, et que c’est de là que

la pointe avait pris le nom qu’elle porte.

C’est sur la ferme que s’élèvent le nouveau monastère des Oblats, l’hôpital et l’église, constructions en pierres et en briques, comme nous l’avons dit plus haut. Elles ont été faites, sous la direction des frères convers, par des hommes inexpérimentés et qu’il a fallu former pour ainsi dire au jour le jour sur les lieux ; aussi l’apparence des bâtisses s’en ressent-elle quelque peu ; mais quand on songe à la manière dont sont construites la plupart de nos maisons de ville, en papier mal mâché et en bois vert à l’intérieur, en briques à moitié superposées et en pierres cimentées à peu près à l’extérieur, il n’y a pas lieu de s’étonner de l’imperfection des édifices de la baie des Pères, faits avec des matériaux et des ouvriers imparfaits. Il faut aller vite dans ce pays éclos d’hier à la vie ; on n’a pas le temps de mettre la dernière main à quoi que ce soit ni même de songer à faire suffisamment bien, au moins pour ne pas choquer le regard ; on y a construit pour un besoin pressant, comme on fait à la hâte des chemins de fer aux États-Unis, dans les régions nouvelles, quitte à refaire le tout plus tard, quand ces régions seraient peuplées et enrichies. Pour nous aussi, allons de l’avant, c’est le principal.

Quant à la ferme, on ne peut guère en dire encore que ce qu’elle sera dans une dizaine d’années d’ici, quand elle aura pris toutes ses dimensions, qu’elle aura reçu la plupart des améliorations nécessaires, qu’elle sera en plein rapport, donnera la variété de produits dont elle est susceptible, et que les Oblats auront entouré leur monastère des plantations et des jardins indispensables, d’autant plus faciles à disposer à leur gré qu’ils ont pour cela tout l’espace désirable. Alors, oui alors, ce sera magnifique, ce mot n’est pas de trop, tant à cause du sol dont la fertilité est reconnue qu’à cause du site qui sera un des endroits d’attraction de l’avenir.

Sur le sommet d’un coteau brisé de cent manières, offrant tantôt des saillies brusques, tantôt des pentes douces, des massifs d’arbustes, des mamelons crevassés et marqués de quelques rides de feuillage, des fragments isolés de culture, des touffes de verdure odorante luttant avec les broussailles, le monastère domine, à une hauteur d’environ cinquante toises, toute la campagne environnante. À ses pieds se déroule la baie dans son contour irréprochable, avec sa puissante ceinture de rochers granitiques, surmontée d’une colline abrupte et désolée que les longs squelettes des pins rouges, dévorés par le feu et restés debout, semblent cheviller et clouer sur le sol. En arrière s’étend la ferme avec ses cultures variées de foin, de légumes et de céréales, et plus loin


HÔPITAL, ÉGLISE ET PRESBYTÈRE, Baie des pères.

encore un immense plateau onduleux, sans aucune

roche, formé partout d’un sol arable de qualité supérieure ; on y établirait aisément une dizaine de paroisses que l’on pourrait apercevoir toutes ensemble d’un même coup-d’œil, avec les clochers de leurs villages émergeant soit du fond des gorges, soit s’élançant dans les airs, du haut de quelque colline animée et joyeuse.

Mais ce qui est par dessus toutes choses remarquable, c’est le monticule gigantesque, formé de larges assises de granit régulièrement espacées entre elles et diminuant graduellement comme une pyramide, jusqu’à une certaine hauteur où tout à coup le travail mystérieux de la nature est interrompu.

Sur ce monticule les Oblats se proposent de construire un calvaire que l’on pourra apercevoir à une énorme distance.



Nous entendîmes la grand’messe, un dimanche matin, dans le nouveau monastère, où l’on a installé une chapelle provisoire. Les gens venaient soit des alentours en canot, soit à pied de l’intérieur. Il n’y avait pas encore de chemin voiturable, même autour de la baie, mais un simple sentier plus ou moins large, suivant les endroits. L’absence de chemins était alors le grand inconvénient, comme c’est toujours le cas du reste dans les établissements nouveaux. Les colons fraient eux-mêmes des ouvertures à travers les bois et ils transportent sur leur dos leurs provisions, parfois jusqu’à de grandes distances. Mais les jours de cette colonisation primitive et pénible sont maintenant comptés.

Un autre inconvénient était le manque de bois combustible. Cela est incroyable dans un pays où le bois surabonde, mais cela est. Le bois appartenait à des concessionnaires de coupes, ou bien était brûlé sur la plupart des lots. Les ravages opérés par le feu dans toute la région du Témiscamingue sont effrayants et partout visibles. Le colon n’en pouvait prendre pour son usage que sur le lot où il avait sa maison, en sorte que s’il avait deux lots, et que l’un fût ravagé par le feu, il ne pouvait pas prendre le bois de l’autre lot pour se chauffer. C’était là un des résultats de l’admirable législation qui, pendant tant d’années, a rendu absolument impossible l’établissement des meilleures parties arables de la province.

On nous a cité l’exemple d’un marchand de bois qui avait fait des billots au-dessous de l’étalon règlementaire. Ces billots confisqués venaient d’être vendus à un homme de l’endroit, du nom de Coursolles, qui avait installé une petite scierie à l’entrée de la baie. Cette scierie, à peine à ses débuts, ne pouvait déjà plus suffire aux besoins toujours croissants des colons. À quelque chose, on le voit, le mal est bon.

Ce qui fera la fortune agricole du Témiscamingue, pendant un certain nombre d’années encore, ce sont les chantiers. On ne saurait croire ce qu’ils consomment de produits agricoles, et ces produits se vendent extrêmement cher sur les lieux, vu l’éloignement des grands centres et l’enfance des communications. On pourra s’en faire une idée en se rappelant que le foin coûte $35.00 la tonne et les pommes de terre un dollar cinquante le sac, et qu’un seul arpent peut en donner jusqu’à 200 sacs.

Comme il n’y a pas de distances à parcourir, à cause de l’absence de routes, et que les lots ne sont que très partiellement défrichés, on ne se sert pas de voitures, mais on transporte le foin sur de grands traîneaux plats.

Le seul combustible en usage est le pin rouge.

À l’entrée de la baie s’avance un fort beau quai de quatre cent cinquante pieds de longueur, auquel se tient le bateau à vapeur Minerve, qui a été entièrement construit sur les lieux, dans le cours d’un hiver. Ajoutons qu’il est d’une forme nouvelle et d’une élégance qui ne laisse pas que de surprendre.

Sur les hauteurs qui entourent la baie les bluets bleuets croissent avec une profusion incroyable. Ils formeront sans doute un objet de commerce important quand les communications rapides le permettront.

Les Pères ont fait construire à la baie deux maisons pour recevoir les colons. Elles contenaient, lors de notre passage, plusieurs familles, dont l’une, qui mérite d’être mentionnée, la famille Bourget, était venue du fond de la Beauce jusqu’à Mattawa en voiture.

Ajoutons un excellent hôtel tenu par M. Gendreau, et nous aurons donné un petit aperçu des habitations qui composent actuellement le village de la baie des Pères.

Nous remarquâmes à la messe chantée au monastère, et où le frère Lapointe touchait l’harmonium, beaucoup plus d’hommes que de femmes. C’étaient ou des gens des chantiers, ou de jeunes colons ou des hommes mariés qui étaient venus au Témiscamingue sans amener leurs familles. Après la messe, ils se réunissent chez le fermier des Pères, lequel pensionne tous les hommes qui travaillent aux constructions nouvelles. Aussitôt qu’ils sont réunis, l’un d’eux, l’artiste du Témiscamingue, fait entendre les sons du violon, et chacun de chanter ou de giguer avec un louable entrain. Les Canadiens seront toujours les Canadiens. Et disons : Dieu merci.


BAIE DES PÈRES, (Vue du Coteau).

Mais il est temps de revenir à la Mission et de lui faire nos adieux, d’autant plus que nous pensons bien avoir été le dernier voyageur en quête de renseignements qui l’ait visitée avant le départ définitif des Religieux pour la baie des Pères.


V


Ce que l’on éprouve dès les premiers instants que l’on passe à la Mission, c’est une tendance irrésistible à la contemplation, au recueillement. On se sent là comme arrivé subitement dans un autre monde et l’on est saisi par les étranges sensations de l’inconnu. Cette maison solitaire, enveloppée dans son silence, et qui semble inhabitée tout en gardant l’apparence de la vie, pendant qu’au loin, aussi loin que le regard peut atteindre, tout est également tranquille, profond, imperturbable, porte au cerveau et au cœur une singulière impression de délaissement dans l’espace désert et muet. Mais l’âme bientôt est doucement ramenée à elle. La bonne, tendre et maternelle nature lui sourit. Grande, immense, elle est devant le regard, mais on plonge avec délice dans cette immensité dont rien n’altère la sereine mansuétude. L’homme, en présence de l’impénétrable nature, pleine à la fois de secrets et de tendresses pour lui, qui ne l’accable pas du poids du mystère, mais semble lui ouvrir au contraire des portes innombrables vers l’infini, se sent bientôt moins pénétré de sa petitesse que de son immortelle grandeur. Sa faiblesse ne le déconcerte ni ne l’humilie : il reprend rapidement l’empire de lui-même, et sa pensée, écrasée par l’impression d’un moment, se retrouve maîtresse absolue d’elle-même et du monde qu’elle contemple.

Ainsi, perdu dans ma rêverie, en quelques minutes je venais de passer par les impressions les plus diverses, contemplant en dernier lieu un petit oiseau-mouche qui, de fleur en fleur, voletait dans le jardin de la Mission, lorsque le Père Fafard, s’avançant vers moi : « Venez, me dit-il, je vais vous montrer la chapelle, puis nous traverserons de l’autre côté, où vous verrez l’ancienne chapelle bâtie par M. Bellefeuille, le cimetière où est enterré le Père Laverlochère et le poste de la Compagnie de la baie d’Hudson. »

Aux yeux du passant qui ne voit que le côté extérieur des choses, la chapelle de la Mission ne saurait offrir le moindre intérêt. C’est tout uniment une pauvre petite construction en bois, faite avec le seul objet de réunir les Indiens le soir, à la prière, et le dimanche à la messe. Cependant, l’intérieur ne manque ni de grâce ni de proportion ; c’est que, dans tout ouvrage qu’inspire une pensée chrétienne et généreuse, il y a toujours quelque partie par où l’âme se révèle et lui communique tout ce qu’elle referme de sentiment inné, quoique imparfait, du noble et du beau.

Le bois de l’autel imite le marbre ; on y a placé des candélabres auxquels pendent des cristaux multicolores, et on l’a orné tant qu’on l’a pu de dorures affectant des formes diverses. Le chœur, en frène, est surmonté d’une statue de la Vierge, et des deux côtés de la statue apparaissent deux tableaux, l’un de saint Joseph, l’autre du Cœur de Jésus. Un autre tableau, fait par un frère convers, représente la bénédiction de la cloche de la chapelle et contient les noms des donateurs. Enfin, un quatrième tableau représente des fleurs et renferme d’autres noms comme les précédents. Les dessins des vitraux sont aussi l’œuvre des frères convers, qui sont, comme on le voit, peintres, musiciens, menuisiers ou architectes, suivant l’occasion ou le besoin. On s’assied sur des bancs et régulièrement, à la grand’messe, l’harmonium se fait entendre.

Tout ce petit intérieur a une physionomie primitive, candide, ouverte, qui semble s’adresser tout droit à votre âme et vous demander pardon, à vous qui avez sans doute admiré de bien beaux temples, de s’appeler la maison de Dieu, quand on est si petit et si pauvre !



Au sortir de la chapelle, le Père Fafard m’amenant sur le rivage :

« Voyez, me dit-il, cette magnifique baie, et plus loin, le lac qui continue sur une longueur d’environ 45 milles, sans compter la partie supérieure qui en mesure environ vingt-cinq. Partout l’eau est si profonde qu’avec un bateau d’un faible tirant on pourrait pénétrer jusqu’au rivage des plus petites baies, des plus petites criques, outre que sur le lac même on pourrait naviguer avec un très grand steamer. Si l’on bâtissait un hôtel ici, à l’entrée de la passe, que les Anglais appellent The Narrows, et que l’on mît des yachts au service des touristes, on y ferait fortune. Quant à nous, il nous est impossible de faire plus que nous n’avons fait. Nous avons bâti jusqu’aujourd’hui sans cotisation, et nos dépenses avec nos constructions nouvelles, se montent à quarante-cinq dollars par jour. C’est bien le moins que nous possédions une étendue de terre assez considérable pour nous permettre de soutenir notre maison et plus tard entretenir des écoles.

L’atmosphère sur le lac et le pays environnant est délicieuse, d’une pureté exquise ; mais parfois le lac devient tout à coup furieux, impossible pour la navigation en canot. Les gens qui sont venus à la Mission le matin ne peuvent s’en retourner à midi. Jusqu’à l’année dernière, tout le monde venait chez nous ; notre maison était un véritable hôtel. Les jours de fête, les Pères ont donné jusqu’à cent repas aux gens qui allaient faire leurs affaires au poste, ou bien aux voyageurs qui étaient retenus à la Mission, parce qu’il n’y avait pas, comme aujourd’hui, un service régulier de bateau à vapeur. Les voyageurs n’avaient pas d’autre endroit où aller, en sorte que tout cela était un lourd fardeau pour notre maison. Quant aux gens habitant le pays, et qui sont généralement pauvres, ils trouvaient que le voyage leur avait déjà coûté assez cher. Les Pères leur fournissaient souvent toute sorte de provisions. Les familles entières venaient camper, qui n’avaient pas même une bouchée de pain à manger. Tout ce monde était à notre charge, et s’il avait fallu tenir compte de tout ce qu’il nous en a coûté, nous serions créanciers d’un bien grand nombre de personnes. »

Un petit canot venait de s’arrêter à la passerelle qui sert de quai devant la Mission. Nous y montâmes, le Père Fafard et moi, et l’instant d’après nous touchions l’autre rive, sur laquelle apparaissent tout d’abord les ruines de la première chapelle des missionnaires.

Elle n’est pourtant pas bien ancienne, cette chapelle, pour être déjà en ruine, puisqu’elle ne date que de 1835. Mais c’était une construction en planches mal jointes, toute temporaire, élevée seulement pour les besoins du moment, pour rassembler les Indiens une fois ou deux par année. Aussi, depuis qu’elle a été abandonnée définitivement, la moisissure s’est-elle vite emparée d’elle, et l’a rongée et déchiquetée morceau par morceau. Le toit est effondré, les fenêtres sont béantes, les poutres et les planches sont vermoulues, s’affaissent ; le squelette seul est debout, avec la façade percée de deux châssis, un de chaque côté du clocher qui a l’air d’agoniser dans le ciel.

Vous jetez un dernier regard sur ce misérable débris et vous montez, entre des tableaux de la passion fixés dans une double haie d’arbustes, le chemin du cimetière que tapissent de nombreux rosiers sauvages et que couronne un massif de cyprès toujours verts. Parvenu au sommet du monticule, vous remarquez, après avoir dépassé une trentaine de tombes, un petit enclos fermé, entourant une grande croix plantée au milieu. C’est là la tombe du Père Laverlochère, surmontée d’une simple planche de trois pouces d’épaisseur, portant l’inscription : 4 octobre 1884, 72 ans.

Sur les bords d’un lac lointain, dans une vaste solitude longtemps ignorée, cette tombe où reposent les restes d’un homme qui a sacrifié sa vie à ses semblables, qui est mort martyr de sa charité, de son amour pour les hommes, est bien plus belle, bien plus éloquente que les plus beaux monuments funéraires élevés à ceux qui furent de grands contempteurs et de grands égorgeurs des autres hommes.

À côté de la tombe du Père Laverlochère, on lit une inscription : Oma Nipa, ce qui signifie : Ici dort. Une autre : Gaganotamasicik : priez pour elle ; et, plus bas, deux petites croix couvrant les tombes de deux enfants.

La vue sur le lac, du haut du monticule, est ravissante. C’est incroyable comme en cet endroit, un des plus charmants peut-être au monde, le grandiose et le majestueux s’allient constamment au gracieux et au pittoresque. C’est ici surtout que l’on remarque le contour si parfait et si harmonieux de la baie de la Mission, et la succession indéfinie des autres baies, avec leurs pointes s’avançant dans le lac, leurs îlots détachés et leurs rivages de sable fin ou de granit étagé, contemporain des premiers âges du monde.

Le cimetière des Indiens est entouré d’une petite palissade, au delà de laquelle commence le cimetière protestant, c’est-à-dire, celui où sont enterrés les employés et les serviteurs de la Compagnie de la baie d’Hudson.

Au loin, on aperçoit la pointe à la Barbe, ainsi dénommée de la traditionnelle coutume des employés de la Compagnie d’y arrêter pour se faire la barbe, avant d’arriver au poste et de s’y présenter à monsieur le facteur. Et maintenant que nous y avons conduit le lecteur lui-même, nous allons pénétrer avec lui sous le toit de l’un des postes de cette célèbre et imposante compagnie, qui a été pendant si longtemps maîtresse absolue de toute la partie septentrionale de l’Amérique britannique, réputée inhabitable et inaccessible, mais rendue, depuis quelques années, si habitable et si accessible, que tous les yeux se tournent vers elle et qu’en elle se fondent les plus grandes et les plus légitimes espérances.

  1. Quand un Indien va à la chasse aux animaux à fourrures, il tue tous ceux qu’il peut atteindre, en rassemble les peaux dans une écorce de bouleau, les met en paquet dans une cache, à l’abri de tous les regards, et va les y chercher ensuite quand il retourne à son wigwam. S’il arrive à un autre chasseur de découvrir par hasard la cache et de voir le paquet de peaux, il doit le prendre et le porter au premier poste, de peur qu’il ne soit volé ou surpris par exemple par les carcajous, les plus avides et les plus rusés des animaux.

    Plus tard l’Indien qui a trouvé sa cache dépouillée se rend au poste et demande si l’on n’a rien déposé qui lui appartienne, et il donne la description et les indications nécessaires. Le commis cherche, examine et s’il découvre le paquet, il faut voir l’Indien donner cours à ses transports !

  2. Celui dont il a été question dans le cours de cet ouvrage.