Tallandier (p. 153-164).

III


Ah ! certes, la fête de Kermazenc mettait fort à l’envers les cervelles des demoiselles Dourzen ! La semaine qui précéda ce bienheureux jour fut infernale pour Gwen, sur laquelle s’exerçaient les nerfs agités de la mère et des filles. Puis il y eut l’essayage des costumes arrivés de Paris. Celui de Mme Dourzen ne lui plaisant pas tel quel, il fallut que Gwen y apportât quelque modification, dont l’aimable dame, à son habitude, ne se montra pas satisfaite, du moins en apparence. Puis, au soir de la fête, ce fut elle encore qui dut habiller ces demoiselles, de plus en plus agitées, elle qui plaça les longues épingles dans les coques de cheveux de Laurette, la Japonaise, et un fil de fausses perles dans la chevelure blonde de Rose, sous le voile blanc dont s’enveloppait la pseudo-Hindoue. Tout cela n’alla pas sans remarques acerbes, observations désagréables, plus encore qu’à l’ordinaire. Aussi Gwen, presque à bout de patience, eut-elle un soupir de soulagement quand, enfin, père, mère et filles quittèrent Coatbez.

Mlle Herminie lui avait dit la veille :

— Viens dès qu’ils seront partis… Tu te détendras les nerfs chez moi.

Quand elle eut réparé le désordre que laissaient après elles Rose et Laurette, Gwen se rendit chez sa protectrice. Mlle Herminie n’était pas dans le salon, Macha, qui avait vu venir la jeune fille, lui dit :

— Mademoiselle vous attend dans sa chambre, mademoiselle Gwen.

Cette chambre se trouvait au premier étage. Elle était, comme le salon, ornée de quelques beaux meubles anciens et d’objets rapportés de ses voyages par Mlle Dourzen. Gwen trouva la vieille demoiselle occupée à chercher quelque chose dans le tiroir d’un secrétaire.

— Ah ! te voilà, enfant ! Eh bien ! elles sont parties… pour la conquête du rajah de Pavala ?

— Oui, heureusement ! Un peu plus, je crois qu’elles m’auraient rendue folle… ou enragée.

Le rire aigu de Mlle Herminie se fit entendre.

— Ma pauvre Gwen ! Et elles devaient, ces belles demoiselles, avoir tout à fait l’air d’une Hindoue et d’une Chinoise de théâtre ?

— Je ne peux me rendre compte, puisque je n’en ai jamais vu de vraies ni de fausses.

— Cela se sent quand même lorsqu’on a ta finesse et ton goût. Je suis bien certaine qu’elles ne peuvent faire un instant illusion, quel que soit leur maquillage.

— Je ne le crois pas non plus.

Mlle Herminie enveloppa d’un coup d’œil rapide la physionomie un peu fatiguée de la jeune fille.

— Cela ne t’a pas fait envie, de les voir partir ainsi, parées, joyeuses, pour cette soirée ?

Gwen eut une hésitation, puis sourit un peu mélancoliquement

— Oui, pour parler en toute sincérité, j’ai eu un instant comme un peu d’envie… J’aurais aimé voir cette fête dans le cadre de ce vieux et pittoresque Kermazenc… apercevoir la belle comtesse dans son costume hindou, et les rajahs… Vous savez, mademoiselle, quel attrait les choses d’Orient ont toujours exercé sur moi ?

— Oui, oui. Tu n’es pas une Dourzen pour rien. Viens que je te montre quelque chose.

Mlle Herminie ouvrit une porte et entra dans la pièce voisine, aménagée en cabinet de toilette. Gwen qui la suivait vit sur un vieux divan de Perse à fleurs un flot de gaze et de blanches mousselines, un corselet de velours vert, une sorte d’écharpe de soie rose très pâle qui semblait poudrée d’or.

— Qu’est-ce que cela ?… demanda la jeune fille.

— Mon arrière-grand-mère, Marie-Rose Dourzen, une aïeule aussi pour toi, était fille d’un Français et d’une Hindoue. Elle naquit dans l’Inde et s’y maria vers l’âge de quinze ans à Tugdual Dourzen, qui l’emmena en France. Dans ses bagages, elle emportait ce costume, qu’elle conserva toujours et dont elle aimait se revêtir parfois. C’était une fort jolie personne, paraît-il. Or, j’ai trouvé tout ceci dans un des meubles que me légua mon grand-père, son fils.

Gwen s’approcha et prit entre ses doigts la mousseline lamée d’or.

— Qu’elle est fine et jolie !

— N’est-ce pas ?… Les voiles de Rose ne pourraient soutenir la comparaison, j’imagine ?

Gwen se mit à rire.

— Oh ! certes non ! Ce n’est que de la pacotille.

— Tandis que tu vois là de la vraie mousseline de Bénarès… Et ce sari ?

Mlle Herminie prenait entre ses mains l’écharpe rose.

— … Ce poudroiement d’or n’est-il pas charmant ? Puis regarde encore ceci.

Elle se baissait et prenait à terre deux petites mules roses, également semées de minuscules points d’or.

— … Ton aïeule avait des pieds de Cendrillon… comme toi. Et voici des anneaux pour les bras et les chevilles… Il manque seulement les autres bijoux dont se parait Marie-Rose Dourzen. Son fils dut les vendre dans un moment difficile.

Les doigts de Gwen caressaient la soie de l’écharpe. Un sourire pensif venait aux lèvres de la jeune fille, qui regardait rêveusement les blancheurs vaporeuses de ces gazes tissées dans la lointaine Bénarès, sur les rives du fleuve sacré de l’Hindoustan. Bénarès, la ville sainte du brahmanisme, que lui avait décrite Mlle Dourzen en parlant de l’Inde autrefois visitée par elle.

— Essaye cela, Gwen. Je voudrais te voir dans ce costume, dit Mlle Herminie.

Gwen eut de nouveau son rire frais, si jeune et si franc.

— Je ne demande pas mieux, mademoiselle. Je suis curieuse de voir quelle tête j’aurai là-dessous.

En peu de temps, aidée par Mlle Dourzen, elle eut quitté sa vieille robe, ses chaussures très usagées, ses bas patiemment raccommodés, pour revêtir la jupe de gaze blanche, le corselet vert, le sari moucheté d’or. Macha, appelée par sa maîtresse, coiffa en couronne l’admirable chevelure que cachèrent les voiles blancs disposés avec habileté par la femme de chambre, sous la direction de Mlle Herminie. Les petites mules roses chaussèrent à merveille des pieds délicats, les cercles d’or semblaient faits pour les chevilles fines, pour les bras qui eussent ravi un sculpteur, comme le modelé parfait des épaules à demi découvertes.

— Ah ! ah ! tu n’es pas quelconque, toi ! dit entre ses dents Mlle Herminie, dont le regard luisait de contentement.

Il y avait, dans le cabinet de toilette, une grande glace appliquée contre le mur. Gwen pouvait s’y voir des pieds à la tête. Et elle ne se reconnaissait pas… Non, vraiment, ce n’était pas elle, cette femme si belle, cette éblouissante vision. Ou bien…

Ou bien, elle s’ignorait jusqu’alors. Tout d’un coup s’imposait à elle la révélation de sa beauté, qui en ces derniers mois était peu à peu sortie des indécises promesses de l’adolescence. Une émotion violente, un peu d’effroi gonflèrent son cœur. Elle murmura :

— C’est moi ? C’est moi ?

— Eh ! oui, mon enfant ! D’un coup de baguette, je t’ai transformée, ma petite Cendrillon, en bonne fée que je suis. Maintenant, tu es prête pour aller au bal du Prince charmant.

Gwen tourna vers la vieille demoiselle ses yeux dont la chaude lumière parut tout à coup s’assombrir.

— Il ne me manque qu’une chose : y être invitée, dit-elle avec un sourire mélancolique.

— L’invitation portait : Monsieur, Madame et Mesdemoiselles Dourzen. Tu es une demoiselle Dourzen, et tout autant la cousine des Penanscoët que Rose et Laurette. Donc, tu as le droit de te trouver là.

— Vous plaisantez, mademoiselle ?

— Non pas, non pas ! Cela te fera plaisir de voir cette fête et je veux que tu y ailles. On ne te reconnaîtra pas, puisque tous les invités sont masqués. Tu le seras aussi, tiens…

Mlle Herminie alla prendre sur une table un loup de velours noir.

— … Tu mettras cela. On doit se démasquer vers deux heures du matin, pour le souper, à un signal que donnera la comtesse de Penanscoët. Il faudra que tu t’arranges pour partir avant…

Gwen la considérait avec stupéfaction.

— Mais, mademoiselle, à quoi songez-vous ? Moi, aller seule à cette fête ? C’est impossible !

— Tu n’as pas besoin de te mêler aux invités. Naturellement, tu passeras par le parc. Et, arrivée près du lieu de la fête, tu chercheras un endroit d’où tu pourras voir le tableau certainement intéressant de cette soirée.

— Mais si j’étais découverte ?

— Cela aurait peu d’importance, puisque tu serais masquée. Si l’on te parle, réponds évasivement. Tu as assez d’esprit et d’à-propos pour te tirer d’embarras.

— Non, non, ce n’est pas possible !… Ce n’est pas possible !

— Comme tu voudras, ma fille. Je pensais que cela t’amuserait de risquer cette petite escapade au nez des dames Dourzen et d’avoir le coup d’œil de cette fête. C’était une occasion unique, à cause du masque obligatoire. De cette façon, tu ne pouvais être reconnue. Mais n’en parlons plus, puisque cela ne te plaît pas.

Gwen, le front un peu penché, serrait les lèvres avec quelque nervosité. Mlle Herminie la considérait du coin de l’œil, en souriant avec une malice narquoise.

— Garde encore un peu ce costume. Il te va si bien ! Ah ! tu n’as pas l’air d’une Hindoue de carnaval, toi !

Le front penché se redressa un peu, les beaux yeux ardents et perplexes contemplèrent l’admirable vision que reflétait la glace.

— Vraiment, mademoiselle, croyez-vous que… que ce ne serait pas une folie… ? une imprudence ?

— Pas le moins du monde. J’ai assisté dans ma jeunesse à une de ces fêtes masquées. On cherchait à mettre des noms sur l’un ou l’autre des invités, mais on se trompait toujours. D’ailleurs, si tu crains de te mêler aux hôtes de Penanscoët, il doit bien y avoir, dans les jardins, des endroits où tu pourrais te dissimuler, pour voir sans être vue ?

— Oh ! certainement !… Mais vraiment, je n’oserais…

— Si, si, il faut oser, Gwen ! Cela t’amusera beaucoup, tu verras ! Vraiment, toi qui n’as jamais de distractions, tu peux bien prendre celle-là, très innocente !

La tentation était trop forte pour la jeune âme lasse de son existence à Coatbez et, grisée, ce soir, par la soudaine révélation d’une Gwen qu’elle ignorait. Puis, vraiment, son inexpérience ne voyait là rien de répréhensible, rien de dangereux. Pourvu que nul ne pût la reconnaître, que risquait-elle, comme le disait Mlle Herminie ? D’ailleurs, elle resterait peu de temps, juste ce qu’il fallait pour avoir le coup d’œil des jardins et tâcher d’apercevoir Mme de Penanscoët, les deux rajahs, peut-être quelques autres personnages de leur suite, Hindous, Chinois ou Malais.

Le goût de l’aventure, en cet instant, se réveillait avec violence chez Gwen. Il emportait toutes les considérations… et, une demi-heure plus tard, la jeune fille quittait le logis de Mlle Herminie pour gagner, par le jardin de Coatbez, le parc de Kermazenc. Elle y était retournée bien souvent, en ces huit années où les Penanscoët n’étaient pas revenus en Bretagne. Aussi le connaissait-elle maintenant en toutes ses parties, en ses plus mystérieuses retraites.

Ce soir, Macha l’accompagnait pour lui faire un passage plus large entre les arbustes qui formaient une relative clôture. Au moment où Gwen allait s’y engager, la femme de chambre posa sur son bras une main hésitante.

— Soyez prudente, mademoiselle… Ne vous montrez pas, cela vaut mieux… Et revenez le plus tôt possible.

Gwen regarda avec surprise la physionomie inquiète, embarrassée qu’éclairait une blafarde clarté de lune.

— Quoi donc, Macha ? Pensez-vous qu’il y ait quelque chose à craindre ?

— Si vous êtes prudente, non… Et puis, du moment où Mademoiselle vous engage à y aller… Mais faites attention…

Là-dessus, Macha écarta les branches pour que la jeune fille pût passer de l’autre côté sans accrocher ses voiles.

— Tant pis ! C’est décidé maintenant, murmura Gwen avec un léger mouvement d’épaules.

Quand Macha rentra dans le salon, elle vit sa maîtresse qui l’attendait, debout, avec une mine de vive jubilation.

— Oh ! Macha, combien je voudrais que Mme Blanche sache cela et la voie telle qu’elle est ce soir ! Mais impossible, car elle lui ferait ensuite une vie infernale.

Macha secoua la tête.

— Bien sûr, mademoiselle !… Mais, tout de même… vous ne croyez pas que c’est dangereux pour elle de s’en aller comme cela, seule… et si belle… ?

— Mais non, mais non ! Elle est prudente, énergique, puis elle sera là parmi des gens civilisés.

— Ce n’est pas une raison…

— Évidemment ! Mais il faut qu’elle sorte un peu d’une existence aussi annihilante, cette enfant. Son imagination si vive a besoin d’un aliment. Elle va peut-être revoir ce soir ce Dougual de Penanscoët qui paraît avoir fait une assez profonde impression sur elle, les deux fois où elle l’a aperçu… Et, dites, Macha, n’est-ce pas amusant, ce conte de Cendrillon vécu ? Ne le serait-ce pas surtout, s’il y avait au bout un Prince charmant ?

Macha regarda sa maîtresse avec un mélange d’effarement et de reproche.

— Oh ! mademoiselle, c’est vous qui avez une imagination !… et qui êtes imprudente !

Mlle Herminie fronça les sourcils. Très orgueilleuse, elle ne pouvait supporter le blâme, surtout de la part d’une femme de chambre.

— Il est vrai que je ne suis pas une poule mouillée et qu’à mon avis il ne faut pas regarder à courir des risques, dans la vie. Gwen surtout, qui est une créature d’exception. Elle a une âme honnête et ferme…

— Mais elle connaît peu de chose de la vie, dit timidement Macha.

Mlle Herminie leva les épaules.

— Elle l’apprendra par l’expérience… Et, je le répète, elle commence à étouffer, ici, sous l’insupportable domination de Mme Dourzen. À cette nature ardente, il faut quelques dérivatifs. Elle en trouvera un ce soir dans cette petite escapade qui lui rappellera ses chers contes de fées.

Macha ne répliqua rien. Elle craignait Mlle Herminie et s’abstenait généralement de la contredire. Mais aujourd’hui, en son for intérieur, elle la blâmait beaucoup d’avoir, par esprit romanesque et satisfaction de jouer un tour à Blanche Dourzen, lancé dans une telle aventure la jeune fille inexpérimentée dont elle s’était faite la protectrice.