Tallandier (p. 101-107).

VIII


Quelques jours plus tard, Blanche partit dès le matin pour Rennes, avec ses filles. Elles devaient passer quarante-huit heures chez une tante de Mme  Dourzen, dont on escomptait l’héritage. L’institutrice, Mlle  Jaillet, élégante personne très poseuse, avait congé pour le même temps. Gwen restait seule avec M.  Dourzen et les domestiques. Mme  Dourzen lui avait donné assez de travail pour occuper ces deux journées. Mais la fillette avait résolu de profiter de cette liberté pour aller revoir le cher logis de la lande. Vive et adroite, elle rattraperait ensuite le temps ainsi perdu, fallût-il prendre sur ses nuits.

Dans la matinée du second jour, tandis que la servante s’en allait au bourg, où elle demeurerait longtemps, occupée de bavardages, Gwen quitta Coatbez et se dirigea vers TiCarrec. Le temps était gris et humide. Une forte brume voilait l’horizon. Des aboiements de chiens s’élevaient, venant du chenil de Kermazenc. À gauche, sur la lande, proche du parc, s’étendait le lieu d’atterrissage aménagé récemment pour les avions du comte de Penanscoët, qui usait beaucoup de ce genre de locomotion. Gwen, en jetant un coup d’œil de ce côté, pensa qu’elle aimerait bien s’élever ainsi dans les airs, et aller loin, loin, vers les fabuleuses contrées où devaient vivre les fées, les belles princesses et les Princes charmants.

La petite maison de la lande, bâtie en dur granit, défiait l’œuvre des siècles et des intempéries. Mme Dourzen avait cherché plusieurs fois à la louer, pendant l’été. Mais on la trouvait trop isolée et d’aspect trop sombre. Gwen n’avait donc pas eu le chagrin de voir profané par des étrangers ce logis où elle retrouvait intact le souvenir de sa mère. Plusieurs fois, depuis quatre ans, elle y était retournée secrètement, en saisissant comme aujourd’hui l’occasion d’une absence de Mme Dourzen. Elle montait à tâtons l’escalier, entrait dans la chambre qui avait été celle de Varvara, poussait les volets. L’air et le jour pénétraient dans la grande pièce où flottait une odeur de renfermé. Gwen s’agenouillait contre le lit, devant le grand crucifix de chêne, et priait pour sa mère, comme le lui avait recommandé le recteur. Puis elle se relevait, s’asseyait sur un petit tabouret qui était son siège habituel, autrefois, et songeait longuement à cette mère disparue.

Un jour, — il y avait aujourd’hui à peine deux ans de cela, — l’enfant avait essayé d’ouvrir la cachette pratiquée dans la boiserie, comme elle l’avait vu faire à sa mère. Mais elle n’avait pu y parvenir. D’autres tentatives, par la suite, étaient restées également vaines.

Toutefois, aujourd’hui encore, Gwen, sa prière terminée, souleva la tapisserie et promena ses doigts sur la boiserie. Celle-ci, faite de vieux chêne, était décorée de sculptures assez grossières, représentant des glands et des feuilles de chêne. Or, comme l’enfant appuyait son index sur l’un de ces glands, il y eut un léger bruit de déclenchement et un petit panneau de la boiserie s’ouvrit, laissant voir une cavité assez étroite, mais profonde.

Elle contenait un coffret en bois de rose qui n’était pas fermé à clé. Gwennola souleva le couvercle et vit plusieurs écrins qu’elle ouvrit. Ils contenaient un bracelet orné de perles fines, deux bagues, l’une formée de trois petits brillants, l’autre d’une émeraude, puis un pendentif fait de saphirs et de perles.

Gwen se souvenait d’avoir vu ces bagues aux doigts de sa mère et ce pendentif sur sa poitrine. Mais elle ne les avait plus revus depuis que Varvara Dourzen était devenue veuve. Un jour, elle avait entendu Hervé Dourzen s’étonner qu’on n’eût pas trouvé de bijoux à Ti-Carrec. Et Blanche avait répliqué, de ce ton méprisant qu’elle prenait toujours quand il était question de Varvara :

— Armaël lui en avait certainement donné ; mais elle les aura bazardés en un moment de dèche. C’est toujours à court d’argent, ces femmes-là.

Non, la jeune veuve les avait conservés, ces bijoux offerts par son mari. Gwen les voyait là, sur le satin blanc des écrins. Elle referma ceux-ci, en songeant avec une farouche satisfaction :

« Mme  Dourzen ne saura jamais qu’ils sont ici. »

Puis elle remit le petit coffret dans sa cachette et repoussa le battant de l’armoire secrète, qui se referma doucement.

Alors Gwen, toute remuée de ce qu’elle venait de trouver, s’assit près d’une fenêtre. La brise humide venue du large vint rafraîchir son visage. Des larmes glissaient le long de ses joues et elle joignait, serrait l’une contre l’autre ses petites mains, dans un geste d’angoisse, pauvre enfant seule dans la vie.

Quand Gwen quitta le vieux logis, elle ne savait combien de temps s’était écoulé, depuis qu’elle était là. Mais peu importait. Les domestiques étaient indifférents à son égard, non mauvais, et ne diraient mot à Mme  Dourzen si elle se trouvait en retard pour le repas. Elle résolut de revenir par la côte, c’est-à-dire en faisant un assez long détour. Elle aimait passionnément la mer, comme tout rejeton des Dourzen digne de ce nom, et aujourd’hui elle avait le besoin de remuer, de s’étourdir un peu, au sortir du funèbre logis.

Un sentier rocailleux, à travers la lande, menait à une cabane de douanier. Un autre, dans la falaise rocheuse, descendait à la grève. Mais Gwen ne prit pas celui-là. Elle longea le bord de la falaise, qui allait en s’abaissant jusqu’au parc de Kermazenc. Son regard, tandis qu’elle marchait, ne quittait pas les flots houleux, qui battaient les écueils dont la présence rendait dangereuse cette partie de la côte. Sur eux se balançait, à l’ancre, un grand yacht blanc. Gwen distinguait les matelots qui allaient et venaient sur le pont, procédant au nettoyage. Elle voyait aussi les trois fleurs de lotus qui ornaient le pavillon jaune arboré à l’arrière. Ce bateau devait être celui du comte de Penanscoët, dont Mme  Dourzen avait annoncé l’arrivée.

« Quel dommage ! pensa-t-elle, aujourd’hui où je suis libre, j’aurais pu aller passer un petit moment dans le parc. »

M.  de Penanscoët, en faisant établir sur la lande un champ d’atterrissage pour ses avions, avait ménagé entre celui-ci et la clôture de son parc un assez large chemin, où les habitants du pays avaient liberté de passage. Ainsi pouvaient-ils, de ce point de la côte, regagner plus directement Lesmélenc. Ce chemin, tout ombragé par les arbres du parc, était fort agréable en été et très bien entretenu aux frais du châtelain de Kermazenc.

Gwen s’y engagea. Elle s’arrêta un moment pour regarder un avion posé sur le sol. Un autre se trouvait dans son garage, dont un mécanicien au type asiatique ouvrait à cet instant la porte. Un joli chalet, élevé sur ce même terrain, servait de logis au personnel chargé d’entretenir et de conduire les avions de M.  de Penanscoët.

Dans le vieux mur du parc, à demi disparu sous le lierre, se trouvait une petite porte qui s’ouvrit au moment où la fillette allait passer devant elle. Deux hommes sortirent, M.  de Penanscoët et son ami, l’Hindou Appadjy.

Gwen jeta un coup d’œil sur eux. Elle rencontra le regard dur, singulièrement investigateur, de deux yeux brillants. Un petit frisson la prit. Elle détourna la tête et hâta instinctivement le pas.

M.  de Penanscoët se tourna vers son compagnon.

— Cette enfant a le type des Dourzen. Ce doit être la fille de Varvara.

— C’est elle, dit Appadjy. Je l’ai vue, il y a quatre ans, et je la reconnais.

— Elle ne ressemble pas à sa mère. Ce sera probablement, au physique, une vraie Dourzen.

Les yeux vifs de l’Hindou se posèrent sur ceux du comte.

— Qu’en feras-tu ?

Ivor de Penanscoët eut un rire bref.

— Mais je ne me soucie pas d’elle ! Que m’importe ! J’ai puni Varvara, comme je le lui avais promis. Quant à sa fille, elle m’est complètement indifférente.