Tallandier (p. 88-100).

VII


— Sophie !… Sophie !

Gwen surgit de la lingerie, où elle reprisait des serviettes. Mme  Dourzen, en robe de chambre à ramages, se tenait au milieu du corridor.

— Tiens, va porter à Mlle Herminie ce journal qu’on a mis par mégarde dans mon courrier.

Puis, d’un coup d’œil critique, elle examina la fillette, dont la mince figure était pâle et un peu crispée.

— Pourquoi fais-tu cette tête-là ?

— Parce que j’ai mal à la tête.

— Bon ! Ça passera. D’ailleurs, je pense plutôt que tu es de mauvaise humeur, comme c’est ton habitude.

Un regard de sombre dédain lui répondit. Oui, vraiment, il y avait une incroyable somme de dédain dans les yeux de cette petite créature dépendante, méprisée.

— Vilaine gamine ! grommela Blanche.

Et elle tourna le dos à l’enfant.

Gwen descendit et gagna la cour pavée qui précédait le jardin. Là, formant retour sur le bâtiment central, il y avait d’un côté des communs pittoresquement voilés de lierre, de l’autre un corps de logis à un étage, avec, sur toute la façade, un balcon de bois garni de plantes grimpantes. C’était la demeure de Mlle  Herminie.

Gwen y avait été quelquefois déjà, envoyée par Mme  Dourzen. Mais c’était Macha, la servante, qui l’avait reçue. Aujourd’hui, Mlle  Herminie était seule. De la pièce où elle se tenait, au rez-de-chaussée, elle vit venir l’enfant et l’appela :

— Venez par ici, petite.

Gwen s’avança et entra dans un salon vieillot, où voisinaient des meubles de différentes époques, parmi lesquels se trouvait en bonne place une grande bibliothèque en bois de rose décorée de bronze, pièce remarquable, remplie de livres aux reliures soignées.

Mlle  Herminie, assise dans un fauteuil bas, feuilletait un cahier de musique. Elle leva sur l’enfant ses yeux clairs et perçants.

— Que voulez-vous, petite ?

Gwen répéta l’explication donnée par Mme  Dourzen, en présentant le journal. Mlle  Herminie eut un petit rire sardonique.

— Ah ! ah ! elle a voulu se rendre compte de ce qu’était cette nouvelle publication ! Si elle croit que je ne m’aperçois pas quand mes revues ont été retirées de leur bande, puis remises ensuite ! Mais ça m’amuse, son manège, parce qu’elle ne comprend rien à tout ce qui est art, littérature… Et vous pouvez lui répéter ce que je vous dis là, enfant. Cela m’est égal.

— Pourquoi le lui répéterais-je ? dit Gwen, fronçant les sourcils d’un brun clair qui formaient un bel arc au-dessus des yeux.

— Mais parce que toute femme en général, — même une femme en herbe comme vous — s’empresse de redire ce qui est désagréable au prochain… Et ça ne vous amuserait pas d’être désagréable à Mme  Dourzen, qui est si peu aimable pour vous ?

Un éclair passa dans les belles prunelles aux teintes changeantes.

— Oui, répondit nettement Gwen. Mais je n’ai pas l’habitude d’aller répéter ce qu’on me dit.

— Eh bien ! ne la prenez pas, en ce cas. Il y en a assez d’autres qui se chargent de mettre la zizanie partout.

De sa main maigre et nerveuse, Mlle  Herminie rejeta en arrière une mèche de cheveux grisonnants. Son regard scrutateur s’attachait à la maigre fillette vêtue d’une vieille robe ayant appartenu à Rose Dourzen. Gwen avait maintenant dix ans. Ses cheveux blond-roux, coupés court et bouclant naturellement, encadraient le visage resté menu, sur lequel les yeux répandaient leur vivante, expressive beauté. Mme  Dourzen déclarait volontiers que la pupille de son mari était laide. Mais Mlle  Herminie, qui pour la première fois se donnait la peine de bien regarder la petite fille, pensait qu’avec des yeux pareils on ne pouvait passer pour telle.

— Vous avez l’air de souffrir, enfant ?

— Oui, mademoiselle, j’ai mal à la tête.

— Et on ne vous permet pas de vous dorloter ?… Il faut travailler, toujours ? Qu’est-ce que vous faites ? Du ménage ?

— Oui, et de la couture. Mme  Dourzen me fait apprendre à broder.

— Vous aimez cela ?

— Beaucoup.

— Ah ! vous lui servez de femme de chambre, petite !

Un éclair de colère passa dans les yeux changeants. Mais Gwen resta muette.

Mlle  Herminie rit sardoniquement.

— Je la reconnais bien là !… Mais elle vous fait tout de même donner quelque instruction ?

— Je vais en classe chez les sœurs blanches.

— Avec les petites filles du bourg et des villages ? Vous n’aurez ainsi qu’une instruction primaire.

— Sœur Louise dit que je pourrais déjà cette année passer le certificat d’études.

— Eh ! je n’en doute pas ! Avec l’intelligence qu’on voit dans vos yeux… Ce serait dommage qu’on ne vous pousse pas plus loin.

Mme  Dourzen a dit qu’après le certificat j’en saurais assez.

Les lèvres de l’enfant tremblaient et son regard prenait une expression presque farouche, qui frappa Mlle  Herminie.

— Je crois que vous lui en voulez fort de cela ?… Vous aimeriez étudier plus longtemps, recevoir une instruction plus étendue ?

— Oui, dit Gwen.

— Hum ! Je ne crois pas qu’elle y consente jamais !

— Je ne le lui demanderai pas ! répliqua fièrement l’enfant. Elle me reproche déjà assez ce que je lui coûte !

Mlle  Herminie ricana :

— C’est du toupet ! Car vous avez un petit revenu, et votre travail vaut quelque chose, si jeune que vous soyez… Enfin, puisque Hervé Dourzen est votre tuteur, il faut bien en passer par ce que veut sa femme. Mais c’est dommage…

Elle hocha la tête, resta un moment songeuse, après avoir arrêté du geste le mouvement de l’enfant qui, après un petit salut, allait se retirer. Puis elle dit :

— Venez donc me voir quelquefois, mais sans rien dire à Mme  Dourzen, car elle serait bien capable de vous en empêcher, ne serait-ce que pour m’être désagréable. Aimez-vous lire ?

— Oh ! oui !

— Eh bien ! je vous prêterai des livres, qui remédieront à l’insuffisance de l’instruction que vous recevez.

La physionomie de l’enfant s’éclaira soudainement.

— Merci, mademoiselle ! dit-elle avec élan. Vous êtes bonne !… et je viendrai certainement dès que je le pourrai !

Il n’y avait pas d’émotion dans le regard que Mlle  Herminie attachait sur Gwen. Elle n’était pas sensible et l’intérêt subit que lui inspirait cette fillette, dont elle s’était peu souciée jusqu’alors, ne venait pas du cœur. Mais devant la physionomie si peu banale, devant la rare intelligence qui s’y reflétait, elle s’était dit qu’il serait intéressant, pour une dilettante comme elle, de cultiver ce jeune cerveau… et surtout, surtout de jouer un bon tour à Mme  Dourzen.

Oui, c’était à cela que pensait Mlle  Herminie, tandis que, Gwen une fois sortie, elle se frottait les mains eu murmurant sardoniquement :

« Quelle bonne idée ! Quelle bonne idée ! Ça rendra service à la petite… et la chère Blanche étouffera de colère, quand, plus tard, la jeune personne lui montrera qu’elle en sait plus qu’on ne lui en a appris — officiellement. »

Gwen, de son côté, ressentait le même contentement. Revenue dans la lingerie, elle se remémorait, en raccommodant, son court entretien avec Mlle  Herminie. Celle-ci, jusqu’alors, ne lui avait témoigné aucune sympathie et cette physionomie sans grâce, généralement narquoise, entrevue seulement au passage, n’avait rien qui attirât. Mais voici qu’aujourd’hui cette indifférente lui montrait de l’intérêt. C’était beaucoup, pour l’enfant traitée en paria dans la maison de son tuteur, considérée au-dehors comme une petite créature douée d’un détestable caractère et d’à peu près tous les défauts — car ainsi la montrait Mme  Dourzen, quand elle parlait d’elle.

— Pensez donc, quels instincts a pu lui léguer sa mère ! disait la vertueuse Blanche à ses connaissances et aux sœurs qui instruisaient Gwen. Il faut combattre cela, et cette sournoiserie si détestable chez elle.

Ce qu’elle appelait sournoiserie, c’était la silencieuse fierté de l’enfant, ce repliement un peu farouche sur elle-même, devant la malveillance et l’injustice. Ni punitions, ni dures paroles n’avaient pu en avoir raison. Gwen accomplissait exactement, avec une adresse et une intelligence souvent au-dessus de son âge, les tâches qu’on lui donnait ; mais Blanche ni personne d’autre, à Coatbez, ne pénétrait dans cette vie morale déjà si intense, ne connaissait les bouillonnements, les révoltes, les souffrances de cette jeune âme si aimante, meurtrie chaque jour, et dans laquelle s’amassait tant d’amertume.

Oui, depuis la mort de sa mère, Gwen avait bien souffert dans cette maison, où personne ne la traitait en parente. Elle prenait ses repas dans un petit office près de la cuisine, et les domestiques — changeant sans cesse, car Blanche n’en conservait guère — lui donnaient ce qu’ils avaient en trop, c’est-à-dire une très maigre part, Mme  Dourzen regardant de près à la dépense. Sa chambre était un petit cabinet presque noir, près de la cuisine, garnie des meubles de rebut dont ne voulaient pas le domestique et la cuisinière. Dans la journée, elle travaillait à des ouvrages de couture où, déjà, elle se montrait singulièrement adroite. Assez souvent aussi, Mme  Dourzen l’envoyait nettoyer le jardin, ou faire quelque besogne de ménage. Jamais on ne lui donnait quelque distraction, quelque petit présent. M.  Dourzen était indifférent, comme sa fille Rose ; Laurette se plaisait à faire gronder l’orpheline, qu’elle semblait détester. Quant à Mme  Dourzen, elle ne perdait pas une occasion d’humilier, de morigéner « cette mauvaise petite créature, dont mon mari et moi avons eu la trop grande bonté de nous embarrasser ».

Jamais elle ne parlait de Gwen comme d’une parente. Et même à l’école, au catéchisme, elle avait donné le nom de Sophie Tepnine, en déclarant aux sœurs et au recteur qu’elle ne savait ce que deviendrait plus tard cette petite, si inquiétante moralement, et qu’il valait mieux qu’elle s’habituât à porter le nom de sa mère, afin que ne risquât pas d’être éclaboussé celui de Dourzen.

Un jour, en sortant du catéchisme où le prêtre avait parlé du suicide, Laurette avait dit à Gwen :

— Tu as entendu ce qu’a expliqué M.  le recteur ? Se tuer est un grand crime. Eh bien ! ta mère l’a commis, ce crime-là.

Gwen était devenue toute pâle, en jetant un grand cri de protestation :

— Ce n’est pas vrai !… Ce n’est pas vrai !

— Tu peux le demander à maman. Elle en parlait l’autre jour avec Mme  de Claouet et elle disait : « Pour moi, le suicide de cette Varvara ne fait pas de doute. »

— Et moi, je suis sûre que ce n’est pas vrai ! avait de nouveau crié Gwen, rouge d’indignation.

Mais une profonde angoisse était demeurée en elle. Et un jour, elle avait posé au recteur cette question :

— Est-ce que maman s’est vraiment tuée, monsieur le recteur ?

— Non, je suis persuadé qu’il n’en est rien, mon enfant, avait-il répondu. On a trouvé, un matin, votre pauvre mère morte dans son lit, et l’autopsie a révélé qu’elle avait péri par le poison. Mais rien n’a pu prouver qu’elle se le soit versé elle-même. Plusieurs fois, elle était venue causer avec moi et, bien loin de songer à se donner la mort, elle s’inquiétait au contraire à l’idée qu’elle pouvait être enlevée par une maladie ou un accident, en vous laissant seule sur la terre. À mon avis elle a été empoisonnée par une main criminelle. Mais de cela non plus, on n’a pas trouvé les preuves. Toutefois, Mme  Dourzen a grand tort de parler de suicide, quand, je le répète, rien ne vient confirmer une semblable opinion.

Gwen avait été un peu soulagée, après avoir entendu cette déclaration catégorique. Mais un autre tourment s’était insinué en elle. Sa mère aurait donc été tuée ? Par qui ? Pourquoi ? Elle n’avait pas entendu dire qu’on leur eût rien volé. Alors, qui donc avait pu venir ainsi empoisonner Varvara Dourzen ? Plus d’une fois, depuis lors, l’enfant s’était posé cette angoissante question, sans pouvoir y donner de réponse.

Elle y pensait un jour, lorsqu’elle entendit ouvrir une porte voisine et annoncer par la voix un peu traînante de M.  Dourzen :

— Voilà les Penanscoët arrivés, Blanche !

— Ah ! ah ! dit Mme  Dourzen avec un accent de vive satisfaction. Par mer, sans doute ?

— Oui. J’ai aperçu leur yacht. Magnifique ! Ils doivent mener plus grand train que jamais, si l’on en croit ce qu’on raconte sur leur séjour à Paris.

— Et le jeune Dougual tourne déjà toutes les têtes féminines. Il a de qui tenir, d’après ce qu’on dit de son père. Peut-être, à cause de lui, donneront-ils plus de fêtes qu’il y a quatre ans. Malheureusement, nos filles ne seront pas encore d’âge à en profiter !

De tout cela, Gwen ne retint que ces mots : « Voilà les Penanscoët arrivés. » Et elle pensa aussitôt :

« Maintenant, je ne pourrai plus aller dans le parc. »

Or, c’était l’un de ses rares plaisirs. Le jardin de Coatbez n’était séparé que par une haie d’arbrisseaux du parc de Kermazenc, à peu près livré, en cet endroit, aux caprices de la nature. Les jardiniers se contentaient d’y faire quelques coupes, tous les deux ou trois ans. En écartant les branches des arbrisseaux, il était facile à un enfant d’y pénétrer. Rose et Laurette ne s’en étaient pas privées, quand elles étaient plus jeunes, pour jouer « aux sauvages » avec leurs petits amis, dans ce semblant de forêt vierge. Mais, maintenant, ces jeux ne leur plaisaient plus. Seule, Gwen continuait de se glisser à travers la haie pour passer quelques moments — les meilleurs de son existence — dans ce parc enchanté.

Oui, enchanté. Car sa vive imagination, encore excitée par la solitude morale où elle vivait, le peuplait d’êtres fantastiques, y situait de mystérieuses ou de dramatiques aventures. Un jour, elle avait ramassé et lu un vieux livre de contes de fées jeté par Rose. Depuis lors, en errant dans les sentiers à peine tracés, elle revivait les histoires merveilleuses. Mais celles-ci, mieux encore, s’imposaient à sa pensée, quand elle se hasardait dans l’autre partie du parc, quand, d’un peu loin, elle contemplait le château, fermé, silencieux, au-delà des parterres fleuris et des bassins de granit, où ne tombait plus la cascade des jets d’eau. N’était-ce pas la demeure de la Belle au bois dormant ? Si Gwen pouvait y pénétrer, ne trouverait-elle pas, endormie sur un lit d’or et de brocart, une princesse belle comme le jour ? Et dans le parc, au milieu des lianes étranges, comme pourrait se bien cacher l’oiseau bleu, après avoir porté à la princesse Florine prisonnière ses présents d’amour !

Oui, c’étaient des lieux de délicieux mystère, ce château et ce parc de Kermazenc !

Mais, désormais, ils lui étaient interdits. Les châtelains venaient d’arriver — pour plusieurs mois probablement. Et Gwen ne pourrait plus s’évader du jardin de Coatbez, qui représentait pour elle la dure réalité, car plus d’une fois ses bras s’étaient fatigués à y travailler, sur l’ordre de Mme Dourzen, qui disait :

— Il faut que tu apprennes à te mettre à tout, pour gagner convenablement et honnêtement ta vie, dans l’avenir.