Tallandier (p. 47-55).

IV


Depuis plusieurs heures, la petite Gwen était assise dans un coin de la salle, dans le fauteuil bas qui était son siège habituel.

Anne-Marie avait essayé de la faire déjeuner. Mais l’enfant s’y était obstinément refusée. Alors Anne-Marie était partie en marmottant qu’à elle aussi un pareil malheur avait chaviré l’estomac. Et Gwen était demeurée seule, avec le chagrin et l’effroi qui gonflaient son pauvre petit cœur.

— Votre maman est morte ! lui avait crié ce matin, sans ménagement, la rude Anne-Marie, tandis qu’elle jouait dans la cour avec son chat en attendant que l’appel habituel : « Viens, Gwen ! » lui permît d’aller recevoir le baiser maternel.

Bien qu’elle n’eût que six ans, Gwen avait une intelligence trop précoce pour ne pas savoir que ce mot : « la mort », signifiait la fin de la vie, l’immobilité que rien ne pouvait vaincre, la séparation définitive. L’année dernière, un chien qu’elle aimait s’était tout à coup affaissé tandis qu’elle essayait de le faire jouer comme de coutume. Mme Dourzen avait commencé de lui donner des soins, mais bientôt elle avait dit : « C’est inutile, il est mort. » Et un homme était venu, avait emporté le pauvre Orzo pour l’enterrer dans quelque coin.

Aussi, dès que la brusque annonce d’Anne-Marie avait frappé son oreille, l’enfant s’était-elle dressée, blême, épouvantée. Pendant un moment, elle était demeurée là, raidie, n’osant bouger. Puis, tout à coup, elle avait couru à l’escalier, l’avait monté, s’était précipitée dans la chambre dont la servante avait laissé la porte ouverte. Là, dans le vieux lit de chêne, reposait Varvara Dourzen. Gwen s’était approchée, avait posé ses doigts sur l’une des mains qui pendait. Au contact glacé, à la vue du visage livide, d’une impressionnante immobilité, l’enfant était demeurée d’abord saisie de terreur. Puis elle avait jeté un grand cri : « Maman ! » et elle s’était enfuie. Elle était allée se réfugier, pauvre petit être pantelant d’effroi et de chagrin, dans un coin de la cour où Anne-Marie l’avait trouvée, en revenant avec le médecin.

Elle s’était laissée conduire dans la salle, avait écouté en silence les recommandations du docteur Barbel : « Il faut être bien raisonnable, ma petite fille. Votre maman ne peut plus s’occuper de vous ; mais je trouverai quelqu’un qui s’en chargera. » Puis il était parti, et Gwen était restée seule, avec son grand chagrin.

Sa mère ne la gâtait pas, ne lui témoignait pas une affection expansive ; mais elle l’entourait d’une sollicitude jamais démentie. Non, même dans les jours où des pensées plus sombres mettaient leur marque sur sa physionomie, même dans les jours où, pour tromper quelque secrète angoisse, pour calmer une pénible agitation, elle allait le long des routes, le long de la grève, Varvara Dourzen n’avait cessé de veiller sur sa fille, de lui donner les soins moraux et physiques nécessaires.

Et Gwen aimait sa mère avec toute l’ardeur d’un cœur déjà passionné. Elle ne connaissait qu’elle. Son père était mort deux ans auparavant, et elle gardait à peine le souvenir d’un fin visage au regard rêveur, de quelques baisers reçus, d’un grand polichinelle donné par lui et qui avait été volé peu après par un boy chinois. Toute son affection s’était donc concentrée sur Varvara. Et, avec celle-ci, tout lui manquait subitement.

Elle ne songeait pas à ce qui allait advenir d’elle, maintenant. Elle n’avait qu’une pensée : « Maman est morte, je ne la verrai plus. »

Quand le docteur Barbel et M. Dourzen entrèrent dans la salle, ils la virent assise dans son petit fauteuil, toute pâle, avec de grands yeux pleins d’angoisse qui se firent presque farouches en se tournant vers les arrivants.

Hervé s’approcha d’elle et lui donna une petite tape sur la joue.

— Allons, mon enfant, il faut être raisonnable… Je vais vous emmener chez moi, en attendant qu’on voie… qu’on organise… Votre servante prépare en ce moment une malle pour vous. Je l’enverrai chercher tout à l’heure. Le docteur va vous emmener, en rentrant à Lesmélenc…

— Et maman, où la mettra-t-on ? demanda une petite voix rauque.

— Dans le cimetière. Vous pourrez aller sur sa tombe, quand vous serez plus grande… Allez trouver Anne-Marie, pour qu’elle vous habille.

Gwen se leva, en attachant sur le docteur Barbel un regard de supplication.

— Alors… on ne peut pas guérir maman ? bégaya-t-elle.

— Non, ma petite, non… impossible. Préparez-vous vite, car je suis pressé.

L’enfant fit quelques pas vers la porte, puis s’arrêta, en regardant les deux hommes avec une expression de profonde angoisse.

— Eh bien ! qu’y a-t-il, mon enfant ? demanda Hervé, plus apitoyé que le docteur, car il était père et, bien qu’assez peu sensible, n’avait pas la sèche nature de celui-ci.

— Je… je ne peux pas aller là-haut ! balbutia Gwen, dont les sanglots étouffaient la voix.

— Ah ! oui… oui, je comprends, pauvre petite. Eh bien ! je vais dire à la servante d’apporter vos affaires…

M. Dourzen sortit avec le médecin. Il dit à mi-voix, tout en se dirigeant vers l’escalier :

— Quel singulier regard a cette enfant ! Il n’est pas de son âge… Je me demande si elle est bien facile de caractère. C’est qu’avec ma femme, il faudra qu’elle marche !

— Cela s’arrangera toujours. Au besoin, si cette petite était trop désagréable, vous pourriez la mettre en pension.

— Oui, si elle a quelque revenu.

— Sa mère ne vivait pas avec rien. Il doit y avoir quelque chose.

— Enfin, nous verrons… Je vais dire à la servante de l’habiller, et puis nous partirons, pour ne pas vous retarder davantage, docteur.

Quand, vingt minutes plus tard, Mme Dourzen vit entrer son mari, tenant Gwen par la main, dans la pièce qu’elle appelait le petit salon, elle fronça les sourcils et dit sèchement :

— Laisse donc cette petite dans l’antichambre, Hervé. Ce n’est pas sa place ici.

— Mais, ma bonne amie… pour que tu fasses sa connaissance…

Un regard de foudroyant dédain lui coupa la parole.

— Je croyais t’avoir assez fait comprendre que je remplis un pénible devoir de charité, en recueillant provisoirement la fille de cette… disons aventurière, pour ne pas employer des mots trop vifs. Mais j’imagine que tu ne vas pas l’imposer chez moi sur un pied de parenté ?

— Je… je n’ai pas idée de rien t’imposer, chère Blanche… Mais je pensais que tu désirais la voir…

— J’aurai bien le temps pour cela ! Conduisla dans le vestibule. Quand Joséphine n’aura rien de mieux à faire, elle s’occupera d’elle.

Les grands yeux couleur de mer se fixaient sur le long visage durci par le mépris et l’orgueil. Toute frémissante, Gwen songeait :

« Qui est cette dame ? Comme elle a l’air méchant ! Est-ce que je vais demeurer avec elle ? »

Le docile Hervé conduisit la petite fille dans le vestibule, la fit asseoir et revint au salon, où il rendit compte de sa visite à Ti-Carrec.

— Comment est-ce, là-dedans ? demanda Blanche.

— Très simple. Il n’y a que les vieux meubles sans valeur qui s’y trouvaient auparavant.

— Je crains qu’il ne reste peu de chose de ce que possédait ton cousin. Il a dû perdre beaucoup d’argent dans les affaires qu’il avait entreprises.

— Peut-être bien. Nous ne serons fixés que lorsque la justice aura fait les constatations nécessaires.

— Cette misérable femme ! Nous donner de pareils ennuis ! Peut-être déshonorer le nom de Dourzen ! Car sait-on ce qu’on va découvrir, en fouillant dans son existence ?

— Ne te tourmente pas à l’avance, chère amie !

— Oui, oui, c’est bon à dire ! Mais je pense à mes enfants, moi !… à mes enfants qui portent ce nom de Dourzen que ton cousin Armaël a donné à une cabotine, sortie d’on ne sait quels bas-fonds…

— Mais Blanche, c’est une Russe de bonne famille, obligée de fuir…

— Y as-tu été voir ? Admettons même qu’elle soit bien née, savons-nous où elle a pu rouler ? Non, mon cher, la plus grande prudence s’impose, dans la circonstance. Aussi vais-je tenir à l’œil sa fille, pour qu’elle ne risque pas de contaminer moralement nos enfants.

— Si jeune, il y a peu à craindre…

— Tu n’y connais rien. Elle a un regard que je n’aime pas du tout.

— C’est qu’elle est inquiète, effrayée… Mais ses yeux sont très beaux, as-tu vu ?

Blanche leva les épaules.

— Ils n’ont rien de remarquable… Voilà ce qu’on appelle de beaux yeux…

Mme Dourzen se tournait vers une porte, au seuil de laquelle paraissait une fillette blonde, vêtue d’une robe blanche brodée.

— Viens, ma Rose.

L’enfant s’avança et vint s’asseoir sur les genoux maternels. Elle avait un assez joli visage, un teint frais et de larges yeux bleus très câlins, bordés de longs cils clairs. Blanche lui baisa les paupières et répéta :

— Oui, voilà de beaux yeux. Mais ceux de cette petite… Comment s’appelle-t-elle ? Le sais-tu, Hervé ?

— Gwen.

— On a la manie de ces vieux noms-là, dans ta famille… Je disais donc…

À ce moment parut le domestique, Corentin, qui avec sa femme, Joséphine, assurait le service de Coatbez. Il présenta un plateau en disant :

— On vient d’apporter cela du château, pour Monsieur.

Hervé prit l’enveloppe d’épais papier satiné, que Blanche, aussitôt, lui enleva des mains pour la décacheter hâtivement.


« Le comte de Penanscoët recevra après-demain jeudi M. Hervé Dourzen, avec le plus grand plaisir. »


Blanche lut cela tout haut et s’exclama :

— Enfin, ce n’est pas dommage ! Il a pris le temps de la réflexion ! C’est déjà assez qu’il ne vienne pas le premier nous rendre visite… et sa femme aussi.

— Ma bonne amie, il est un personnage et habitué comme tel à recevoir toutes les avances, tous les hommages…

— Oui, oui, je sais… Enfin, il faut le prendre tel qu’il est et cultiver cette relation, qui peut être utile pour nos filles.

En embrassant Rose de nouveau, Blanche ajouta :

— Tu feras plus tard une si jolie vicomtesse de Penanscoët, ma Rosette !