Tallandier (p. 31-46).

III


Neuf ans auparavant, Hervé Dourzen avait épousé, à Brest, Mlle Blanche Corbic. Il n’avait qu’un très petit revenu et une situation sans avenir dans une banque, où il était noté comme employé négligent et de médiocre intelligence. Blanche avait vingt-huit ans, un physique quelconque, beaucoup d’ambition et une dot coquette. Ce mariage était pour elle une affaire d’amour-propre. Si peu fortunés que fussent les Dourzen, ils comptaient toujours parmi les meilleures familles de Bretagne, et leurs filles, au cours des siècles, avaient contracté des unions parfois illustres. Mlle Corbic était donc toute pénétrée de satisfaction orgueilleuse le jour où, à la mairie et à l’église, elle échangea son nom contre celui de Dourzen.

Quelques membres de la famille, plus rigoristes, lui firent grise mine pendant un certain temps. Mais Blanche connaissait l’art des flatteries et des petites manœuvres. Elle sut amadouer les réfractaires et dès lors jouit d’un contentement sans mélange, dans la vieille de meure de Coatbez où avaient passé bien des générations de Dourzen. Elle entretenait les meilleures relations avec les personnages notables de la contrée, donnait des thés, des réunions dansantes. Dans sa paroisse, elle faisait partie de toutes les œuvres et affichait le plus grand zèle religieux. Pour ses filles, elle avait de vastes ambitions. Elle cherchait en ce moment une institutrice selon ses goûts, c’est-à-dire qui sût donner à ses élèves une éducation brillante, des habitudes mondaines qu’elle jugeait indispensables pour un beau mariage. Rien ne pressait, d’ailleurs, car Rose et Laure avaient huit et six ans. Mais la prévoyante Blanche notait déjà, parmi ses plus hautes relations, celles où se trouvaient des jeunes garçons susceptibles de devenir plus tard des prétendants à la main des Mlles Dourzen.

Pour cette femme vaniteuse, l’arrivée du comte de Penanscoët constituait un événement de première importance. Puis, pensait-elle, Hervé était parent — à un degré fort éloigné d’ailleurs — du châtelain de Kermazenc, elle serait reçue chez celui-ci, conviée aux fêtes que sa femme et lui ne manqueraient pas de donner. Car ils n’allaient pas s’enterrer dans ce château. Puis ils y reviendraient sans doute. Et plus tard… plus tard il y aurait un jeune vicomte qui pourrait fort bien trouver à son goût Rose ou Laurette.

Aussi, grande fut la déconvenue et vive la colère de Mme Dourzen quand son mari, au lendemain de l’arrivée du comte, revint de Kermazenc en annonçant qu’il n’avait pas été reçu.

— Je te le disais bien, c’était trop tôt, ajouta Hervé.

— Trop tôt ? Allons donc ! Ce M. de Penanscoët est un sauvage, qui ne sait pas apprécier la délicatesse d’un procédé. En vérité, ce sera un voisinage intéressant !

Hervé, se faisant aussi petit que le permettait sa large carrure, garda le silence pour laisser passer l’orage. Mais un autre incident devait exaspérer au plus haut point, ce même jour, l’humeur de Blanche. Une lettre vint apprendre à M. Dourzen l’arrivée de sa cousine Herminie.

De par le testament de son grand-père, Herminie Dourzen avait à Coatbez la jouissance d’une aile en retour sur le jardin, formant un appartement séparé. Grande voyageuse, d’humeur fantasque, elle ne l’avait jusqu’ici occupé que rarement. Mais, cette fois, elle annonçait son intention de s’y installer définitivement, sa santé ne lui permettant plus l’existence vagabonde qui avait eu jusqu’alors ses prédilections.

Or, Blanche détestait Herminie et redoutait son humeur caustique, ses réflexions mordantes auxquelles il lui était difficile de trouver une riposte. Puis il lui semblait que ce voisinage, dans le même logis, ce droit sur une partie de la maison de famille, constituaient un empiètement intolérable sur son droit à elle, Mme Hervé Dourzen, qui l’avait payé d’une si belle dot.

En outre, Herminie terminait ainsi sa lettre :


« J’arriverai peut-être jeudi, je ne sais à quelle heure. »


— Jeudi ! s’écria Blanche. Jeudi !… après-demain ! Et elle compte sans doute qu’en si peu de temps je vais faire nettoyer, préparer son appartement ? Eh bien ! personne n’y touchera, je t’en réponds !

— Mais elle ne le demande pas…

Mme Dourzen ricana :

— Non, elle ne le demande pas. Tu verras cependant quelle petite réflexion de sa façon elle nous servira… Mais je m’en moque ! Mes domestiques ne sont pas payés pour s’occuper de ses nettoyages. Cela fera maigrir sa femme de chambre, cette espèce d’aventurière russe qu’elle a racolée je ne sais où.

Hervé ne protesta pas ; mais il pensa avec un petit frisson de déplaisir : « Je vais avoir bien de l’agrément, entre les deux ! » Car s’il craignait l’humeur impérieuse de sa femme, il n’avait guère moins peur d’Herminie, dont les railleries ne l’épargnaient pas.

Mlle Dourzen arriva au début de l’après-midi du surlendemain, avec sa femme de chambre Macha, une Russe rencontrée au cours de ses voyages. Hervé descendit précipitamment de sa chambre pour l’accueillir. Elle le toisa des pieds à la tête et dit avec un sourire moqueur de ses lèvres sèches :

— Tu te portes toujours aussi bien, je vois cela.

— Mais… pas mal, en effet… pas mal… Et toi, Herminie ?

Elle leva ses épaules maigres, dont l’une était sensiblement plus haute que l’autre.

— Moi, je sens le besoin de me reposer. J’ai près de soixante ans, mon cher, et j’ai toujours eu une petite santé.

— Que vous avez bien promenée de-ci de-là, ce qui prouve qu’elle était encore solide… Ainsi vous nous revenez… pour assez longtemps ?

— Pour jusqu’à ma mort, probablement.

Elle accompagna ces mots d’un petit ricanement Dans sa menue figure d’une singulière laideur, les yeux clairs brillaient d’ironie. Sans doute n’avait-elle aucune illusion sur le plaisir que causait son installation ici.

— Ah ! vous vous décidez… vous ne vous ennuierez pas ? bredouilla Hervé.

— Mon bon ami, avec des livres et de la musique, je m’arrangerai pour ne pas trop regretter mes pérégrinations… Blanche va bien ?

— Mais oui, assez bien… Elle va venir… Nous ne savions pas à quelle heure…

— Il est inutile qu’elle se dérange. Nous nous verrons plus tard. Je vais m’installer chez moi tout de suite…

— Entrez un moment au salon, pendant que Macha préparera l’appartement… à votre idée. On va vous servir à goûter…

— Non, merci, mon cher. Macha me fera du thé… Ah ! bonjour, Blanche !

Mme Dourzen arrivait, sans se presser, avec un vague sourire sur ses lèvres minces. Elle serra mollement la petite main maigre de l’arrivante, avec quelques mots de bienvenue banaux. Après quoi, elle expliqua d’un ton dégagé :

— J’ai fait ouvrir les fenêtres chez vous, ma cousine. Mais il m’a été matériellement impossible de mettre l’appartement en état dans un si court délai. Mes domestiques ont beaucoup à faire et se seraient refusés à ce surcroît de besogne.

La grande bouche qui coupait de façon assez malencontreuse la mince et sèche figure d’Herminie se plissa dans un sourire sardonique.

— Mais comment donc ! Je n’ai jamais compté que vous vous occuperiez de ces détails, fût-ce pour me retenir au bourg une femme de ménage. J’aurais été désolée que vous vous donniez tant de peine… positivement désolée !

La moquerie, l’impertinence du ton et de la physionomie amenèrent au visage de Blanche une rougeur de colère. Quant à Hervé, il baissa le nez, en prenant la mine d’un coupable.

— Je ne me serais pas permis de retenir une femme qui aurait pu ne pas vous plaire, riposta Mme Dourzen. Mieux vaut que vous choisissiez vous-même, parmi celles qui sont disponibles.

— Mais certainement ! Mais certainement, ma bonne Blanche ! Vous n’avez agi que dans mon intérêt, je le sais bien. Aussi vous en suis-je infiniment reconnaissante, croyez-le.

Les petits yeux perçants, d’un bleu vif, luisaient de joie maligne, en voyant la fureur concentrée de Mme Dourzen. La grande bouche s’ouvrait en un rictus sur les dents mal plantées.

— … Macha s’occupera de tout cela… Eh ! Macha, allons, ma bonne. Débrouillons-nous, dans cette plaisante et hospitalière maison de mes ancêtres.

Macha, une blonde et grasse personne d’une quarantaine d’années, quitta le seuil du vestibule où elle s’était tenue jusqu’alors, un sac à chaque main. À cet instant, une petite automobile s’arrêtait devant Coatbez. Un homme aux cheveux grisonnants en descendit et entra par la porte demeurée ouverte sur le vestibule,

— Le docteur Barbet ! dit M. Dourzen.

Il alla vers l’arrivant, la main tendue.

— Quel bon vent vous amène, docteur ? demanda Mme Dourzen, en prenant la mine gracieuse dont elle n’avait pas honoré la cousine Herminie.

Le docteur salua les deux dames, en répondant :

— C’est un mauvais vent, plutôt… J’ai été appelé ce matin à Ti-Carrec…

La bouche de Mme Dourzen se pinça à ce nom.

— La servante, étonnée de ne pas voir sa maîtresse ce matin, est entrée vers dix heures dans sa chambre et l’a trouvée inanimée. Elle est venue aussitôt me chercher. Mais il n’y avait rien à faire. Cette jeune femme était morte, vraisemblablement dans la nuit.

— Ah ! la femme d’Armaël ? dit Mlle Herminie.

— Qu’a-t-elle bien pu avoir ? demanda Mme Dourzen, que la nouvelle laissait insensible.

— Eh ! voilà où se trouve le point délicat… En examinant le corps, j’ai trouvé des signes suspects, permettant de croire à l’empoisonnement…

M. Dourzen eut un haut-le-corps et Blanche s’exclama :

— L’empoisonnement !

Le docteur poursuivit, de sa voix lente et onctueuse :

— Sur la table de chevet, j’ai trouvé ce petit flacon qui contient un reste de liquide…

Il sortait de sa poche un flacon de cristal à bouchon d’or ciselé, dans le fond duquel se voyait un peu de liquide jaunâtre.

— … L’analyse nous renseignera sur ce point. J’ai également fait mettre sous clef la tasse où la défunte a bu, comme chaque soir, une infusion de tilleul. Puis j’ai téléphoné à Tanguidy pour les constatations judiciaires, et je viens vous avertir, monsieur Dourzen, comme étant le plus proche parent de la défunte, bien qu’il n’y eût pas de rapports entre vous.

— Non, non… et cette affaire ne nous regarde pas ! dit impétueusement Mme Dourzen. Notre cousin avait fait un mariage stupide. Tant pis pour cette aventurière si elle s’est laissée empoisonner par quelque misérable… peut-être par un complice d’autrefois, qui sait !

— Hum ! c’est que…

Le docteur Barbel hésita un moment avant d’ajouter :

— Ma première impression n’est pas qu’il y a eu crime…

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien ! je crois que Mme Armaël Dourzen s’est empoisonnée… volontairement.

— Ah ! bien, par exemple ! s’écria Hervé,

Quant à Blanche, elle leva les bras au plafond, et sa voix retentit, un peu glapissante :

— Ah ! ce serait du joli ! Un suicide ! Mais c’est capable de tout, ces femmes-là !… Combien de fois t’ai-je dit, Hervé, que cette Varvara était capable de tout ?

— Oui, ma bonne amie… oui… mais tout de même… s’empoisonner !

— Je ne veux rien affirmer sans l’avis de confrères, déclara le docteur. Mais je ne conserve guère de doute quant à la nature de cette mort. Pour le suicide, il faudra voir. C’est affaire à la justice d’élucider cette question.

— Voilà une belle histoire ! dit Mme Dourzen avec agitation. Heureusement, nous n’avions pas de relations avec elle et tout cela ne nous regarde pas.

— Comment, ma chère ? C’est Hervé, comme plus proche parent, qui doit être le tuteur de l’enfant.

Ces mots étaient prononcés par Mlle Herminie qui, jusqu’alors, avait gardé le silence, en écoutant avec une ironique curiosité.

Mme Dourzen tourna vers elle un regard de stupéfaction courroucée.

— Que dites-vous ? Hervé, tuteur de cette petite ? Et qui l’y obligerait ?

— Personne, évidemment. Mais l’opinion publique ne comprendrait guère qu’il laissât ce rôle à un étranger quelconque, l’enfant n’ayant pas d’autre parent que lui.

Le visage de Blanche s’empourpra.

— Vraiment, ce serait trop fort !… Je ne permettrai jamais qu’Hervé assume cette tâche. On nommera tuteur qui on voudra.

— Cette enfant est une Dourzen, répliqua Mlle Herminie. Mais cela est votre affaire, mes bons amis. Bonsoir. Nous nous reverrons un de ces jours.

— J’enverrai Rose et Laurette vous souhaiter le bonjour. Elles sont sorties en ce moment.

— Bien, bien… Au revoir, docteur. Heureusement, j’ai la tête solide, car vous m’auriez donné le cauchemar, avec cette femme empoisonnée… Allons, Macha, allons, ma fille, voyons maintenant quelle couche de poussière et quelle ornementation de toiles d’araignées nous découvrirons dans mon appartement, depuis l’année dernière.

Et, à petits pas rapides, Mlle Herminie s’en alla vers la porte qui donnait sur la cour intérieure.

Blanche, bien qu’elle fût suffoquée de colère par ce dernier trait, lancé en présence d’un étranger, réussit à se maîtriser. Elle dit à mi-voix, en levant les épaules :

— Toujours bizarre, cette pauvre cousine !… Eh bien ! voyons, docteur, pour en revenir à notre sujet, que va-t-on faire, à Ti-Carrec ?

— La justice ordonnera l’autopsie et l’analyse du liquide que je vous ai montré. Cela donnera les renseignements nécessaires sur la cause de la mort Quant à l’autre question… crime ou suicide, elle sera peut-être beaucoup plus difficile à élucider… Enfin, nous verrons !… Vous ne voulez pas venir là-bas, monsieur Dourzen ?

— Moi ?… Est-ce… nécessaire ?

En répondant, Hervé demandait du regard l’avis de sa femme.

— Nécessaire… non, répondit le docteur, du moins pour le moment, surtout si vous vous désintéressez de l’enfant. Mais je ne sais trop ce que je vais faire d’elle. La servante dit qu’elle ne restera pas cette nuit à Ti-Carrec, serait-ce pour tout l’or du monde, et même si d’autres femmes viennent lui tenir compagnie pour la veillée. Je ne puis laisser cette petite dans ce logis funèbre, où la justice va tout bouleverser pour tâcher de connaître la vérité.

— Oui… évidemment, murmura M. Dourzen.

Il était fort embarrassé. Sa conscience lui disait qu’il devait prendre sous sa protection la fille du parent défunt. Mais sa lâcheté lui conseillait impérieusement d’obéir aux décisions de Blanche.

Mme Dourzen fronça les sourcils, pinça les lèvres et dit enfin :

— Vraiment, docteur, auriez-vous pensé que nous recueillerions sous notre toit cette enfant… la fille d’une quelconque aventurière ?

— Mais… madame, elle est aussi la fille de M. Armaël Dourzen… Toutefois, je comprends très bien votre répugnance… très bien, très bien, et je vais aviser… Il y a Mlle Laîné, qui la recevra peut-être momentanément…

Mlle Laîné ?

Blanche contenait une grimace de colère. Car ladite demoiselle était en rivalité avec elle au sujet des œuvres diverses dont toutes deux s’occupaient et elle ne pouvait la souffrir, tout en lui faisant bonne mine en public.

— … Quelle idée, docteur ! À quel propos Mlle Laîné s’occuperait-elle de cette petite étrangère ?

— Mais par charité, madame. Ce serait seulement en attendant que la justice ait vu clair dans les affaires de cette Mme Varvara. Celle-ci paraissait vivre très modestement. L’enfant n’aura probablement qu’un mince héritage…

— À la mort de son père, Armaël avait hérité de valeurs et de terres représentant une petite rente, dit M. Dourzen. Mais les terres ont été vendues avant son mariage, pour payer les frais de la maladie de sa sœur, ruinée par un mari joueur, et qui a traîné longtemps avant d’aller mourir dans un sanatorium suisse. Quant au reste, qu’est-il devenu, entre les mains de cette femme ?

— Il doit y avoir un conseil de famille. Votre cousin est mort à Shanghai, je crois ?

— Oui.

— Il faudrait écrire au consul. Vous en chargerez-vous ?

— Je… je ne sais…

Hervé regardait sa femme. Celle-ci déclara :

— Oui, évidemment, tu peux le faire… Quant à l’enfant… eh bien ! dites à la servante de l’amener ici. Vraiment, cela m’est très pénible… mais enfin, c’est un devoir de charité. Il faudra, par exemple, que je la tienne éloignée de mes filles, car on ne sait quelle éducation a pu recevoir cette petite créature !

Le docteur Barbel inclina la tête, en prenant un air approbateur.

— Oui, c’est une chose prudente… Mais votre tact, votre grande bonté, madame, sauront concilier toutes choses. Je retourne donc à Ti-Carrec pour dire à la servante de préparer l’enfant et son petit bagage.

— Si tu accompagnais le docteur, Hervé ? Du moment où nous nous occupons de la petite, il faut bien que nous nous tenions au courant de cette affaire-là… Quel ennui !… Et si l’on reconnaît qu’elle s’est suicidée, il n’y aura pas d’enterrement religieux ?

— Évidemment non, répondit le docteur. Mais la preuve sera peut-être difficile à faire… et cette malheureuse bénéficiera du doute, en la circonstance. Enfin, nous allons voir. La justice est avertie maintenant et ses représentants seront à Ti-Carrec cet après-midi… Alors, vous venez, monsieur Dourzen ?

— Le temps de prendre mon chapeau, et me voici.

Tandis que le docteur regagnait sa voiture, Mme Dourzen dit à l’oreille d’Hervé :

— Surtout, ne t’engage à rien pour l’enfant, quant à la tutelle. Il faut voir comment tout cela va tourner… et savoir auparavant si elle aura de quoi payer son entretien.

— Oui, oui, ne crains rien, ma bonne amie, je serai prudent.