Marius Michel et fils (p. 15-30).
CHAPITRE I


CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES


Jusqu’à nos jours on n’avait tenu aucun compte de ce que renfermait la reliure pour l’ornementation extérieure[1]. L’indifférence de nos maîtres anciens était à cet égard absolue. Au seizième siècle, pendant cette merveilleuse période où tous les arts ont été portés à un si haut degré de perfection, livres de jurisprudence,

de théologie, d’histoire, de poésie, dans les bibliothèques de Henri II et Diane de Poitiers, de même que chez Grolier sont couverts de très riches reliures pour lesquelles on n’a eu en vue que le vêtement luxueux, l’objet d’art. Nulle préoccupation du sujet du livre ; on ne cherchait pas même à choisir parmi les divers genres de décoration en usage à cette époque ceux qui, par leur aspect calme et sévère, semblaient tout indiqués pour certains ouvrages. L’exemplaire des Pandectes de Florence[2], les Discours astronomiques de Jacques Bassantin[3], nous montrent au contraire les décors à la fois les plus riches et les plus élégants de la Renaissance.

Si, à la fin du seizième siècle, les œuvres des poètes à la mode sont couvertes de luxueuses et coquettes reliures avec entrelacs, fleurettes et branchages, les plus graves ouvrages de controverse religieuse se rencontrent aussi sous cet habit. Plus tard, que maître Le Gascon ait à orner l’Éloge du cardinal Mazarin[4], la Vie du cardinal de Bérulle[5] ou l’Adonis de La Fontaine[6], il les traitera tous dans le même goût avec autant de richesse. Les Padeloup, les Derome, les Dubuisson n’auront pas dans la suite d’autre manière d’agir. Tous ces vieux maîtres nous ont laissé des ouvrages d’une grande beauté, dont nous avons été et serons toujours les plus fervents admirateurs ; mais il faut reconnaître qu’ils ont méconnu le principe qui veut que l’ornementation d’un objet doive toujours répondre à son esprit comme sa forme doit répondre à son usage.

On a dit et répété sous toutes les formes que notre époque n’avait pas et n’aurait pas de style propre. En reliure, comme dans beaucoup d’autres branches des arts industriels, deux causes diverses ont retardé l’éclosion de ce style tant attendu. Ce siècle, qui aura été surtout le siècle de la science, a secoué dans sa fièvre de s’instruire tout ce qu’il a pu remuer du passé. Les documents de toute espèce, qui étaient peu connus et mal connus de quelques rares artistes ont été mis au jour et publiés ; les procédés de reproduction les ont rendus accessibles à tous et tous y ont puisé à pleines mains. Aussi quelle prime à la paresse !

Quelle différence entre l’éducation des artisans il y a vingt-cinq ans et aujourd’hui ! Avait-on aperçu, dans un musée, à la façade d’un palais, ou dans le coin reculé d’une église sombre, un détail, pierre, bois, fer ou cuir, il fallait passer quelquefois de longues heures en tête à tête avec ce modèle pour le dessiner. À ce travail on s’imprégnait littéralement de l’œuvre et malgré toute la bonne volonté possible on n’amassait que bien peu de documents ; mais avec une telle méthode, c’était dans l’esprit de l’artiste que se logeait son savoir. Ainsi faisaient les anciens maîtres ornemanistes : aussi, quand on leur demandait un modèle, ils y pensaient… et, une fois l’idée trouvée, se mettaient résolument à l’œuvre, sûrs que leur main exercée ne trahissait pas leur pensée. Ils possédaient un acquis, un fonds de véritables connaissances et à ces souvenirs qu’ils ne pouvaient servilement reproduire, ils ajoutaient de leur propre nature. Il y avait des réminiscences, oui certes, mais aussi et surtout de leur goût personnel ; c’était une appropriation constante, se pliant aux désirs et aux besoins de leur temps. De là ces transformations successives qui font, comme nous l’avons déjà dit ailleurs de l’art de l’ornementation, une longue chaîne dont chaque génération vient forger un nouvel anneau. Croit-on que nos vieux maîtres tailleurs d’images emportaient au haut de leurs échafaudages un modèle qu’un architecte avait choisi dans une monographie quelconque, ainsi que cela se fait généralement de nos jours ? Ils traçaient à larges traits sur la pierre même leurs divisions géométriques, puis après une indication sommaire (les églises inachevées en ont fourni la preuve), taillant dans la pierre vive, ils laissaient courir leur ciseau suivant le caprice de leur imagination. Alors pas de répliques continuelles, un air de famille entre les divers motifs, mais de perpétuelles variantes et dans l’unité de l’œuvre le charme de la vie. Aujourd’hui on ne voyage plus, on court jetant sur les musées et les monuments un regard affairé et distrait, puis on emporte des photographies et, rentré chez soi, on n’a plus qu’à étendre le bras pour trouver, tout classé dans un carton, l’objet demandé, meuble, cadre, frise. Mais si on connaît un peu mieux l’ensemble de l’histoire de son art, connaît-on mieux l’art lui-même ?

À quoi bon du reste se donner tant de mal ? Que va-t-on demander en général à l’artisan qui entre dans la carrière, de copier, de copier toujours, ce à quoi nos devanciers ne songeaient guère ; car voilà la seconde cause et la plus grave, elle est dans l’admiration exclusive des amateurs pour les objets anciens. Non seulement cela a tué tout effort dans le germe, mais encore on s’est persuadé dans notre industrie que pour copier on en saura toujours assez et on a copié sans intelligence.

Si, au lieu de se trouver en présence d’un engouement sans mesure, on avait vu naître et grandir une admiration raisonnée de la reliure ancienne ? si cette admiration avait eu des degrés, si l’on avait fait un choix ? Mais non pas ; on a tout englobé dans un enthousiasme général.

Combien de fois n’a-t-on pas mélangé l’intérêt qu’offrent les livres par leur provenance avec leur strict mérite artistique ! Pour beaucoup l’admiration augmente avec le prix d’achat. Vous présente-t-on une reliure ayant appartenu à Grolier, on ne vous dira pas : « Voyez qu’elle est intéressante, qu’elle est curieuse, elle appartient à telle école, c’est un bon spécimen. » Non ; tout de suite : « Est-ce beau, hein ! ces reliures anciennes, il n’y a que cela !… Six mille à la vente X… Comment un objet si cher ne serait-il pas un chef-d’œuvre ! » Ô puissance de l’étiquette et du mercantilisme, tous les Groliers, même ceux qui ne sont visiblement pour un connaisseur que des répliques, et elles sont nombreuses dans sa bibliothèque, tous sont cotés à des prix énormes à cause de la devise. On ne juge pas, on ne compare pas, on admire. Les salles d’exposition de la Bibliothèque Nationale, qui sont pour la reliure ancienne ce qu’est pour la peinture le Salon carré du Louvre, montrent bien cependant que, si grande que soit la place occupée par les Groliers dans l’histoire de la reliure ancienne, les livres de ce bibliophile émérite ne sont pas les plus hautes productions de l’art ancien. Certes, il y a parmi ses reliures nombre de dessins superbes dont nous ferons ressortir dans le cours de cette étude la parfaite ordonnance décorative ; malgré cela, combien parmi les plus légitimement vantés peuvent se comparer aux grandes reliures faites pour Henri II et Diane de Poitiers dans le style français ? Dans le public bibliophile, les Groliers sont cependant plus célèbres, la mode, les réclames intéressées des catalogues y aidant, car il en passe chaque année quelques-uns en vente publique. Il est si commode de prendre une opinion toute faite.

Un grand intérêt s’attache évidemment aux livres de provenance célèbre ou illustre, mais si une provenance donne au livre une haute valeur marchande, il ne découle pas par ce seul fait que ce soit une œuvre d’art, un modèle à suivre. Si nous n’hésitons pas à dire que tous les Groliers ne sont pas des modèles à copier, à plus forte raison doit-on se garder, pour les reliures des dix-septième et dix-huitième siècles, de confondre ces deux choses si différentes, la valeur au point de vue artistique et l’intérêt de curiosité.

Rien n’est plus agréable que de posséder un livre dans la reliure de son temps et nous avons toujours, à une époque où il y avait quelque mérite à le faire, déconseillé de détruire d’autres vieilles reliures que celles que le temps a rendues irréparables ; mais maintenant que le goût est tout à la vieille reliure, où n’est-on pas descendu !

Les Almanachs royaux, les Semaines saintes que les camelotiers de la Montagne-Sainte-Geneviève pondaient à pleines charrettes au dix-huitième siècle, sont aujourd’hui décrits, vantés ; toute vieille peau est, à l’aide des boniments des catalogues, devenue objet de trafic. Il y a preneur pour tout du moment que c’est ancien. Pour les reliures comme pour les meubles, les faïences, etc., à mesure que les objets d’une époque se faisaient de plus en plus rares, on est passée à l’époque suivante. L’art du dix-huitième siècle, si français dans ses manifestations, était dédaigné, conspué il y a trente ans. Maintenant peintures, meubles, livres se paient au poids de l’ог ; mais, et c’est là ce qui montre bien que chez les collectionneurs l’engouement l’emporte sur la réflexion et le savoir, voici que l’on commence à rechercher et à vanter les productions du style Empire, si ridicule, dans presque toutes les branches de l’art industriel et qui ne se sauve que par le côté métier, dans les bronzes des meubles par exemple, remarquables encore par la beauté des ciselures exécutées par les élèves des maîtres du dix-huitième siècle.

Tout plutôt que du moderne ! voilà l’encouragement que ceux-là mêmes que leur situation et leur fortune font les protecteurs nés des arts, ont donné jusqu’à ces dernières années aux artistes industriels de leur temps.

N’est-il pas malheureusement trop vrai que la plupart des bibliophiles qui font autorité n’ont que des sarcasmes pour les livres modernes et les amateurs de ces livres ? Hugo, Lamartine, Mérimée, Gautier, Musset, « ne leur disent rien ». Ils plaignent la génération nouvelle parce qu’elle ne connaît pas l’Eschole de Salerne et ne dépense pas cinquante louis pour faire relier le Pastissier des Elzevier. Folies, exclament ces purs, que de dépenser de l’argent à faire relier des livres modernes ! Mais tous les livres ont été modernes et ceux qu’ils recherchent avec passion en « belle condition » représentent les folies des amateurs d’autrefois qui n’ont pas hésité à faire relier richement l’exemplaire en grand papier qui venait de leur être réservé.

Qui ne l’a vu, ce bibliophile classique, jouissant de l’envie qu’il excite chez son auditeur, distillant ses propres paroles, comme un gourmet savoure un vin de grand cru ? Et je l’ai, dit-il, et en vieux maroquin ! et doublé ! On l’écoute et personne n’ose lui dire : Mais qui donc l’a fait relier ainsi ce livre, si ce n’est un ancêtre de ceux que vous jugez dignes d’être mis à Charenton ?

C’est le contraire de ce qui s’est passé autrefois ; non pas qu’il n’y ait eu de tous temps des collectionneurs, mais ceux qui conservaient pieusement les productions du passé, commandaient aux artisans de leur temps des choses nouvelles. Mazarin, Fouquet, faisaient-ils copier par Le Gascon des reliures de Grolier ?

Autre danger : tant qu’un objet ancien reste dans des prix modiques, nul ne songe à le contrefaire, mais alors qu’un livre arrive à être payé pour sa seule reliure plusieurs milliers de francs, gare aux contrefacteurs ! Cela est difficile, il est vrai, et nous n’avons jusqu’à présent vu que de rares exemples de ces fac-similés trompeurs exécutés à la main. La naïveté saurait difficilement s’imiter et tous ceux qui se sont occupés d’art décoratif savent que le rendu d’une forme semblable d’ornement est en quelque sorte le même pour tous les artisans d’une période ; ces imitations modernes n’ont donc pu jusqu’ici résister à l’examen des amateurs éclairés ; mais ce qui était impossible il y a dix ans, est un jeu pour la galvanoplastie à l’état actuel de cette industrie, et quand on le voudra, on fera de faux Le Gascon, de faux Derome, de faux Dubuisson.

On tirera sur des reliures anciennes des armoiries de personnages célèbres sans que personne, praticiens, libraires ou bibliophiles, puisse affirmer la contrefaçon.

Que les marchands vantent à l’excès toutes les productions de la reliure ancienne, ils sont absolument dans leur rôle en excitant la mode et soit par leurs catalogues personnels, soit par des catalogues de vente qu’ils ont ornés de coûteuses reproductions de reliures anciennes, ils ont grossi les rangs du public qui s’intéresse à notre art ; mais, en présence de cette passion exclusive pour les vieilles reliures, qu’ils ont pressentie et si habilement entretenue, c’en était fait de notre industrie au point de vue artistique, s’il n’avait pas surgi quelques nouveaux bibliophiles amateurs des livres de leur siècle, formant des collections des beaux ouvrages qu’il a produits, suivant le mouvement littéraire et décidés enfin à faire habiller richement dans un goût moderne leurs auteurs de prédilection.

Pourquoi condamner les relieurs modernes à reproduire les reliures anciennes sur des livres autres que ceux dont on remplace son vêtement détruit par les années, ou pour les réimpressions de nos classiques ?

Eh bien ! dit-on, créez un style. Mais un style ne se crée pas ainsi d’un seul coup. C’est l’ensemble des œuvres produites pendant une période

sous la pression des tendances et des goûts de cette période qui constitue par leur groupement un « style ».

Résumons-nous en disant que si notre époque s’est montrée éclectique, si elle a vu surtout reproduire les œuvres des époques précédentes, c’est que la passion pour les choses anciennes, l’abondance croissante des documents et l’assurance d’un gain facile ont empêché toute recherche nouvelle.

Que les tendances des amateurs se modifient et les bons relieurs ne manquent pas en France pour leur donner satisfaction ; le style attendu se dégagera de lui-même de l’ensemble de leurs efforts.

  1. Un certain nombre de livres religieux, Missels et Heures, font exception à cette règle, mais ils sont eux-mêmes en petite quantité relativement.
  2. Bibliothèque Mazarine.
  3. Bibliothèque Nationale.
  4. Bibliothèque Mazarine.
  5. Chez M. le baron James de Rothschild.
  6. Chez M. Eug. Dutuit.