L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PII VIII

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 131-133).

SECTION VIII.
L’Infinité.

L’infinité est encore une source du sublime, si plutôt elle n’appartient pas à la grandeur d’étendue. L’infinité tend à remplir l’esprit de cette sorte d’horreur délicieuse qui est l’effet le plus naturel et l’épreuve la plus infaillible du sublime. Parmi les objets soumis à nos sens, à peine s’en trouve-t-il quelques-uns qui soient par leur propre nature réellement infinis ; mais il en est un très-grand nombre dont l’œil ne peut apercevoir les bornes, qui par-là paraissent infinis, et produisent le même effet que s’ils l’étaient réellement. C’est ainsi que nous sommes trompés lorsque les parties de quelque grand objet, portées jusqu’à un nombre indéfini, sont disposées de telle manière que l’imagination ne rencontre aucun obstacle qui puisse l’empêcher de les étendre à volonté. Lorsque nous faisons une fréquente répétition de quelque idée, l’esprit, par une sorte de mécanisme, la répète long-tems après que la première cause a cessé d’agir [1]. Après avoir pirouetté, si l’on s’assied, on croit voir tourner autour de soi tous les objets environnans. A-t-on été attentif à une longue succession de bruits, tels que la chute des eaux, ou les coups redoublés des marteaux d’une forge ; les marteaux frappent, les eaux grondent dans l’imagination long-tems après que les premiers sons ont cessé de l’émouvoir ; et s’affaiblissant par des degrés presque imperceptibles, ces vains raisonnemens s’évanouissent enfin dans le silence. Si vous placez votre œil à l’une des extrémités d’un bâton droit dirigé vers le ciel, ce bâton vous paraîtra s’étendre à une longueur presque incroyable [2]. Placez sur ce bâton, et à des distances égales, un nombre de marques uniformes, elles occasionneront la même erreur, et paraîtront multipliées à l’infini. Les sens fortement affectés d’une certaine manière, ne peuvent pas tout à coup changer leur disposition, ni s’appliquer à d’autres objets ; mais ils conservent la même direction jusqu’à ce que le premier moteur ait perdu sa force. C’est pour cette raison que les fous passent des jours et des nuits, quelquefois des années entières, dans la constante répétition d’une remarque, d’une plainte, ou d’une chanson, dont leur imagination égarée fut frappée dans le commencement de leur démence, que cette répétition ne fait que renforcer ; et le désordre de leurs esprits, où la raison est impuissante, la fait durer jusqu’à la fin de leur existence.

  1. Voyez partie IV, sect. 12.
  2. Voyez partie IV, sect. 14