L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/Introduction

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 21-54).
INTRODUCTION.
DU GOÛT.


Il peut sembler, au premier coup d’œil, que nous différons beaucoup les uns des autres dans nos raisonnemens, et non moins dans nos plaisirs : mais, malgré cette différence, que je crois plus apparente que réelle, il est probable que les types de la raison et du goût sont les mêmes pour tout le genre humain ; car, s’il n’existait pas quelques principes de jugement ainsi que de sentiment communs à tous les hommes, leur raison ni leurs passions ne présenteraient aucun lien assez fort pour maintenir le commerce ordinaire de la vie. Il paraît, il est vrai, que l’on convient généralement qu’il y a quelque chose de fixe à l’égard de la vérité et de la fausseté. Nous voyons les hommes, dans leurs disputes, en appeler continuellement à certaines règles et, à certains types, dont on convient de part et d’autre, et qu’on suppose établis dans notre commune nature. Mais il n’est pas reconnu aussi généralement que le goût ait des principes fixes ou uniformes. On suppose même communément que cette faculté délicate et aérienne, qui semble trop volatile pour souffrir les chaînes d’une définition, ne peut être proprement soumise à l’épreuve d’aucun creuset, ni réglée sur aucun modèle. La faculté raisonnable a une occasion si continuelle de s’exercer, elle se fortifie tellement par une perpétuelle contention, que certaines maximes de droite raison semblent être tacitement établies parmi les plus ignorans. Les savans ont perfectionné cette science grossière et réduit ces maximes en système. Si le goût n’a pas été aussi heureusement cultivé, ce n’est pas que le sujet fût stérile, mais que les ouvriers étaient peu nombreux ou, négligens ; Car, à dire la vérité, les motifs qui nous portent à fixer l’un, sont bien moins intéressans que ceux qui nous commandent de confirmer l’autre. D’ailleurs, si les hommes diffèrent d’opinion eu matière de goût, cette différence n’est pas suivie de conséquences aussi importantes ; sans quoi, je ne doute pas que la logique du goût, si l’expression m’est permise, ne fût aussi méthodiquement rédigée, et qu’on ne pût discuter les matières de cette nature avec autant de certitude, que celles qui semblent appartenir plus immédiatement à la pure raison. Il est très-nécessaire, en entrant dans une recherche telle que celle-ci, que ce point soit éclairci autant qu’il est susceptible de l’être ; car, si le goût n’a point de principes fixes, si l’imagination n’est pas affectée suivant des lois invariables et certaines, notre travail ne peut offrir que des résultats à peu près insignifians ; et ce serait une entreprise inutile, sinon absurde, d’établir des règles par caprice, et de s’ériger en législateur d’illusions et de chimères.

Le mot goût, comme tous les mots figurés, n’est pas extrêmement exact : il s’en faut de beaucoup que ce que nous entendons par-là, soit une idée simple et déterminée dans l’esprit de la plupart des hommes ; cette idée est donc sujette à l’incertitude et à la confusion. Je n’ai pas une opinion bien favorable d’une définition, remède célèbre qu’on oppose à ce désordre. Car, en définissant, nous courons risque de circonscrire la nature dans les bornes de nos propres notions, que souvent nous prenons par hazard, embrassons sur parole, ou formons d’après une considération limitée et partielle de l’objet qui nous occupe, au lieu d’étendre nos idées pour comprendre tout ce que la nature embrasse, suivant sa manière de combiner. Dans notre recherche, nous avons pour limites les lois sévères aux quelles nous nous sommes soumis au point de départ.

— Circa vilem patulumque morabimur orbem,
Undè pudor proferre pedem vetat aut operis lex.

Une définition peut être très-exacte, et cependant ne faire connaître que très-imparfaitement la nature de la chose définie : mais quelle que soit la vertu d’une définition, dans l’ordre des choses, elle semble suivre plutôt que précéder notre recherche, dont elle doit être considérée comme le résultat. Il faut convenir que les méthodes de disquisition et d’enseignement peuvent différer quelquefois, et, sans doute, pour bonnes raisons ; mais, quant à moi, je suis convaincu que la méthode d’enseignement qui approche le plus de la méthode de disquisition, est incomparablement la meilleure ; puisque alors, ne se bornant pas à faire connaître quelques vérités stériles et sans vie, elle conduit à la source d’où elles découlent ; elle tend à mettre le lecteur dans la voie de l’invention, et à le diriger dans ces sentiers où l’auteur a fait ses propres découvertes, s’il est assez heureux pour en avoir fait quelqu’une de précieuse.

Mais, pour ôter tout prétexte à la chicane, par le mot goût j’entends seulement cette faculté ou ces facultés de l’esprit qui sont affectées par les ouvrages de l’imagination et par les beaux arts, ou qui en portent un jugement. C’est là, je pense, l’idée la plus générale de ce mot, et celle qui a le moins de connexion, avec quelque théorie particulière que ce soit. Mon objet, dans cette recherche, est de savoir s’il y a des principes sur lesquels l’imagination soit affectée, si communs à tous les hommes, si bien fondés et si certains, qu’il puissent fournir les moyens de raisonner sur eux d’une manière satisfaisante. Et, quoique certain d’être accusé de paradoxe par ceux qui, d’après un coup d’œil superficiel, imaginent que les goûts varient tellement en genre et en degré, que rien ne peut être plus indéterminé, je pense qu’il existe de tels principes de goût.

Toutes les facultés naturelles de l’homme qui s’appliquent aux objets extérieurs, sont les sens, l’imagination et le jugement, du moins je n’en connais point d’autres. Commençons par les sens. Nous supposons, et nous devons supposer, que chez tous les hommes, la conformation de leurs organes étant à peu près ou entièrement la même, la perception des objets extérieurs se fait de la même manière, ou peu s’en faut. Nous sommes convaincus que ce qui paraît lumineux à un œil, paraît lumineux à un autre ; que ce qui est doux pour un palais, est doux pour un autre palais ; que ce qui est obscur et amer pour cet homme-ci, est de même obscur et amer pour ce lui-là : nous concluons de la même manière à l’égard du grand et du petit, du dur et du mou, du chaud et du froid, du rude et du poli, et réellement à l’égard de toutes les qualités et affections naturelles des corps. Si nous nous permettons d’imaginer que les sens présentent aux différens hommes différentes images des choses, ce scepticisme rendra vain et frivole tout raisonnement possible sur quelque sujet que ce soit, et ce raisonnement sceptique même qui nous aura persuadés d’avoir un doute sur l’accord de nos perceptions. Mais comme peu de personnes, douteront que les corps présentent des images semblables à toute l’espèce humaine, on doit nécessairement accorder que les plaisirs et les douleurs que chaque objet excite en un homme, il doit les exciter en tous, lorsqu’il opère naturellement, simplement, et par ses propres pouvoirs seulement ; car, si nous nions que cela soit, nous devons imaginer que la même cause, opérant de la même manière, et sur des sujets de la même espèce, produira des effets différens, ce qui serait de la dernière absurdité. Considérons d’abord cette question par rapport au sens du goût, puisque la faculté que nous examinons en a emprunté le nom. Tous les hommes s’accordent à appeler le vinaigre aigre, le miel doux, et l’aloès amer ; et comme ils s’accordent à trouver ces qualités dans ces objets ils ne diffèrent aucunement sur leurs effets relatifs au plaisir et à la douleur. D’une voix universelle, là douceur est dite agréable, et désagréable l’aigreur ainsi que l’amertume. Il n’y a, à cet égard, aucune diversité dans les sentimens des hommes ; et une preuve très-évidente qu’il n’y en a point, c’est leur consentement unanime aux métaphores prises du sens du goût. Un esprit aigre, des expressions arrières, des amères imprécations, un sort amer[1], sont des termes énergiques qu’un chacun entend parfaitement. Nous sommes tout aussi bien entendus quand nous parlons d’une douce disposition, d’un caractère doux, d’une douce condition, etc. On convient que l’habitude et quelques autres causes ont, en plusieurs cas, extrêmement altéré les douleurs ou les plaisirs naturels qui appartiennent à ces divers goûts ; mais alors même on ne perd jamais la faculté de distinguer le goût naturel du goût acquis. Il n’est pas rare de trouver des personnes qui préfèrent le goût du tabac à celui du sucre, et la saveur du vinaigre à celle du lait ; mais cela ne met aucune confusion dans les goûts, si ces personnes savent que le tabac et le vinaigre ne sont point doux, et que c’est par la seule habitude que leurs palais ont pu se créer ces plaisirs factices. Cependant, avec ces personnes, on peut parler des goûts, et même avec assez de précision. Mais si l’on rencontre un homme qui déclare que le tabac à pour lui le goût du sucre, et qu’il lui est impossible de distinguer le lait du vinaigre ; ou que le tabac et le vinaigre sont doux, le lait amer, et le sucre aigre ; on conclut aussitôt que les organes de cet homme sont en désordre, et que son palais est vicié. Nous nous abstenons autant de discourir sur les goûts avec un esprit de cette trempe, que de raisonner sur les relations de quantité avec un homme qui nierait que toutes les parties ensemble fussent égales au tout. Nous n’accuserons pas un homme qui pense ainsi d’avoir de fausses notions, nous dirons qu’il est absolument fou. Des exceptions de ce genre, dans l’un et l’autre cas, ne peuvent en aucune façon détruire notre règle générale, ni nous faire conclure que les hommes aient différens principes concernant les relations de quantité ou le goût des choses. Ainsi lorsqu’on dit, on ne peut pas disputer du goût, cela signifie seulement qu’on ne saurait répondre précisément du plaisir ou de la douleur qu’un homme en particulier peut trouver dans le goût d’une chose particulière. C’est là réellement sur quoi on ne peut pas disputer ; mais on le peut, et même avec assez de clarté, sur les choses qui sont naturellement agréables ou désagréables au sens du goût. Cependant pour parler de quelque goût particulier ou acquis, il faut connaître les habitudes, les préjugés, ou les infirmités de l’homme qui le possède ; et c’est de ces dispositions qu’on doit tirer toutes les conséquences.

Cet accord du genre humain ne se borne pas au goût. Le principe du plaisir qu’on reçoit par le sens de la vue est le même chez tous les hommes. La lumière plaît davantage que l’obscurité. L’été, lorsque la terre est revêtue de verdure, lorsque les cieux étincellent d’azur et de feu, l’été est plus agréable que l’hyver, où la nature s’offre sous un aspect tout différent. L’expérience a prouvé que si l’on montre à plusieurs spectateurs, fussent-ils au nombre de cent, un bel objet quelconque, soit un homme, un quadrupède, un oiseau, ou une plante, tous conviennent aussitôt de sa beauté, quoique quelques-uns puis sent penser qu’il ne répond pas à leur attente, ou imaginer qu’il en est de plus beaux encore. Il n’y a personne, je crois, qui trouve une oie plus belle qu’un cigne, ou qui donne à ce qu’on appelle la poule de Frise la préférence sur le paon. Il faut remarquer en outre, que les plaisirs de la vue ne sont pas aussi compliqués, aussi confondus et altérés par des habitudes et des associations non-naturelles, que le sont les plaisirs du goût ; parce que les plaisirs de la vue acquiescent plus communément eux-mêmes, et ne sont pas aussi souvent adultérés par des considérations qui sont indépendantes de la vue même. Mais les objets ne se présentent pas spontanément au palais comme à la vue : en général, on les y applique comme nourriture ou comme médicament ; et, selon les qualités nutritives ou médicales qu’ils possèdent, ils forment le palais par degrés et par la force de ces associations. Ainsi, l’opium fait le délice des Turcs, à cause de l’heureux délire qu’il produit. Le tabac charme les Hollandais par l’engourdissement et l’agréable léthargie où il plonge les esprits. Le peuple est avide des liqueurs fermentées, parce qu’elles bannissent les soucis, et qu’elles écartent toute considération des maux présens et futurs. Toutes ces choses seraient absolument négligées, si, dès l’origine, leurs propriétés ne s’étaient pas étendues au-delà du goût ; mais, ainsi que le thé, le café et quelques autres objets, de la boutique du pharmacien elles passèrent sur nos tables, et long-tems avant qu’on songeât à en faire une jouissance, on les prenait pour raison de santé. L’effet du médicament nous a portés à en user souvent ; et le fréquent usage, combiné avec l’effet agréable, en a rendu le goût même agréable. Mais cela ne met aucune confusion dans nos raisonnemens, parce que nous distinguons toujours le goût acquis du goût naturel. En décrivant le goût d’un fruit inconnu, à grand peine vous direz qu’il avait une saveur douce et agréable comme le tabac, l’opium ou l’ail, quand bien même vous vous adresseriez à un homme qui ferait un continuel usage de ces choses, et qui y trouverait un grand plaisir. Tous les hommes conservent un souvenir assez vif des causes naturelles et primitives du plaisir, pour qu’ils puissent rapporter à ce modèle tous les objets offerts à leurs sens, et y rêgler leurs sentiment et leurs opinions. Que l’on présente un bol de scilles[2] à un homme dont le palais serait assez dépravé pour être plus flatté du goût de l’opium que de celui du beurre ou du miel : il n’y a pas de doute qu’il préférera le beurre ou le miel à ce mets nauséabond, et à toute autre drogue amère à laquelle il n’aura pas été accoutumé ; ce qui prouve que son palais était naturellement semblable en toutes choses à celui des autres hommes, qu’il y est toujours semblable en plusieurs choses, et qu’il est dépravé seulement en quelques points particuliers. Car en jugeant de quelque objet nouveau, et même d’un goût analogue à celui que l’habitude lui a rendu agréable, il trouve son palais affecté de la manière naturelle, et d’après les principes communs. Ainsi le plaisir de tous les sens, de la vue, et même du goût, ce sens le plus équivoque de tous, est le même pour tous les hommes, grands et petits, doctes et ignorans.

Outre les idées, et leurs douleurs et plaisirs relatifs, que les sens présentent, l’esprit humain possède une sorte de pouvoir créateur, soit en représentant à volonté les images des choses suivant la manière et l’ordre dans lesquels les sens les ont reçues, soit en combinant ces images d’une nouvelle manière et dans un ordre différent. Ce pouvoir est l’imagination ; et à l’imagination appartient tout ce qu’on désigne par les mots esprit, conception, invention, et par d’autres termes semblables. Mais il faut observer que le pouvoir de l’imagination est incapable de produire rien d’absolument nouveau ; elle peut seulement varier la disposition des idées qu’elle a reçues des sens. Or, l’imagination est la sphère la plus vaste, du plaisir et de la douleur, en tant qu’elle est la région de nos craintes et de nos espérances, et de toutes nos passions qui sont liées à ces affections ; et tout ce qui est propre émouvoir notre imagination par ces idées puissantes, et par la force de quelque impression originale et naturelle, doit avoir à peu près le même pouvoir sur tous les hommes. Car, puis que l’imagination n’est que la représentation, des sens, les images doivent seulement lui plaire ou lui déplaire, d’après le même principe sur lequel les réalités plaisent ou déplaisent aux sens : il doit donc y avoir un accord aussi intime dans les imaginations que dans les sens des hommes. Un peu d’attention suffira pour nous convaincre que cela doit être nécessairement.

Mais, dans l’imagination, outre la douleur ou le plaisir qui naît des propriétés de l’objet naturel, on aperçoit un plaisir qui a sa source dans la ressemblance de l’imitation avec l’original : l’imagination, je pense, ne peut avoir aucun plaisir qui ne résulte de l’une ou l’autre de ces causes. Et ces causes agissent assez uniformément sur tous les hommes, parce qu’elles agissent par des principes naturels, et indépendans de quelques habitudes ou avantagés particuliers que ce puisse être. M. Locke Fait une observation très-délicate et non moins juste, c’est que[3] l’esprit consiste principalement à saisir les ressemblances, au lieu que le jugement s’applique à découvrir les différences. D’après cette supposition, il pourrait paraître qu’entre l’esprit et le jugement il n’y a aucune distinction essentielle, puisque l’un et l’autre semblent résulter de différentes opérations de la même faculté de comparer. Mais dans la réalité, qu’ils dépendent ou non du même pouvoir de l’entendement, ils diffèrent si essentiellement sous plusieurs rapports, qu’une parfaite réunion d’esprit et de jugement est la chose du monde la plus rare. Lors que deux objets distincts sont dissemblables, c’est à quoi nous nous attendons, les chose sont dans l’ordre accoutumé ; par conséquent ils ne font aucune impression sur l’imagination : mais deux objets distincts qui ont une ressemblance, nous frappent, nous attachent, nous plaisent. L’esprit humain a naturellement plus d’ardeur et de satisfaction à observer des ressemblances qu’à chercher des différences ; parce qu’en établissant des ressemblances, nous produisons de nouvelles images ; nous unissons, nous créons, nous enrichissons le trésor de nos idées : au lieu qu’en faisant des distinctions, nous n’offrons aucune nourriture à l’imagination ; la tâche même est plus pénible et moins agréable, et le plaisir que nous y prenons est en quelque façon d’une nature indirecte et négative. Dès le matin on me rapporte une nouvelle ; cela, simplement comme une nouvelle, comme un fait ajouté à ma mémoire, me donne quelque plaisir. Vers le soir j’apprends qu’elle est fausse. Que gagné-je à cela, sinon le déplaisir de trouver que j’ai été trompé ? De là vient que les hommes sont naturellement plus portés à la crédulité qu’au sentiment contraire, Et c’est sur ce principe que les peuples les plus ignorans et les plus barbares ont souvent excellé dans les similitudes, les comparaisons, les métaphores et son esprit, entièrement préoccupé de cette ressemblance, ne remarque aucun de ses défauts. C’est, je crois, ce que personne n’a fait en voyant pour la première fois un morceau d’imitation. Quelque tems après, que notre novice porte ses yeux sur un ouvrage de la même nature, mais travaillé avec plus d’art ; il commence dès ce moment à regarder avec mépris ce qu’il a d’abord admiré ; non qu’il l’ait admiré même alors à cause de sa dissemblance avec un homme, mais au contraire, à cause de sa ressemblance générale quoiqu’inexacte qu’il avait avec la figure humaine. Ce qu’il a admiré en divers tems dans ces figures si différentes, est absolument la même chose ; et bien que sa connaissance soit perfectionnée, son goût n’est pas changé. Jusqu’ici sa méprise a été occasionnée par un défaut de connaissance de l’art qui venait de son inexpérience ; mais la connaissance de la nature peut toujours lui manquer. Car il est possible que la personne dont nous parlons n’aille pas plus loin, et que le chef-d’œuvre d’un grand maître ne lui plaise pas davantage que l’ouvrage médiocre d’un artiste vulgaire ; non par défaut d’un goût meilleur ou plus exquis, mais parce que les hommes en général n’observent pas la figure humaine avec assez de soin pour qu’ils puissent juger convenablement de l’imitation qu’on en fait. De nombreux exemples prouvent que le goût critique ne dépend d’aucun principe supérieur qui soit en nous, mais d’une supérieure connaissance. Qui ne connaît pas l’histoire de l’ancien peintre et du cordonnier ? Celui-ci redressa fort bien le peintre sur un défaut qu’il aperçut dans le soulier d’une de ses figures, et que le peintre, qui n’avait pas fait d’aussi exactes observations sur les souliers, et qui se contentait d’une ressemblance générale, n’avait jamais remarqué. Cela n’empêchait pas que le peintre n’eût du goût, et prouvait seulement qu’il n’avait pas une grande connaissance dans l’art de faire les souliers. Imaginons qu’un anatomiste fût entré à son tour dans l’atelier du peintre ; le tableau est généralement bien fait, la figure dont on a parlé est dans une belle attitude, et les parties en sont parfaitement disposées selon leurs divers mouvemens ; cependant l’anatomiste, critique dans son art, peut observer le jeu de quelque muscle qui n’est pas exactement en harmonie avec l’action particulière de la figure. L’anatomiste observe ici ce que le peintre n’a pas observé, et n’est pas frappé de ce que le cordonnier a remarqué. Mais un défaut de la plus profonde connaissance critique en anatomie ne saurait nuire au bon goût naturel du peintre, ou à ce lui d’un observateur ordinaire de son ouvrage, pas plus que le défaut d’une connaissance exacte dans la manière de faire les souliers. On montra à un empereur turc un très-beau tableau où était représentée la tête décollée de Saint-Jean-Baptiste ; parmi plusieurs choses qu’il loua, il aperçut un défaut : il observa que la peau ne se retirait pas de la partie du cou où le fer avait passé. Dans cette occasion, le sultan ne montra pas plus de goût naturel que l’auteur du tableau, et que mille connaisseurs européens qui probablement n’auraient jamais fait la même remarque. Sa majesté turque avait été en effet très-bien instruite de ce terrible spectacle, que les autres ne pouvaient connaître qu’en imagination. En ce qui regarde leur censure, il y a entre toutes ces personnes une différence réelle, qui vient des genres et des degrés différens de leur connaissance. Mais il est quelque chose de commun au peintre, au cordonnier, à l’anatomiste et au sultan, c’est le plaisir résultant de l’objet naturel, autant que chacun trouve l’imitation exacte ; la satisfaction de voir une figure agréable ; la sympathieque fait naître un incident si triste, si frappant, si propre à émouvoir. Le goût, en tant qu’il est naturel, est à peu près commun à tous les hommes.

La même parité peut être observée dans la poésie et dans les autres ouvrages d’imagination. Il est vrai que tel lecteur est charmé de don Bellianis, et parcourt froidement Virgile ; tandis qu’un autre est transporté par l’Énéide, et laisse don Bellianis aux enfans. Ces deux hommes semblent différer beaucoup dans leurs goûts, et, par le fait, diffèrent très-peu. Ces ouvrages, qui inspirent des sentimens si opposés, consistent chacun dans une fable qui excite l’admiration ; tous deux sont pleins d’action ; tous deux sont animés par les passions ; tous deux offrent des voyages, des combats, des triomphes, et l’infatigable inconstance de la fortune. L’admirateur de don Bellianis n’en tend peut-être pas le langage épuré de l’Énéide ; et si ce poème était écrit dans le style ignoble du Voyage du Pèlerin, il en pourrait sentir toute l’énergie, en partant du même principe qui lui fait admirer don Bellianis.

Il n’est pas choqué de voir son auteur favori ; violer continuellement les règles de la vrai semblance, offenser les mœurs, confondre le tems et les lieux ; parce que lui-même n’a aucune connaissance de la géographie ni de la chronologie, et qu’il n’a jamais examiné sur quoi se fonde la vraisemblance. Il lit peut-être la description d’un naufrage que fauteur fait arriver sur les côtes de Bohème : tout entier à un évènement si intéressant, inquiet seulement du destin de son héros, il ne s’inquiète aucunement d’une bévue aussi extravagante. Car pourquoi serait — il choqué d’un naufrage sur les côtes de Bohème, lui qui ignore si la Bohème n’est pas une île de l’Océan atlantique ? et, après tout, est-ce un reproche à faire au bon goût naturel de cet ignorant ?

Ainsi donc, autant que le goût appartient à l’imagination, son principe est le même en tous les hommes ; il n’y a aucune différence dans leur manière d’être affectés, ni dans les causes de l’affection ; il n’y en a que dans le degré, et elle vient principalement de deux causes ; ou d’un degré supérieur de sensibilité naturelle, ou d’une attention plus longue et plus entière donnée à l’objet. Pour éclaircir ceci par le procédé des sens, où l’on trouve la même différence, supposons que l’on montre à deux hommes une table de marbre très-polie : tous deux aperçoivent qu’elle est polie, et par cette qualité elle leur plaît à tous deux. Ils sont d’accord jusque là ; mais qu’on leur présente successivement plusieurs autres tables dont la suivante soit toujours plus polie que la précédente : il est très-vraisemblable que ces hommes, qui s’accordent si bien sur ce qui est poli, et sur le plaisir qui en résulte, différeront quand il s’agira de décider laquelle de ces tables l’emporte par le poli. C’est là que réside réellement la grande différence des goûts, lorsque les hommes viennent à comparer l’excès ou le défaut des choses qui s’estiment en degrés et non en mesures. Et, quand, cette différence a lieu, il n’est pas aisé de décider la question, à moins que l’excès ou le défaut ne soit très-frappant. Si l’on n’est pas d’accord sur deux quantités, on peut recourir à une mesure commune, qui éclaircit le fait avec la dernière exactitude ; et c’est, à mon avis, ce qui donne aux sciences mathématiques une certitude que n’ont pas les autres. Mais les choses dont on n’estime pas l’excès par le plus grand ou le plus petit, comme le poli et le rude, le dur et le mou, l’obscurité et la lumière, les ombres des couleurs, toutes ces choses sont aisément distinguées lorsque la différence est un peu considérable, mais non quand elle est très-petite, faute de quelque mesure commune, que peut-être on ne par viendra jamais à découvrir. Dans ces cas difficiles, en supposant une égale pénétration d’esprit, l’avantage sera du côté de la plus grande attention et de la plus longue habitude. À l’égard des tables de marbre, le marbrier sera, sans contredit, le meilleur juge. Mais nonobstant le défaut d’une mesure commune propre à terminer un grand nombre de disputes relatives aux sens et à l’imagination qui les représente, nous trouvons que les principes sont les mêmes chez tous les hommes, et qu’il n’y a aucune disconvenance jusqu’à ce que nous venons à examiner la prééminence ou la différence des choses ; ce qui nous jette dans la sphère du jugement.

Tant que nous considérons les qualités sensibles des choses, l’imagination semble seule intéressée ; il semble aussi, que dans la peinture des passions, tout l’intérêt se rapporte à l’imagination, ou peu s’en faut, parce que, par la force de la sympathie naturelle, tous les hommes les éprouvent sans recourir à la raison, et tous les cœurs en reconnaissent la vérité. L’amour, le chagrin, la joie, la crainte, la colère, toutes ces passions ont tour-à-tour régné dans nos âmes ; et ce n’est pas d’une manière arbitraire ou accidentelle qu’elles affectent, mais d’après des principes certains, naturels et uniformes. Comme plusieurs des ouvrages d’imagination ne se bornent pas à représenter des objets sensibles, ni à émouvoir les passions, mais qu’ils s’étendent aux mœurs, aux caractères, aux actions et aux desseins des hommes, à leurs relations, à leurs, vertus et à leurs vices, ils entrent dans la sphère du jugement, qui se perfectionne par l’attention et par l’habitude de raisonner. Toutes ces choses font une partie considérable de celles que l’on considère comme les objets du goût ; et Horace nous envoie aux écoles de la philosophie et du monde pour nous en instruire. Tout ce qu’on peut acquérir de certitude dans la morale et dans la science de la vie, est précisément la mesure de la certitude qu’on peut avoir en ce qui s’y rapporte dans les ouvrages d’imitation. C’est, pour la plus grande partie, dans la connaissance des mœurs, et de ce que prescrivent les tems et les lieux, et la décence en général, connaissance qui ne peut s’acquérir qu’aux écoles auxquelles Horace nous envoie, que consiste ce qu’on appelle goût par voie de distinction ; et qui dans la réalité, n’est autre chose qu’un jugement plus exquis.

D’après tout ce qui a été dit, il me paraît que ce qu’on appelle goût, dans son acception la plus générale, n’est pas une idée simple, mais qu’il se compose en partie d’une perception des plaisirs primitifs des sens, des plaisirs secondaires de l’imagination, et des conclusions de la faculté raisonnable concernant les diverses relations de ces deux sortes de plaisirs, et concernant les passions, les mœurs et les actions des hommes. Ce sont là les élémens, nécessaires du goût, et le fond en est le même dans l’esprit humain ; car, comme les sens sont les grandes sources de toutes nos idées, et par conséquent de tous nos plaisirs, s’ils ne sont pas incertains et arbitraires, les fondemens du goût sont communs à tous les hommes on peut donc former un raisonnement concluant sur ces matières.

En considérant le goût simplement par rapport à sa nature et à son espèce, nous trouverons ses principes parfaitement uniformes ; mais le degré dans lequel ces principes dominent dans les divers individus, est absolument aussi différent que les principes eux-mêmes sont homogènes. Car la sensibilité et le jugement qui sont les qualités dont se compose ce qu’on appelle communément goût, varient excessivement dans les diverses personnes. L’absence de la première de ces qualités produit un manque de goût ; la faiblesse de la seconde constitue un goût faux ou mauvais. Il est des hommes d’un tempérament si froid et si flegmatique dont les sentimens sont si émoussés, qu’on pourrait douter s’ils sont éveillés durant tout le cours de leur vie. Les objets les plus frappans ne font sur de pareils êtres qu’une impression faible et confuse. D’autres sont tellement emportés dans une continuelle agitation de plaisirs grossiers et purement sensuels, ou si fortement attachés au vil trafic de l’avarice, ou si animés à la poursuite des distinctions et des honneurs, que leurs esprits, accoutumés aux tempêtes de ces passions violentes et orageuses, peuvent à peine être mis en mouvement par le jeu délicat et épuré de l’imagination. Ces derniers, quoique par une cause différente, deviennent aussi stupides et insensibles que les premiers ; mais lorsqu’il leur arrive, aux uns et aux autres, d’être frappés par quelque chose de naturellement grand ou élégant, ou par quelque ouvrage de l’art qui réunit ces qualités, ils sont émus d’après le même principe.

Un défaut de jugement est la cause d’un mauvais goût. Ce défaut peut provenir d’une faiblesse naturelle d’entendement, en quoi que puisse consister la force de cette faculté ; ou, ce qui arrive beaucoup plus communément, il peut procéder d’un manque d’exercice convenable et bien dirigé, qui seul est propre à lui donner de la force et de la justesse. Outre cela, l’ignorance, l’inattention, le préjugé, la précipitation, la légèreté, l’obstination, en un mot, toutes ces passions et tous ces vices, qui corrompent le jugement sur d’autres matières, ne lui nuisent pas moins dans le goût, qui est sa partie la plus délicate et la plus élégante. Ces causes produisent différentes opinions sur chaque chose qui est un objet de l’entendement, sans nous porter à supposer qu’il n’y ait point, de principes fixes de raison. Et, par le fait, on peut remarquer généralement que les hommes diffèrent moins sur les objets du goût que sur la plupart de ceux qui dépendent de la pure raison ; et qu’ils s’accordent beaucoup mieux sur l’excellence d’une description de Virgile, que sur la vérité ou la fausseté d’une théorie d’Aristote.

La justesse du jugement dans les arts, qu’on peut appeler bon goût, dépend en grande partie de la sensibilité, parce que si l’esprit n’a aucun penchant pour les plaisirs de l’imagination, il ne s’appliquera jamais aux ouvrages de cette nature avec assez de force pour en acquérir une connaissance suffisante. Cependant, quoiqu’il n’y ait pas de bon jugement sans quelque degré de sensibilité, un bon jugement ne résulte pas nécessairement d’une vive sensibilité pour le plaisir : souvent, grace seulement à une plus grande sensibilité de complexion, un fort mauvais juge est plus profondément touché par un fort mauvais ouvrage, que le plus habile critique ne l’est par le plus parfait ; car, toute chose nouvelle, extraordinaire, grande, ou passionnée, étant très-propre à faire une forte impression sur cet homme, et les fautes ne le frappant point, son plaisir est plus pur et plus entier ; et comme il appartient uniquement à l’imagination, il est plus vif qu’aucun plaisir que puisse procurer la justesse du jugement. Pour la plupart du tems, le jugement n’est occupé qu’à élever des obstacles sur le chemin de l’imagination, à dissiper les scènes de ses enchantemens, à nous attacher au joug fâcheux de la raison ; car presque tout le plaisir que les hommes éprouvent en jugeant mieux que les autres, consiste dans un sentiment d’orgueil et de supériorité qui naît de la certitude de bien penser ; mais alors ce n’est qu’un plaisir indirect, un plaisir qui ne résulte pas immédiatement de l’objet contemplé. Dans le matin de la vie, lorsque les sens, tendres encore, ne sont pas usés, que l’homme entier est éveillé de toutes parts, que le frais vernis de la nouveauté brille sur tous les objets qui nous environnent, quelles sont vives alors nos sensations, mais combien les jugemens que nous formons des choses sont faux et inexacts ! Je désespère de recevoir jamais des plus excellentes productions du génie, le même degré de plaisir que me firent éprouver à cet âge des ouvrages que mon jugement regarde aujourd’hui comme frivoles et dignes de mépris. Toute cause ordinaire de plaisir est capable d’émouvoir l’homme doué d’une âme ardente : son appétit est trop avide pour que son goût soit délicat : il est précisément dans le cas où Ovide se disait être en amour :

Molle meum levibus cor est violabile telis,
Et semper causa est, cur ego semper amem.[4]

Un homme de ce caractère ne saurait être un fin critique ; il ne sera jamais ce que le poète comique appelle elegans formarum spectator. On ne peut estimer que d’une manière imparfaite l’excellence et la force d’une composition d’après son effet sur certains esprits, à moins qu’on ne connaisse le tempérament et le caractère de ces esprits.

Les plus puissans effets de la poésie et de la musique ont été déployés, et sont peut-être encore déployés en des lieux où ces arts languissent dans le dernier degré d’imperfection. L’amateur grossier est touché par les principes qui opèrent dans ces arts lors même qu’ils ne sont pas sortis de leur première grossièreté, et il n’est pas assez instruit pour en apercevoir les défauts. Mais tandis que les arts avancent vers leur perfection, la science de la critique avance d’un pas égal, et le plaisir des juges est fréquemment interrompu par les fautes qu’ils découvrent dans les compositions les mieux finies.

Avant d’abandonner ce sujet, je ne puis m’empêcher de dire un mot sur une opinion assez répandue. Bien des gens pensent que le goût est une faculté séparée de l’esprit, et distincte du jugement et de l’imagination ; une espèce d’instinct au moyen duquel nous sommes frappés naturellement, et au premier coup d’œil, sans aucun raisonnement antérieur, des beautés ou des défauts d’une composition. Dans tout ce qui intéresse l’imagination et les passions, je crois qu’en effet la raison est peu consultée ; mais en ce qui regarde la disposition, la bien séance, la convenance, en un mot, là où le meilleur goût diffère du pire, je suis convaincu que l’entendement opère seul ; et, dans la réalité, il s’en faut que son opération soit toujours soudaine, ou, lorsqu’elle est soudaine, il s’en faut souvent qu’elle soit juste. Il n’est pas rare de voir des hommes du goût le plus sûr désavouer, après un examen plus attentif, ces jugemens hâtés et précipités que l’esprit, impatient de la neutralité et du doute, aime à former sur le champ. On sait que le goût ( quelle que soit sa nature) se perfectionne absolument de la même manière que le jugement, par nos pro grès dans les connaissances, par une attention soutenue à notre objet, et par un fréquent exercice. En ceux qui n’ont pas suivi ces méthodes, si le goût décide promptement, c’est toujours d’une manière incertaine ; et leur vivacité est due à leur présomption et à leur impatience, et non à aucune irradiation qui dissipe en en un moment les ténèbres de leurs esprits. Au lieu que ceux qui ont cultivé l’espèce de connaissance qui fait l’objet du goût, acquièrent par degrés et par habitude un jugement non-seulement aussi sain, mais aussi prompt qu’on se le forme sur toute autre matière par les mêmes méthodes. D’abord on est obligé d’épeler, mais enfin on parvient à lire facilement et avec célérité. Cependant cette célérité avec laquelle le goût opère, ne prouve pas qu’il soit une faculté distincte. Tout homme qui a suivi le cours d’une discussion sur des matières du ressort de la pure raison, doit avoir observé l’extrême rapidité avec laquelle tous les fils de la question sont suivis, les preuves découvertes, les objections élevées et combattues, et les conclusions tirées des premières propositions ; et là, où selon toute probabilité la raison agit seule, il doit avoir remarqué autant de vivacité qu’on peut en supposer aux opérations du goût. Il est parfaitement inutile, et très-peu philosophique, de multiplier les principes pour chaque apparence différente.

Cette matière est susceptible de plus grands développemens, je le sais ; mais ce n’est pas l’étendue du sujet qui doit nous prescrire des bornes, car quel sujet ne porte pas ses ramifications jusqu’à l’infini ? C’est la nature du plan particulier que nous nous sommes tracé, et le seul point de vue sous lequel nous le considérons, qui doivent marquer le terme de nos recherches.


  1. Je ne crois pas que cette derniers expression fût Admise en français.
  2. Oignons marins fort âcres.
  3. « Au lieu que ce qu’on appelle esprit ( dit Locke) consiste pour l’ordinaire à assembler des idées, et à joindre promptement, et avec une agréable variété celles en qui on peut observer quelque ressemblance ou quelque rapport, pour en faire de belles peintures qui divertissent et frappent agréablement l’imagination ; au contraire le jugement consiste à distinguer exactement une idée d’avec un autre, si l’on peut y trouver la moindre différence, afin d’éviter qu’une similitude ou quelque affinité ne nous donne le change en nous faisant prendre une chose pour l’autre. »
  4. Mon cœur faible est percé des traits les plus légers, et voilà pourquoi j’aime, pourquoi j’aimerai toujours.