L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État/11

Traduction par Gospolitizdat.
Texte établi par Institut du marxisme léninisme près le C.C. du P.C.U.S. (Gospolitizdat), Éditions du progrès (2p. 341-346).

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Nous sommes arrivés maintenant au seuil de la civilisation. Elle s’ouvre par un nouveau progrès dans la division du travail. Au stade le plus bas, les hommes ne produi- saient que directement pour leurs besoins personnels ; les échanges qui se produisaient à l’occasion étaient isolés, ne portaient que sur le superflu dont on disposait par hasard. Au stade moyen de la barbarie, nous constatons que, chez des peuples pasteurs, le bétail est déjà une propriété qui, si le troupeau prend une certaine importance, fournit régulièrement un excédent sur les besoins personnels ; nous trouvons en même temps une division du travail entre les peuples pasteurs et les tribus retardataires ne possédant pas de troupeaux : d’où deux stades de produc­tion différents, existant l’un à côté de l’autre ; d’où encore les conditions d’un échange régulier. Le stade supérieur de la barbarie nous apporte une nouvelle division du travail entre l’agricul­ture et l’artisanat, et par suite la production directe pour l’échange d’une portion toujours croissante des produits du travail ; d’où encore, élévation de l’échange entre producteurs indivi­duels au rang d’une nécessité vitale de la société. La civilisation consolide et accroît toutes ces divisions du travail déjà existantes, notamment en accentuant l’antagonisme entre la ville et la campagne (la ville pouvant dominer économiquement la campagne, comme dans l’antiquité, ou la campagne dominer la ville, comme au Moyen Age), et elle y ajoute une troisième division du travail qui lui est propre et dont l’importance est décisive : elle engendre une classe qui ne s’occupe plus de la production, mais seulement de l’échange des produits — les marchands. jusqu’alors, tous les rudiments de la formation des classes se rattachaient exclusivement à la production ; ils divisaient ceux qui participaient à la production en dirigeants et exécutants, ou encore en producteurs sur une échelle plus ou moins vaste. Ici, pour la première fois, entre en scène une classe qui, sans participer de quelque manière à la production en conquiert la direction dans son ensemble [et s’assujettit] économiquement les producteurs ; une classe qui s’érige en intermédiaire indispensable entre — deux producteurs et les exploite tous les deux. Sous prétexte d’enlever aux producteurs la peine et le risque de l’échange, sous prétexte d’étendre la vente de leurs produits à des marchés plus lointains et de devenir ainsi la classe la plus utile de la population, il se forme une classe de profiteurs, de véritables parasites sociaux, qui écrème aussi bien la production indigène que la production étrangère, comme salaire pour des services réels très minimes, qui acquiert rapidement d’énormes richesses et l’influence sociale correspondante et qui, justement pour cela, est appelée pen­dant la période de la civilisation à des honneurs toujours nouveaux et à une domination tou­jours plus grande de la production, jusqu’à ce qu’elle engendre finalement, elle aussi, un produit qui lui est propre — les crises commerciales périodiques.

Il est vrai qu’au stade de développement dont nous nous occupons, la classe toute neuve des commerçants ne soupçonne pas encore les hauts destins qui lui sont réservés. Mais elle se constitue et se rend indispensable, cela suffit. Avec elle se forme aussi la monnaie métalli­que, la monnaie frappée, et, avec elle, un nouveau moyen de domination du non-producteur sur le producteur et sa production. La marchandise des marchandises était trouvée, celle qui renferme secrètement toutes les autres, le talisman qui peut à volonté se transformer en tout objet convoitable et convoité. Quiconque le possédait dominait le monde de la production, et qui donc l’avait plus que tout autre ? Le marchand. Dans sa main, le culte de l’argent était bien gardé. Il se chargea de rendre manifeste à quel point toutes les marchandises, et aussi tous leurs producteurs, devaient se prosterner dans la poussière pour adorer l’argent. Il prouva par la pratique que toutes les autres formes de la richesse ne sont que de simples apparences, en face de cette incarnation de la richesse comme telle. jamais, comme dans cette période de sa jeunesse, la puissance de l’argent ne s’est manifestée depuis lors avec une telle rudesse, une telle brutalité primitives. Après l’achat de marchandises pour de l’argent, vint le prêt d’argent et, avec lui, l’intérêt et l’usure. Aucune législation des époques ultérieures ne jette aussi impitoyablement, aussi irrémissiblement le débiteur aux pieds du créancier-usurier que la légis­la­tion de l’ancienne Athènes et de l’ancienne Rome — et toutes deux naquirent spontané­ment, à titre de droit coutumier sans contrainte autre qu’économique.

À côté de la richesse en marchandises et en esclaves, à côté de la fortune en argent, apparut aussi la richesse en propriété foncière. Le droit de possession des particuliers sur les parcelles de terre, qui leur avaient été cédées à l’origine par la gens ou la tribu, s’était maintenant consolidé à tel point que ces parcelles leur — appartenaient comme bien hérédi­taire. Dans les derniers temps, ils s’étaient efforcés surtout de se libérer du droit que la com­mu­nauté gentilice avait sur la parcelle et qui leur était une entrave. Ils furent débarrassés de l’entrave — mais bientôt après, ils le furent aussi de la nouvelle propriété foncière. L’entière et libre propriété du sol, cela ne signifiait pas seulement la faculté de posséder le sol sans restriction ni limite, cela signifiait aussi la faculté de l’aliéner. Tant que le sol était propriété gentilice, cette faculté n’existait pas. Mais quand le nouveau propriétaire foncier rejeta définitivement les entraves de la propriété éminente de la gens et de la tribu, il déchira aussi le lien qui l’avait jusqu’alors rattaché indissolublement au sol. Ce que cela signifiait, il l’apprit par l’inven­tion de la monnaie, contemporaine de la propriété foncière privée. Désormais, le sol pouvait devenir une marchandise qu’on vend et qu’on met en gage. À peine la propriété foncière était-elle instaurée que l’hypothèque était inventée, elle aussi (voyez Athènes). Tout comme l’hétaïrisme et la prostitution se cramponnent à la monogamie, l’hypothèque, désormais, marche sur les talons de la propriété foncière. Vous avez voulu la propriété du sol complète, libre, aliénable : fort bien, vous l’avez... « Tu l’as voulu, Georges Dandin ! ».

C’est ainsi qu’avec l’extension du commerce, avec l’argent et l’usure, avec la propriété foncière et l’hypothèque, la concentration et la centralisation de la richesse dans les mains d’une classe peu nombreuse s’opéra rapidement, en même temps que l’appauvrissement croissant des masses et l’augmentation de la foule des pauvres. La nouvelle aristocratie de la richesse, dans la mesure où elle ne se confondait pas de prime abord avec l’ancienne noblesse de tribu, repoussa définitivement celle-ci à l’arrière-plan (à Athènes, à Rome, chez les Ger­mains). Et à côté de cette division des hommes libres en classes selon leur fortune, il se produisit, surtout en Grèce, une énorme augmentation du nombre des esclaves, dont le travail forcé formait la base sur laquelle s’élevait la superstructure de toute la société.

Voyons maintenant ce qu’il était advenu de l’organisation gen­tilice, au cours de cette révo­lu­tion sociale. En face des éléments nouveaux qui avaient surgi sans son concours, elle était impuissante. La condition première de son existence, c’était que les membres d’une gens ou d’une tribu fussent réunis sur le même territoire, qu’ils habitaient exclusivement. Il y avait longtemps que cela avait cessé d’exister. Partout, gentes et tribus étaient mêlées, partout, esclaves, métèques, étrangers vivaient parmi les citoyens. La fixité de la résidence, obtenue seulement vers la fin du stade moyen de la barbarie, était sans cesse rompue par la mobilité et la variabilité du domicile, conditionnées par le commerce, les changements d’activité et la mutation de la propriété foncière. Les membres de la gens ne pouvaient plus s’assembler pour régler leurs propres affaires communes ; seules, des baga­telles comme les solennités religieuses étaient encore assurées tant bien que mal. À côté des besoins et des intérêts que la gens était appelée et habilitée à défendre, la révolution des conditions dans lesquelles on se subvenait et le changement de structure sociale qui en résul­tait avaient fait naître de nouveaux besoins et de nouveaux intérêts qui étaient non seulement étrangers à l’ancien ordre gentilice, mais le contrecarraient de toutes les façons. Les intérêts des groupes de métiers nés de la division du travail, les besoins particuliers de la ville en opposition à la campagne exigeaient des organismes nouveaux ; mais chacun de ces groupes était composé de membres des gentes, des phratries et des tribus les plus diverses, il compre­nait même des étrangers ; ces organismes devaient donc se former en dehors de l’organisation gentilice, à côté d’elle et, par suite, contre elle. — À son tour, dans chaque corps gentilice, ce con­flit des intérêts se faisait sentir ; il atteignait son point culminant dans la réunion de riches et de pauvres, d’usuriers et de débiteurs dans la même gens et la même tribu. — À cela s’ajou­tait la masse de la nouvelle population, étrangère aux corps gentilices, qui pouvait, comme à Rome, devenir une force dans le pays et qui était trop nombreuse pour pouvoir se résorber peu à peu dans les lignées et les tribus consanguines. En face de cette masse, les associations gentilices se dressaient comme des corps fermés, privilégiés ; la démocratie primitive et spon­tanée s’était transformée en une aristocratie odieuse. Enfin l’organisation gentilice était issue d’une société qui ne connaissait pas de contradictions internes, et elle n’était adaptée qu’à une société de cette na­tu­re. Elle n’avait aucun moyen de coercition, sauf l’opinion publique. Mais voici qu’une société était née qui, en vertu de l’ensemble des conditions économiques de son existence, avait dû se diviser en hommes libres et en esclaves, en exploiteurs riches et en exploités pauvres ; une société qui, non seulement ne pouvait plus concilier à nouveau ces antagonismes, mais était obligée de les pousser de plus en plus à l’extrême. Une telle société ne pouvait subsister que dans une lutte continuelle et ouverte de ces classes entre elles, ou sous la domination d’une tierce puissance qui, placée apparemment au-dessus des classes antagonistes, étouffait leur conflit ouvert et laissait tout au plus la lutte de classes se livrer sur le terrain économique, sous une forme dite légale. L’organisation gentilice avait cessé d’exister. Elle avait été brisée par la division du travail [et par son résultat, la scission de la société en classes]. Elle fut remplacée par l’État.

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Nous avons précédemment examiné en détail les trois formes principales sous lesquelles l’État s’élève des ruines de l’organisation gentilice. Athènes présente la forme la plus pure, la plus classique : ici l’État, prenant la prépondérance, naît directement des antagonismes de classes qui se développent à l’intérieur même de la société gentilice. À Rome, la société gentilice devient une aristocratie fermée, au milieu d’une plèbe nombreuse qui reste en dehors d’elle et qui est privée de droits, mais surchargée de devoirs ; la victoire de la plèbe brise l’ancienne organisation gentilice ; elle érige sur ses ruines l’État, dans lequel l’aristocratie gentilice et la plèbe bientôt disparaîtront totalement. Enfin, chez les Germains [vainqueurs] de l’Empire romain, l’État naît directement de la conquête de vastes territoires étrangers que l’organisation gentilice n’offre aucun moyen de dominer. Mais comme cette conquête n’est liée ni à une lutte sérieuse avec l’ancienne population, ni à une division du travail plus avancée, comme le stade de développement économique des vaincus et des conquérants est presque le même, que la base économique de la société reste donc inchangée, l’organisation gentilice peut se maintenir pendant de longs siècles sous une forme modifiée, territoriale, dans la constitution de la Marche (Markverfassung), et peut même se rajeunir pour un temps, sous une forme affaiblie, dans les familles nobles