L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État/10

Traduction par Gospolitizdat.
Texte établi par Institut du marxisme léninisme près le C.C. du P.C.U.S. (Gospolitizdat), Éditions du progrès (2p. 334-341).

IX

BARBARIE ET CIVILISATION

Nous avons maintenant suivi la dissolution de l’organisation gentilice dans trois grands exemples particuliers : chez les Grecs, les Romains et les Germains. Examinons, pour finir, les conditions économiques générales qui, dès le stade supérieur de la barbarie, sapèrent l’organisation gentilice de la société et l’éliminèrent tout à fait avec l’avènement de la civilisation. Ici Le Capital de Marx nous sera tout aussi nécessaire que le livre de Morgan. Née au stade moyen, continuant à se développer au stade supérieur de l’état sauvage, la gens, autant que nos sources nous permettent d’en juger, atteint son apogée au stade inférieur de la barbarie. C’est donc par ce stade de développement que nous commencerons.

Ici, où les Peaux-Rouges d’Amérique devront nous servir d’exemple, nous trouvons l’organisation gentilice complètement élaborée. Une tribu s’est divisée en plusieurs gentes, généralement en deux ; chacune de ces gentes primitives se subdivise, avec l’accroissement de la population, en plusieurs gentes-filles, vis-à-vis desquelles la gens-mère fait office de phratrie ; la tribu elle-même se divise en plusieurs tribus et, dans chacune d’elles, nous retrou­vons en grande partie les anciennes gentes ; une confédération unit, au moins dans certains cas, les tribus parentes. Cette organisation simple satisfait complètement aux conditions sociales dont elle est issue. Elle n’en est que le groupement propre et spontané ; elle est capa­ble de régler tous les conflits qui peuvent naître dans une société organisée de la sorte. Les conflits extérieurs, c’est la guerre qui les résout ; elle peut se terminer par l’anéantissement de la tribu, mais jamais par son asservissement. La grandeur, mais aussi l’étroitesse de l’organi­sation gentilice, c’est qu’elle n’a point de place pour la domination et la servitude. À l’inté­rieur, il n’y a encore nulle différence entre les droits et les devoirs ; pour l’Indien, la question de savoir si la participation aux affaires publiques, à la vendetta ou autres pratiques expiatoi­res est un droit ou un devoir, ne se pose pas ; elle lui paraîtrait aussi absurde que de se demander si manger, dormir, chasser est un droit ou un devoir. Une division de la tribu et de la gens en différentes classes ne peut pas davantage se produire. Et ceci nous mène à exami­ner la base économique de cet état de choses.

La population est extrêmement clairsemée ; plus dense seulement au lieu de résidence de la tribu, autour duquel s’étend tout d’abord, sur un vaste rayon, le territoire de chasse, puis la forêt protectrice neutre (Schutzwald), qui le sépare des autres tribus. La division du travail est toute spontanée ; elle n’existe qu’entre les deux sexes. L’homme fait la guerre, va à la chasse et à la pêche, procure la matière première de l’alimentation et les instruments que cela nécessite. La femme s’occupe de la maison, prépare la nourriture et les vêtements ; elle fait la cuisine, elle tisse, elle coud. Chacun des deux est maître en son domaine : l’homme dans la forêt, la femme dans la maison. Chacun d’eux est propriétaire des instruments qu’il fabrique et utilise : l’homme des armes, des engins de chasse et de pêche ; la femme des objets de ménage. L’éco­no­mie domestique est commune à plusieurs familles, souvent à un grand nombre de familles. Ce qui se fait et s’utilise en commun est propriété commune : la maison, le jardin, la pirogue. C’est donc ici, et ici seulement, qu’est encore valable la notion de «propriété, fruit du travail personnel», que les juristes et les économistes prêtent faussement à la société civilisée, dernier prétexte juridique mensonger sur lequel s’appuie encore la propriété capitaliste actuelle.

Mais les hommes ne s’arrêtèrent pas partout à ce stade. En Asie, ils trouvèrent des ani­maux aptes à l’apprivoisement, puis, une fois apprivoisés, à l’élevage. Il fallait capturer à la chasse la femelle du buffle sauvage ; mais, une fois apprivoisée, elle donnait chaque année un veau, et du lait par surcroît. Un certain nombre des tribus les plus avancées, — les Aryens, les Sémites, peut-être même, déjà, les Touraniens, — firent de l’apprivoisement d’abord, [de l’élevage et] de la garde du bétail ensuite, leur principale branche de travail. Des tribus pastorales s’isolèrent du reste des Barbares : première grande division sociale du travail. Les tribus pastorales produisaient non seulement davantage, mais elles produisaient aussi d’autres aliments que le reste des Barbares. Elles n’avaient pas seulement l’avantage du lait, des produits lactés et de la viande en plus grandes quantités ; elles avaient aussi des peaux, de la laine, du poil de chèvre, ainsi que les fils et les tissus dont la production augmen­tait en même temps que les matières premières. C’est ainsi que, pour la première fois, un échange régulier devint possible. Aux stades antérieurs, seuls des échanges occasionnels peuvent avoir lieu ; une habileté particulière dans la fabrication d’armes et d’instruments peut amener une éphé­mè­re. division du travail. C’est ainsi qu’on a retrouvé, en bien des endroits, les vestiges cer­tains d’ateliers pour la fabrication d’instruments en silex, datant de la dernière période de l’âge de pierre ; les artistes qui y perfectionnaient leur habileté travaillaient sans doute, comme le font encore les artisans à demeure des groupes gentilices indiens, pour le compte de la communauté. Un autre échange que celui qui s’effectuait à l’intérieur de la tribu ne pouvait se produire en aucun cas, à ce stade, et cet échange même restait un fait excep­tionnel. Ici, par contre, après que les tribus pastorales se furent séparées, nous trouvons prêtes toutes les conditions pour l’échange entre les membres de tribus différentes, pour le dévelop­pe­ment et la consolidation de cet échange qui devient une institution régulière. À l’origine, l’échange se faisait de tribu à tribu, par l’entremise des chefs gentilices réciproques ; mais quand les troupeaux commencèrent à passer à la propriété privée, l’échange individuel l’empor­ta de plus en plus et finit par devenir la forme unique. Cependant l’article principal que les tribus pastorales cédaient en échange à leurs voisins, c’était le bétail ; le bétail devint la marchandise en laquelle toutes les autres furent évaluées et qui partout fut volontiers acceptée en échange de celles-ci ; — bref, le bétail reçut la fonction de monnaie et il en tint lieu dès ce stade : tant le besoin d’une monnaie marchandise fut indispensable et pressant, dès le début de l’échange des marchandises.

Précédant l’agriculture, la culture des jardins, sans doute inconnue aux barbares, asiati­ques du stade inférieur, apparut chez eux au plus tard pendant le stade moyen. Le climat des hauts plateaux touraniens ne permet pas la vie pastorale sans provisions de fourrage pour l’hiver long et rigoureux ; l’aménagement des prés et la culture des céréales étaient donc, ici, condition nécessaire. Il en est de même pour les steppes au nord de la mer Noire. Mais du moment où l’on produisit des céréales pour le bétail, elles devinrent bientôt un aliment pour l’homme. Les terres cultivées restèrent encore propriété de la tribu, l’utilisation en étant confiée d’abord à la gens, puis plus tard, par celle-ci, aux communautés domestiques et enfin aux individus ; ceux-ci avaient peut-être certains droits de possession, mais rien de plus.

Parmi les conquêtes industrielles de ce stade, il en est deux particulièrement importantes. La première est le métier à tisser, la seconde, la fonte des minerais et le travail des métaux. Le cuivre et l’étain, ainsi que le bronze formé par leur alliage, étaient de beaucoup plus im­por­tants ; le bronze fournit des instru­ments et des armes efficaces, mais ne put supplanter les outils de silex ; seul, le fer en était capable, et l’on ne savait pas encore l’extraire. On commen­ça à employer pour l’orne­ment et la parure l’or et l’argent qui, sans doute, avaient déjà une grande valeur par rapport au cuivre et au bronze.

L’accroissement de la production dans toutes les branches — élevage du bétail, agriculture, artisanat domestique — donna à la force de travail humaine la capacité de produire plus qu’il ne lui fallait pour sa subsistance. Elle accrut en même temps la somme quotidienne de travail qui incombait à chaque membre de la gens, de la communauté domestique ou de la famille conjugale. Il devint souhaitable de recourir à de nouvelles forces de travail. La guerre les fournit : les prisonniers de guerre furent transformés en esclaves. En accroissant la produc­tivité du travail, donc la richesse, et en élargissant le champ de la production, la première grande division sociale du travail, dans les conditions historiques données, entraîna nécessai­re­ment l’esclavage. De la première grande division sociale du travail naquit la première grande division de la société en deux classes : maîtres et esclaves, exploiteurs et exploités.

Quand et comment les troupeaux passèrent-ils de la propriété commune de la tribu ou de la gens à la propriété des chefs de famille individuels ? Nous n’en savons rien jusqu’à présent. Mais, pour l’essentiel, cela doit s’être produit à ce stade. Avec les troupeaux et les autres richesses nouvelles, la famille subit alors une révolution. Gagner la subsistance avait toujours été l’affaire de l’homme ; c’est lui qui produisait les moyens nécessaires à cet effet et qui en avait la propriété. Les troupeaux constituaient les nouveaux moyens de gain ; ç’avait été l’ouvrage de l’homme que de les apprivoiser d’abord, de les garder ensuite. Aussi le bétail lui appartenait-il, tout comme les marchandises et les — esclaves troqués contre du bétail. Tout le bénéfice que procurait maintenant la production revenait à l’homme ; la femme en profitait, elle aussi, mais elle n’avait point de part à la propriété. Le « sauvage » guerrier et chasseur s’était contenté de la seconde place à la maison, après la femme ; le pâtre « aux mœurs plus paisibles », se prévalant de sa richesse, se poussa au premier rang et rejeta la femme au second. Et elle ne pouvait pas se plaindre. La division du travail dans la famille avait réglé le partage de la propriété entre l’homme et la femme ; il était resté le même et, pourtant, il renversait maintenant les rapports domestiques antérieurs uniquement parce qu’en dehors de la famille la division du travail s’était modifiée. La même cause qui avait assuré à la femme sa suprématie antérieure dans la maison : le fait qu’elle s’adonnait exclusivement aux travaux domestiques, cette même cause assurait maintenant dans la maison la suprématie de l’homme : les travaux ménagers de la femme ne comptaient plus, maintenant, à côté du travail productif de l’homme ; celui-ci était tout ; ceux-là n’étaient qu’un appoint négligeable. Ici déjà, il apparaît que l’émancipation de la femme, son égalité de condition avec l’homme est et demeure impossible tant que la femme restera exclue du travail social productif et qu’elle devra se borner au travail privé domestique. Pour que l’émancipation de la femme devienne réalisable, il faut d’abord que la femme puisse participer à la production sur une large échelle sociale et que le travail domestique ne l’occupe plus que dans une mesure insignifiante. Et cela n’est devenu possible qu’avec la grande industrie moderne qui non seulement admet sur une grande échelle le travail des femmes, mais aussi le requiert formellement et tend de plus en plus à faire du travail domestique privé une industrie publique.

Avec la suprématie effective de l’homme à la maison, le dernier obstacle à son pouvoir absolu s’écroulait. Ce pouvoir absolu fut confirmé et s’éternisa par la chute du droit maternel, l’instauration du droit paternel, le passage graduel du mariage apparié à la monogamie. Mais, du même coup, une brèche se produisit dans le vieil ordre gentilice : la famille conjugale devint une puissance et se dressa, menaçante, en face de la gens.

Un pas encore, et nous voici au stade supérieur de la barbarie, période durant laquelle tous les peuples civilisés passent par leurs temps héroïques : l’âge de l’épée de fer, mais aussi de la charrue et de la hache de fer. Le fer était entré au service de l’homme, la dernière et la plus importante de toutes les matières premières qui jouèrent dans l’histoire un rôle révolutionnaire, la dernière... jusqu’à la pomme de terre. Le fer permit la culture des champs sur de plus vastes surfaces, le défrichement de plus grandes étendues forestières ; il donna à l’artisan un outil d’une dureté et d’un tranchant auxquels ne résistaient aucune pierre, ni aucun autre métal connu. Tout cela petit à petit : souvent encore, le premier fer était moins dur que le bronze. Aussi l’arme de silex ne disparut-elle que lentement ; ce n’est pas seulement dans La Chanson de Hildebrand, mais aussi à Hastings, en l’an 1066 que des haches de pierre livrèrent encore bataille. Mais le progrès, moins souvent interrompu et plus rapide, chemina dès lors irrésistiblement. La ville, enfermant dans des murailles, dans des tours et des créneaux de pierre, des maisons de pierre ou de brique, devint le siège central de la tribu ou de la confédération de tribus ; progrès capital en architecture, mais signe aussi du danger accru et du besoin accru de protection. La richesse augmenta rapidement, mais en tant que richesse individuelle ; le tissage, le travail des métaux et les autres métiers qui se différen­ciaient de plus en plus donnaient à la production une variété et un perfectionnement crois­sants ; désormais, à côté des céréales, des légumi­neuses et des fruits, l’agriculture fournissait aussi l’huile et le vin, qu’on avait appris à prépa­rer. Une activité si diverse ne pouvait plus être pratiquée par un seul et même individu : la seconde grande division du travail s’effectua : l’artisanat se sépara de l’agriculture. L’accrois­se­ment constant de la production et, avec elle, de la productivité du travail accrut la valeur de la force de travail humaine ; l’esclavage qui, au stade antérieur, était encore à l’origine et restait sporadique, devient maintenant un composant essentiel du système social ; les esclaves cessent d’être de simples auxiliaires ; c’est par douzaines qu’on les pousse au travail, dans les champs et à l’atelier. Par la scission de la production en ses deux branches principales : agri­cul­ture et artisanat, naît la production directe pour l’échange ; c’est la production marchande. Avec elle naît le commerce non seulement à l’intérieur et aux frontières de la tribu, mais aussi, déjà, outre-mer. Tout cela, pour­tant, sous une forme encore embryonnaire ; les métaux précieux commencent à devenir monnaie-marchandise prépondérante et universelle, mais on ne les frappe pas encore, on les échange seulement d’après leur poids que rien encore ne travestit.

La différence entre riches et pauvres s’établit à côté de la différence entre hommes libres et esclaves : nouvelle scission de la société en classes qui accompagne la nouvelle division du travail. Les différences de propriété entre les chefs de famille individuels font éclater l’an­cien­ne communauté domestique communiste partout où elle s’était maintenue jusqu’alors et, avec elle, la culture en commun de la terre pour le compte de cette communauté. Les terres arables sont attribuées aux familles conjugales afin qu’elles les exploitent, d’abord à temps, plus tard une fois pour toutes ; le passage à la complète propriété privée s’accomplit peu à peu, parallèlement au passage du mariage apparié à la monogamie. La famille conjugale commence à devenir l’unité économique dans la société.

La population plus dense oblige à une cohésion plus étroite, à l’intérieur comme à l’extérieur. ]Partout, la confédération de tribus apparentées devient une nécessité ; bientôt aussi, leur fusion et, du même coup, la fusion des territoires de tribus séparés en un territoire collectif du peuple. Le chef militaire du peuple — rex, basileus, thiudans — devient un fonctionnaire indispensable, permanent. L’assemblée du peuple surgit là où elle n’existait pas encore. Chef militaire, conseil, assemblée du peuple, tels sont les organes de la société gen­tilice qui a évolué pour devenir une démocratie militaire. Militaire — car la guerre et l’organi­sation pour la guerre sont maintenant devenues fonctions régulières de la vie du peuple. Les richesses des voisins excitent la cupidité des peuples auxquels l’acquisition des richesses semble déjà l’un des buts principaux de la vie. Ce sont des barbares : piller leur semble plus facile et même plus honorable que gagner par le travail. La guerre, autrefois pratiquée seulement pour se venger d’usurpations ou pour étendre un territoire devenu insuffisant, est maintenant pratiquée en vue du seul pillage et devient une branche perma­nente d’industrie. Ce n’est pas sans motif que les murailles menaçantes se dressent autour des nouvelles villes fortifiées ; dans leurs fossés s’ouvre la tombe béante de l’organisation gentilice et leurs tours déjà s’élèvent dans la civilisation. Il en est de même à l’intérieur. Les guerres de rapine accroissent le pouvoir du chef militaire suprême comme celui des chefs subalternes ; le choix habituel de leurs successeurs dans les mêmes familles devient peu à peu, en particulier depuis l’introduction du droit paternel, une hérédité d’abord tolérée, puis revendiquée et finalement usurpée ; le fondement de la royauté héréditaire et de la noblesse héréditaire est établi. Ainsi, les organes de l’organisation gentilice se détachent peu à peu de leur racine dans le peuple, dans la gens, la phratrie, la tribu, et l’organisation gentilice tout entière se convertit en son contraire : d’une organisation de tribus, ayant pour objet le libre règlement de leurs propres affaires, elle devient une organisation pour le pillage et l’oppres­sion des voisins ; et par suite ses organismes, d’abord instruments de la volonté populaire, deviennent des organismes autonomes de domination et d’oppression envers leur propre peuple. Mais cela n’eût jamais été possible si la soif des richesses n’avait pas divisé les gentiles en riches et pauvres, si « la différence de propriété à l’intérieur de la même gens n’avait point transformé l’unité des intérêts en antagonisme des membres de la gens » (Marx) , et si l’extension de l’esclavage n’avait déjà commencé à faire considérer le fait de gagner sa vie par le travail comme une activité digne seulement des esclaves et plus déshonorante que la rapine.