L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 51-60).
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5.

Nous nous rapprochons maintenant du véritable objectif de nos recherches, qui est de connaître et de pénétrer le génie et l’œuvre d’art dionyso-apolliniens, ou tout au moins de pressentir la nature de cet agrégat mystérieux. Ici il faut nous demander d’abord en quel lieu du monde hellénique apparut pour la première fois ce germe nouveau, dont l’évolution nous conduit jusqu’à la tragédie et au dithyrambe dramatique. L’antiquité elle-même s’est chargée de nous répondre symboliquement, en figurant côte à côte, sur ses gemmes, pierres gravées, etc., Homère et Archiloque comme les premiers ancêtres et flambeaux de la poésie grecque, dans la conviction profonde que, seules, ces deux natures également et absolument originales doivent être considérées comme la source du torrent de feu qui se répandit ensuite sur tout le monde grec. Homère, le vieillard rêveur et perdu dans ses pensées, le type de l’artiste naïf, apollinien, contemple avec étonnement le visage passionné du belliqueux serviteur des muses Archiloque, s’élançant farouche et fougueux à travers la vie, et l’esthétique moderne ne saurait guère ajouter à ce tableau que cette réflexion : qu’à l’artiste « objectif » est ici opposé le premier artiste « subjectif ». Cette explication a pour nous peu d’utilité, parce que l’artiste subjectif n’est, à nos yeux, qu’un mauvais artiste, et que nous exigeons, dans toute manifestation artistique et à tous les degrés de l’art, avant tout et en premier lieu la victoire sur le subjectif, l’affranchissement de la tyrannie du « moi », l’abolition de toute volonté et de tout désir individuel ; parce que, sans objectivité, sans contemplation pure et désintéressée, nous ne pouvons même croire jamais à une activité créatrice véritablement artistique, fût-ce la plus infime. C’est pourquoi notre esthétique doit d’abord résoudre le problème de la possibilité du « lyrique » en tant qu’artiste : le « lyrique », d’après l’expérience de tous les temps, disant toujours « je » et vocalisant devant nous toute la gamme chromatique de ses passions et de ses désirs. Et justement cet Archiloque, à côté d’Homère, nous épouvante par le cri de sa haine et de son mépris insultant, par les explosions délirantes de ses appétits ; n’est-il pas, lui, le premier artiste subjectif, par cela même le véritable non-artiste ? Mais d’où vient alors la vénération que témoigne à ce poète, par des sentences mémorables, précisément aussi l’oracle de Delphes, ce foyer de l’art « objectif » ?

Schiller nous a éclairés sur le mécanisme de sa propre création poétique par une observation psychologique qui lui paraissait inexplicable ; il avoue en effet que, pour lui, la condition préparatoire favorable à la création poétique n’était pas la vision d’une suite d’images, avec une causalité coordonnée des pensées, mais bien plutôt une disposition musicale : « La perception est chez moi tout d’abord sans objet clair et défini ; celui-ci se forme plus tard. Un certain état d’âme musical le précède et engendre en moi l’idée poétique. » Si nous ajoutons maintenant à ces données le phénomène le plus important de tout l’art lyrique antique, phénomène qui paraissait alors naturel à tous, l’association et même l’identité du poète lyrique et du musicien, — en comparaison de laquelle notre lyrisme moderne semble une statue de dieu sans tête, — nous pouvons, d’après les principes précédemment exposés de notre métaphysique esthétique, nous expliquer le poète lyrique de la manière suivante : il s’identifie d’abord d’une façon absolue avec l’Un-primordial, avec sa souffrance et ses contradictions et reproduit l’image fidèle de cette unité primordiale en tant que musique, si toutefois celle-ci a pu être qualifiée avec raison de répétition, de second moulage du monde ; mais alors, sous l’influence apollinienne du rêve, cette musique se manifeste à lui d’une manière sensible, visible comme dans une vision symbolique. Ce reflet, sans forme et sans sujet, de la souffrance primordiale dans la musique, par son évolution libératrice dans l’apparence de la vision, produit maintenant un nouveau mirage, comme symbole concret ou exemple. Déjà l’artiste a abdiqué sa subjectivité sous l’influence dionysiaque : l’image qui lui montre à présent l’identification absolue de lui-même avec l’âme du monde est une scène de rêve qui symbolise perceptiblement ces conflits et cette souffrance originels, en même temps que la joie primordiale de l’apparence. Le « je » du lyrique résonne donc du plus profond abîme de l’Être ; sa « subjectivité », au sens des esthéticiens modernes est une illusion. Quand Archiloque, le premier lyrique des Grecs, témoigne aux filles de Lycambe à la fois son furieux amour et son mépris, ce ne sont pas ses passions que nous contemplons emportées dans le vertige d’une ronde orgiastique : nous voyons Dionysos et les Ménades, nous voyons Archiloque, plongé dans un profond sommeil, — tel que le décrit Euripide dans les Bacchantes, le sommeil dans les hauts chemins des montagnes, sous le soleil de midi. — Alors Apollon s’avance vers lui et l’effleure de son laurier. Et l’enchantement dionyso-musical du dormeur déborde et jaillit en images étincelantes, en poèmes lyriques qui, à l’apogée de leur évolution future, s’appelleront tragédies et dithyrambes dramatiques.

L’artiste plastique, aussi bien que l’artiste épique qui lui ressemble, s’abîme dans la contemplation des images. Sans le secours d’aucune image, le musicien dionysien est à lui seul et lui-même la souffrance primordiale et l’écho primordial de cette souffrance. Le génie lyrique sent naître en soi, sous l’influence mystique du renoncement à l’individualité et de l’état d’identification, un monde d’images et de symboles dont l’aspect, la causalité et la rapidité sont tout autres que ceux du monde de l’artiste plastique ou épique. Tandis que ce dernier ne vit, n’est heureux qu’au milieu de ces images, et ne se lasse jamais de les contempler amoureusement dans leurs plus petits détails ; alors que même l’évocation d’Achille furieux n’est pour lui qu’une image dont il savoure l’expression violente avec le plaisir qu’il ressent à l’apparence perçue dans le rêve, — et qu’ainsi, par ce miroir de l’apparence, il est protégé contre la tentation de se confondre en ses figures, de s’identifier à elles d’une manière absolue, — les images du lyrique, au contraire, ne sont autre chose que lui-même, et, en quelque sorte, seulement des objectivations diverses de soi-même. C’est pourquoi, en tant que moteur central de ce monde, il peut se permettre de dire « je » : mais ce Moi n’est pas celui de l’homme éveillé, de l’homme de la réalité empirique, mais bien l’unique Moi existant véritablement et éternellement au fond de toutes choses et, par les images à l’aide desquelles il le manifeste, le poète lyrique pénètre jusqu’au fond de toutes choses. Représentons-nous maintenant celui-ci lorsqu’il s’aperçoit aussi lui-même parmi ces images, non pas comme génie évocateur, mais comme « sujet » avec toute la cohue de ses passions et de ses aspirations subjectives, dirigées vers un but déterminé qui lui paraît réel ; s’il semble, à présent, que le génie lyrique et sa personnalité subjective, le non-génie lié à lui, soient identiques, et que le premier dise de soi-même ce petit mot « je », cette apparence ne pourra plus nous induire en erreur, comme elle a certainement égaré ceux qui ont considéré le poète lyrique comme un poète subjectif. En réalité, Archiloque, l’homme aux passions ardentes, rempli d’amour et de haine, est seulement une vision du génie qui déjà n’est plus Archiloque, mais bien génie de la nature, et exprime symboliquement sa souffrance primordiale dans cette figure allégorique de l’homme Archiloque ; tandis que cet Archiloque, en tant que créature voulant et désirant subjectivement, ne peut et ne pourra jamais être poète. Mais il n’est pas du tout nécessaire que ce soit ce seul phénomène d’Archiloque homme qui se présente aux regards du poète lyrique comme le reflet apparent de l’Être-éternel, et la tragédie nous montre combien le monde de vision du poète lyrique peut s’éloigner de ce phénomène qui lui est cependant si proche.

Schopenhauer, qui ne s’est pas dissimulé la difficulté de l’étude philosophique de l’artiste lyrique, croit avoir trouvé un expédient auquel je ne puis adhérer, alors que lui seul, avec sa profonde métaphysique de la musique, avait en main le moyen de résoudre définitivement ce problème, comme je crois l’avoir fait ici dans son esprit et à son honneur. Il définit au contraire ainsi qu’il suit (Monde comme Volonté et comme Représentation, I, p. 295) le caractère propre du lied : « C’est le sujet de la Volonté, c’est-à-dire le vouloir personnel, qui remplit la conscience de celui qui chante, souvent comme un vouloir affranchi, satisfait (joie), mais plus souvent encore angoissé (tristesse), toujours comme émotion, passion, agitation de l’âme. À côté et en même temps à cause de cela, celui qui chante prend cependant conscience, par le spectacle de la nature ambiante, de sa condition de sujet de la connaissance pure et dénuée de Volonté, dont l’impassibilité sereine et inaltérable forme alors contraste avec l’ardeur impulsive du vouloir toujours limité et pourtant toujours inassouvi : le sentiment de ce contraste, ce processus d’alternative est proprement ce qui s’exprime dans l’ensemble du lied et ce qui constitue l’état d’âme lyrique. Dans celui-ci, la connaissance pure s’avance en quelque sorte vers nous, pour nous affranchir du vouloir et de son impulsion. Nous suivons ; mais pourtant seulement par instants. Toujours le vouloir, le souvenir de nos desseins personnels, nous arrache de nouveau à la contemplation sereine ; mais toujours aussi la beauté immédiate du milieu ambiant, dans lequel se manifeste à nous la connaissance pure et dénuée de volonté, nous détourne de nouveau du vouloir. C’est pourquoi, dans le lied et la disposition lyrique, le vouloir (l’intérêt aux desseins personnels) et la pure contemplation de la nature ambiante, sont merveilleusement mélangés. On recherche et on imagine des rapports, des affinités entre ces deux éléments contraires ; la disposition subjective, le trouble de la Volonté, prête au spectacle de la nature ambiante le reflet de sa couleur, et réciproquement. Le véritable lied est l’expression de l’ensemble de cet état d’âme à la fois si mêlé et si divisé. »

Qui se refuserait à reconnaître que, par cette description, l’art lyrique est ici caractérisé comme un art précaire, atteint, en quelque sorte, par à-coup successifs et le plus souvent impuissant à réaliser des desseins, enfin comme un demi-art, dont la nature essentielle consisterait en un étrange amalgame du vouloir et de la contemplation pure, c’est-à-dire de l’état non-esthétique et de l’état esthétique ? Nous sommes bien plutôt d’avis que tout ce contraste, qui paraît être, pour Schopenhauer, une sorte de mesure de valeur, à l’aide de laquelle il jauge les arts, ce contraste du subjectif et de l’objectif, est d’une façon générale étranger à l’esthétique, puisque le sujet, l’individu voulant et poursuivant ses desseins égoïstes, ne peut être conçu que comme adversaire, et non comme cause créatrice de l’art. Mais, en tant qu’artiste, le sujet est affranchi déjà de sa volonté individuelle, et transformé, pour ainsi parler, en un médium par qui et à travers lequel le véritable sujet, le seul réellement existant, triomphe et célèbre sa libération dans l’apparence. Car nous devons avant tout, pour notre confusion et notre gloire, être bien convaincus que toute la comédie de l’art n’est, en aucune façon, représentée pour nous, pour servir à notre amélioration et à notre éducation, pas plus enfin que nous ne sommes les véritables créateurs de ce monde de l’art. Mais nous avons certes le droit de penser que, pour son véritable créateur, nous sommes déjà des images et des projections artistiques, et que notre gloire la plus haute est notre signification d’œuvres d’art, — car c’est seulement comme phénomène esthétique que peuvent se justifier éternellement l’existence et le monde ; — tandis qu’en réalité nous avons presque aussi peu conscience de cette fonction qui nous est dévolue que les guerriers peints sur une toile peuvent avoir conscience de la bataille qui y est représentée. Et ainsi toute notre connaissance de l’art est au fond absolument illusoire, parce que, en tant que possédant cette connaissance, nous ne sommes pas unifiés et identifiés à ce principe essentiel qui, unique créateur et spectateur de cette comédie de l’art, s’en ménage une éternelle jouissance. C’est seulement dans l’acte de la production artistique et pour autant qu’il s’identifie à cet artiste primordial du monde que le génie sait quelque chose de l’éternelle essence de l’art ; car il est alors devenu, comme par miracle, semblable à la troublante figure de la légende, qui avait la faculté de retourner ses yeux en dedans et de se contempler soi-même ; il est maintenant, à la fois sujet et objet, à la fois poète, acteur et spectateur.