L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 44-51).
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4.

L’analogie du rêve peut nous éclairer sur la nature de cet artiste naïf. Si nous imaginons le rêveur, plongé dans l’illusion du monde des rêves, et, sans détruire cette illusion, s’écriant : « Ce n’est qu’un rêve ! Je ne veux pas qu’il cesse ! Je veux le rêver encore ! » — si nous devons en conclure qu’il existe une joie intérieure profonde dans la contemplation des images du rêve ; si, d’autre part, pour pouvoir atteindre dans le rêve cette intime félicité contemplative, il nous faut avoir complètement oublié le jour et ses accablantes obsessions : nous pouvons alors, sous l’inspiration d’Apollon interprète des songes, expliquer tous ces phénomènes à peu près comme il suit. De même que, des deux moitiés de la vie, — celle où nous sommes éveillés, et celle du rêve, — la première nous semble incomparablement la plus parfaite, la plus importante, la plus sérieuse, la plus digne d’être vécue, je dirai même la seule vécue, de même aussi, bien que cela puisse ressembler à un paradoxe, je voudrais soutenir que le rêve de nos nuits a une importance égale, à l’égard de cette essence mystérieuse de notre nature, dont nous sommes l’apparence extérieure. En effet, plus je constate dans la nature ces instincts esthétiques tout puissants et la force irrésistible qui les pousse à s’objectiver dans l’apparence, à s’assouvir dans l’apparence libératrice, plus je me sens aussi entraîné à cette hypothèse métaphysique, que l’Être-absolu, l’Un-primordial, en tant qu’accablé d’éternelles misères et rempli de contradictions irréductibles, a besoin pour sa perpétuelle libération, à la fois de l’enchantement de la vision et de la joie de l’apparence ; et que, absolument et intégralement compris dans cette apparence, et constitués par elle, nous sommes obligés de la concevoir comme le Non-Être absolu c’est-à-dire comme un perpétuel devenir dans le temps, l’espace et la causalité, autrement dit comme une réalité empirique. Si nous faisons momentanément abstraction de notre propre « réalité », si nous concevons notre existence empirique, et celle du monde en général, comme une représentation suscitée à tout instant de l’Un-primordial, alors le rêve devra nous apparaître comme l’apparence de l’apparence, et, en cette qualité, comme une satisfaction plus parfaite encore de l’appétence primordiale à l’apparence. C’est pour la même raison que, du plus profond de la nature, s’élève cette joie indescriptible, en face de l’artiste naïf et de l’œuvre d’art naïve, qui n’est, elle aussi, qu’une « apparence de l’apparence ». L’un de ces immortels « naïfs », Raphaël, nous a rendu manifeste, dans un tableau quasi symbolique, cette réduction exponentielle de l’apparence en apparence qui est le procédé primordial de l’artiste naïf, et en même temps de la culture apollinienne. Dans sa Transfiguration, la partie inférieure du tableau, avec l’enfant possédé, les porteurs désespérés, les disciples glacés d’effroi, nous montre le spectacle de l’éternelle douleur originelle, principe unique du monde. L’ « apparence » est ici le reflet, la contre-apparence de l’éternel conflit père des choses. De cette apparence s’élève alors, comme un parfum d’ambroisie, un monde nouveau d’apparences, comme une vision imperceptible à ceux qui sont prisonniers dans l’apparence première, — une éblouissante vision de l’extase la plus pure dans la béatitude contemplative du regard clairvoyant. Nous avons ici, devant les yeux, incomparablement symbolisés à l’aide de l’art, le monde de beauté apollinien et l’abîme qu’il recouvre, l’épouvantable sagesse de Silène, et nous percevons, par intuition, leur réciproque nécessité. Mais Apollon nous apparaît, de rechef, comme l’image divinisée du principe d’individuation dans lequel seul s’accomplissent les fins éternelles de l’Un-primordial, sa libération par la vision, par l’apparence : avec des gestes sublimes, il nous montre combien tout le monde de la souffrance est nécessaire, pour que par lui l’individu soit poussé à la création de la vision libératrice et qu’alors, abîmé dans la contemplation de cette vision, il demeure calme et plein de sérénité, dans sa fragile embarcation ballottée par les vagues de la pleine mer.

Cette divinisation de l’individuation, si l’on se la représente surtout comme impérative et régulatrice, ne connaît qu’une seule loi, l’individu, c’est-à-dire le maintien des limites de la personnalité, la mesure, au sens hellénique. Apollon, comme divinité éthique, exige des siens la mesure, et, pour la pouvoir conserver, la connaissance de soi-même. Et, ainsi, à l’exigence esthétique de la beauté nécessaire, vient s’ajouter la discipline de ces préceptes : « Connais-toi toi-même ! » et : « Ne vas pas trop loin ! » tandis que l’outrecuidance et l’exagération sont les démons hostiles de la sphère non-apollinienne, et, en cette qualité, appartiennent en propre à l’époque anté-apollinienne, à l’ère des Titans et au monde extra-apollinien, c’est-à-dire au monde barbare. À cause de son titanesque amour de l’humanité, Prométhée dut être déchiré par le vautour ; pour sa trop grande sagesse qui lui fit deviner l’énigme du Sphinx, Œdipe fut entraîné dans un tourbillon inextricable de monstrueux forfaits : c’est ainsi que le dieu de Delphes interprétait le passé grec.

De même, au Grec apollinien, paraissait « titanesque » et « barbare » l’émotion provoquée par l’état dionysiaque : et cela sans qu’il pût pourtant se dissimuler l’affinité profonde qui le rattachait à ces Titans vaincus et à ces héros. Il dut même ressentir quelque chose de plus : son existence entière, avec toute sa beauté et sa mesure, reposait sur l’abîme caché du mal et de la connaissance, et l’esprit dionysien lui montrait de nouveau le fond du gouffre. Et cependant, Apollon ne put vivre sans Dionysos ! Le « titanique », le « barbare » fut, en dernier ressort, une aussi impérieuse nécessité que l’apollinien. Imaginons maintenant comme dut résonner, à travers ce monde artificiellement endigué de l’apparence et de la mesure, l’ivresse extatique des fêtes de Dionysos en mélodies enchantées et séductrices ; comme, en ces chants, éclata, semblable à un cri déchirant, tout l’excès démesuré de la nature, en joie, douleur et connaissance ; représentons-nous ce que pouvait valoir, au regard de ce chœur démoniaque des voix du peuple, la psalmodie de l’artiste apollinien, scandée par les sons étouffés des harpes ! Les muses des arts de l’ « apparence » pâlirent devant un art qui proclamait la vérité dans son ivresse ; à la sérénité olympienne la sagesse de Silène cria : « Malheur ! Malheur ! » L’individu, avec toute sa pondération et sa mesure, s’écroula dans l’oubli de soi-même de l’état dionysien et oublia les préceptes apolliniens. Le démesuré se révéla vérité, le conflit sentimental, l’extase née de la douleur, jaillit spontanément du cœur de la nature. Et c’est ainsi que, partout où pénétra l’esprit dionysien, l’influence apollienne fut brisée et anéantie. Mais il est aussi incontestablement certain qu’à la place où fut soutenu le premier assaut, l’allure et la majesté du dieu de Delphes se manifestèrent plus impassibles et plus menaçantes que partout ailleurs. En effet, l’État et l’art des Doriens ne me semblent explicables que comme une forteresse avancée de l’esprit apollinien : c’est seulement au prix d’une lutte incessante contre la nature titanique et barbare de l’esprit dionysien que put vivre et durer un art aussi hautainement dur, aussi massivement fortifié, une éducation aussi guerrière et aussi rude, un principe de gouvernement aussi cruel et aussi brutal.

J’ai développé dans ce qui précède ce que j’avais avancé au commencement de cette étude : j’ai montré comment l’esprit dionysien et l’esprit apollinien, par des manifestations successives, par des créations toujours nouvelles et se renforçant mutuellement, ont dominé l’âme hellène : comment de l’âge d’ « airain », avec ses combats de Titans et l’amertume de sa philosophie populaire, naît et grandit peu à peu le monde homérique, sous l’influence tutélaire de l’instinct de beauté apollinien ; comment cette splendeur « naïve » fut engloutie de nouveau par le torrent dionysien envahisseur, et comment, en face de ces puissances nouvelles, se dresse l’esprit apollinien dans la raideur majestueuse de l’art dorique et de la conception dorienne du monde. Si, en ce qui concerne la lutte de ces deux principes ennemis, l’histoire des premiers hellènes se divise ainsi en quatre grandes périodes artistiques, nous sommes maintenant amenés à nous demander vers quel ultime objet tendaient ces transformations et ces efforts, au cas que nous ne voudrions pas considérer leur dernière manifestation, l’art dorique, comme le terme et le but suprême de ces instincts esthétiques : et alors s’offre à nos regards l’œuvre d’art sublime et glorieuse de la tragédie attique et du dithyrambe dramatique, comme l’aboutissement de ces deux instincts, dont l’union mystérieuse, après un long antagonisme, se manifesta dans la splendeur d’un tel rejeton, — qui est à la fois et Antigone et Cassandre.